Jusqu’où ira l’enquête ?

Alors que la classe politique continue à échafauder des schémas de sortie de crise, la population réclame la vérité sur le scandale des déchets toxiques. Et attend que des têtes tombent.

Publié le 25 septembre 2006 Lecture : 6 minutes.

« Indiscipline, incivisme, corruption » : les trois maux qui ont amené les déchets toxiques en Côte d’Ivoire figurent en lettres rouges sur une banderole surplombant le Carrefour des 220 Logements à Adjamé, un quartier populaire d’Abidjan. Et traduisent l’état d’esprit des Ivoiriens depuis qu’une sombre machination, dont la chaîne des responsabilités s’égrène peu à peu, a permis que des substances mortelles soient déversées fin août dans une douzaine de décharges de leur capitale économique.
Passé le choc des premiers jours, marqués par des morts et l’afflux de milliers de malades dans les hôpitaux, l’heure est aux conjectures de tous ordres, nourries des rumeurs alarmistes qui courent tout le pays. À coups de communiqués à la télévision, à la radio et dans les journaux, l’État essaie de contenir le phénomène. Il assure que l’eau du robinet est potable, que les légumes sont comestibles, que les animaux d’élevage ne sont pas intoxiqués Avec des résultats d’autant plus mitigés qu’un gynécologue, sans doute en mal de publicité, s’est laissé aller à pronostiquer la stérilité de toute femme qui aurait humé l’odeur des déchets.
Radio Treichville a encore de beaux jours devant elle, même si le gouvernement s’est attelé à débarrasser la ville de ses dangereux détritus.
Une posture (de pompier) qui traduirait auprès de nombre d’Abidjanais moins l’empressement des autorités à établir les responsabilités que leur souci d’administrer leurs capacités de gestionnaire. Ainsi l’État a-t-il fait appel à la société Tredi Services, présente dans le pays pour traiter les déchets générés par la SIR (Société ivoirienne de raffinage). Depuis le 17 septembre, l’entreprise française a interrompu ses prestations à la SIR pour s’occuper des décharges polluées d’Abidjan. Au programme : d’abord, aspirer les déchets liquides et solides, ensuite, les dépolluer et, enfin, les conditionner avant de les transporter vers l’Europe, où ils seront détruits. C’est une société mauritanienne qui est pressentie pour dépolluer la baie de Cocody, également touchée. Coût de l’opération : près de 7 milliards de F CFA entièrement à la charge du Trésor public ivoirien, qui a sollicité l’assistance de la Banque mondiale et du Japon – qui a déboursé en urgence 1 milliard de F CFA tiré du Fonds de contrepartie des dons hors projet – pour s’offrir une expertise internationale sur les déchets toxiques, les moyens d’y faire face techniquement et juridiquement
La mobilisation des ressources est confiée à la cellule de crise de la primature dirigée par Aïssatou Bâ Ndaw, une ancienne ministre récemment nommée directrice de cabinet adjointe du Premier ministre Charles Konan Banny. La structure coordonne les opérations de récupération des déchets, ainsi que l’enquête nationale et internationale commanditée par le chef du gouvernement. Mais la composition de cette cellule reflète la rivalité, voire la défiance entre Laurent Gbagbo et Konan Banny. Ce dernier n’a pas retenu le choix, le 7 septembre, du chef de l’État – Raymond Tchimou, procureur de la République près le tribunal de première instance d’Abidjan -, pour mener l’instruction. Il a préféré former une « Commission nationale d’enquête sur les déchets toxiques » présidée par Fatou Diakité, conseillère à la Cour suprême et magistrate hors hiérarchie. Probablement à cause de doutes supposés ou réels sur l’indépendance de Tchimou.
Même si cette initiative « parallèle » a pu le gêner, Gbagbo s’est abstenu de s’y opposer, sans doute soucieux de ne rien faire qui soit susceptible d’être interprété comme une volonté d’étouffer l’affaire. Ce n’est pas tout. Le 14 septembre, le Premier ministre a suspendu les proches du chef de l’État suspectés d’avoir pris part au trafic des déchets : le directeur du port, Marcel Gossio (voir pages 76-77) ; son homologue de la douane, Gnamien Konan ; le gouverneur du district d’Abidjan, Pierre Amondji Djédji Vraisemblablement sans l’aval de Gbagbo, qui, lorsque Konan Banny a évoqué la question au cours du Conseil des ministres du 6 septembre, avait exprimé des réserves : « On ne peut pas sanctionner avant d’obtenir les conclusions d’une enquête. Les personnes mises en cause sont peut-être responsables mais pas forcément coupables. »
Les deux hommes, cependant, ne sont pas allés jusqu’au clash. En cette période de sourde tension où la population, excédée, a soif de justice, l’un et l’autre savent qu’ils marchent sur des ufs, ils se donnent mutuellement des gages et multiplient les signes de bonne volonté Le 16 septembre, Konan Banny, démissionnaire dix jours plus tôt avec l’ensemble de son équipe, a formé un nouveau gouvernement qui reflète le souci d’éviter les écueils du passé. Les ministres impliqués dans le scandale – Jacques Andoh Allé (Environnement) et Innocent Anaky Kobénan (Transports) – ont été limogés. Ce dernier a été remplacé par Abdel Aziz Thiam, jusque-là patron de Sitarail (la société de chemin de fer Abidjan-Ouagadougou), un technocrate réputé sans coloration politique. Deux nouveaux secrétariats d’État chargés respectivement de la Protection civile et de la Bonne Gouvernance ont été créés pour marquer la volonté de fermer la porte à tout nouveau drame similaire.
En attendant, l’heure est à la solidarité. Le 17, Gbagbo s’est rendu au chevet des malades, avec 50 millions de F CFA de médicaments. Il en a profité pour proclamer que « ceux qui ont touché aux vies des Ivoiriens vont être punis » Mais il n’a pu empêcher ses compatriotes de multiplier les gestes de colère : passage à tabac de Kobénan, incendie du domicile de Gossio, attaque contre celui de Gnamien Konan Ils sont las de la situation de ni paix ni guerre qui paralyse leur pays depuis quatre ans, affaiblit l’État, fait le terreau de scandales et de dérives de toutes sortes.
Comme pour faire écho à ce sentiment général, Laurent Gbagbo a mis la dernière main sur un « nouveau schéma de sortie de crise » qu’il a commencé à « vendre » à certains chefs d’État du continent. Il consiste à dissoudre le gouvernement, former une nouvelle équipe de ministres non mandatés par des partis politiques, chargés de missions précises (désarmement, redéploiement de l’administration, organisation des élections) avec un échéancier clair. Pour en débattre, le chef de l’État ivoirien a demandé à son homologue congolais Denis Sassou Nguesso, président en exercice de l’Union africaine (UA), de convoquer une réunion du Conseil de paix et de sécurité de l’UA. Si ce schéma venait à rencontrer l’assentiment de ses pairs du continent, les Nations unies et leur Groupe de travail international (GTI) seraient écartés du règlement de la crise.
La décision du chef de l’État ivoirien, annoncée le 14 septembre, de boycotter la réunion du 20 septembre à New York consacrée au dossier Côte d’Ivoire (voir pages 79-80) procède de cette nouvelle démarche. Mais elle vise aussi à contrer les initiatives de son homologue français, Jacques Chirac. Quelques jours avant de « protester contre la conduite cavalière et impolie du GTI dans [son] pays », il a été « briefé » par un chef d’État de l’Afrique de l’Ouest à qui Chirac venait de présenter les axes de la résolution en préparation pour régir l’après-30 octobre : suspension de la Constitution ivoirienne ; confinement de Laurent Gbagbo dans un rôle purement symbolique ; concentration de tous les pouvoirs exécutifs entre les mains de Charles Konan Banny ; reconnaissance au Premier ministre du droit de légiférer par ordonnance pour appliquer sa « feuille de route »
De belles empoignades en perspective, car Gbagbo semble disposé à aller jusqu’au bout. « Mon discours du 14 septembre est un acte de rupture, a-t-il confié à l’un de ses proches. Quel que soit ce que cela me coûte, je suis prêt à arrêter le cirque de l’ONU et de la France dans notre pays. Je préfère mourir sous les balles des militaires français plutôt que d’accepter d’être injustement écarté. » Il a même un moment envisagé de demander officiellement le départ de l’Onuci et des troupes françaises de Licorne. Mais son homologue sud-africain, Thabo Mbeki, l’en a dissuadé. Non sans le rassurer en leur expliquant que la Russie de Vladimir Poutine (qui s’est récemment rendu en visite officielle en Afrique du Sud) et la Chine s’opposeront à toute résolution onusienne tendant à le marginaliser.
Quatre ans jour pour jour après l’éclatement d’une grave crise politique, sociale et militaire, la Côte d’Ivoire n’est pas près de retrouver la stabilité. Tout au plus peut-elle sanctionner ceux qui l’ont souillée, fin août, avec des substances toxiques. Si le rapport de la commission d’enquête, attendu le 16 octobre au plus tard, tient toutes ses promesses Si l’onde de choc du scandale des déchets toxiques ne continue pas à polluer une situation déjà politiquement tendue : blocages sur les audiences foraines, bras de fer autour de la délivrance des certificats de nationalité, panne de l’identification, gel du désarmement

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