Démocratie au forceps

Notoirement corrompu, le Premier ministre Thaksin Shinawatra a été renversé par un coup d’État. Les militaires s’affirment déterminés à rendre rapidement le pouvoir aux civils. Faut-il les croire ?

Publié le 25 septembre 2006 Lecture : 4 minutes.

Noyé sous la pluie de la mousson, Bangkok est sur le point de s’endormir, en cette fin de soirée du 19 septembre. Tout près des rives du fleuve Chao Phraya, loin des quartiers populaires, se déroule une scène dont le royaume bouddhiste de Thaïlande a, hélas ! l’habitude. Une dizaine de blindés encerclent le siège du gouvernement et prennent le contrôle des grands axes qui y conduisent. Aux commandes, des militaires commandés par Sonthi Boonyaratkalin, un général musulman de 59 ans, chef de l’armée de terre depuis un an et, du même coup, patron des forces armées thaïlandaises.
Dans son hôtel new-yorkais, Thaksin Shinawatra assiste à son renversement en direct à la télévision. Très vite, il renonce au discours qu’il devait prononcer devant l’Assemblée générale de l’ONU. Pendant ce temps, à Bangkok, le coup d’État militaire se poursuit, sans violence. Les soldats s’emparent de plusieurs chaînes de télévision et de quelques stations de radio, puis suspendent la Loi fondamentale de 1997, le Parlement, le gouvernement et la Cour constitutionnelle. La loi martiale est instaurée, et la journée du lendemain décrétée fériée. Vers 0 h 30, les Thaïlandais apprennent par le petit écran que « l’armée et la police ont pris le contrôle de la capitale ». « Le calme règne en ville », précise le communiqué. De fait, on ne déplore aucune effusion de sang.
Quelques heures plus tard, le chef des putschistes est reçu en audience au Palais royal pour faire allégeance au roi Bhumibol Adulyadej (79 ans), le plus ancien souverain de la planète et sans doute l’un des plus populaires. Le 9 juin, il a fêté le soixantième anniversaire de son accession au trône devant cinq cent mille sujets en extase…
À l’étranger, on comprend mal que ce monarque né aux États-Unis et monté sur le trône par accident après le suicide de son frère accepte ainsi de recevoir un usurpateur, mais les murs politiques thaïlandaises sont ainsi faites. Et puis, le souverain à l’habitude des coups d’État militaires : depuis soixante-quinze ans, son pays en a connu pas moins de vingt-trois. Un tous les trois ans, en moyenne ! Lors de la grande répression de 1973, Bhumibol autorisa les étudiants pourchassés à se réfugier dans son palais. Bien que la Constitution ne lui accorde que des prérogatives restreintes, il a toujours joué, par la bande, un rôle politique important. Il est connu pour son franc-parler et son attachement à la démocratie.
À plusieurs reprises, le roi avait désapprouvé l’affairisme du Premier ministre déchu, l’accusant publiquement de conduire le pays au désastre. Il avait même demandé à la Cour constitutionnelle de faire toute la lumière sur ses douteuses pratiques électorales. Était-il informé des préparatifs du putsch ? On ne peut l’exclure tant certains des insurgés du 19 septembre sont notoirement proches de lui. Mais Sonthi s’en défend : « C’est moi qui ai tout organisé, personne ne m’a soutenu. » Le 22 septembre, le patron de l’armée a été nommé par décret royal à la tête de l’exécutif intérimaire.
Bhumibol a-t-il fait le bon choix ? Seule certitude, Bangkok avait, le lendemain du putsch, des allures de ville en vacances. Dans les rues désertes – la Bourse, les écoles et les banques étaient fermées pour la journée -, des enfants se faisaient photographier devant des chars, bras dessus, bras dessous avec des militaires. Le sourire aux lèvres, ils arboraient à l’épaule un ruban jaune, la couleur royale. Autant qu’on puisse en juger, les Thaïlandais ne sont pas mécontents d’être débarrassés du très contesté Thaksin Shinawatra. Ancien officier de police nommé à la tête du gouvernement en 2001, celui-ci avait récemment perdu le peu de popularité qui lui restait. Au mois de janvier, le « Berlusconi thaïlandais » (comme l’ancien président du Conseil italien, il est l’homme le plus riche de son pays) a été rattrapé par un scandale financier : il avait vendu le conglomérat familial (dans les télécoms) pour la bagatelle de 1,5 milliard d’euros, mais en se soustrayant au fisc. Pour se refaire une légitimité, il avait dissous le Parlement et organisé, en avril, des élections anticipées boycottées par l’opposition. En dépit de forts soupçons de fraude et de virulentes protestations, le Thai Rak Thai, (« les Thaïlandais aiment les Thaïlandais »), son parti fondé en 1999, avait été proclamé vainqueur.
Dans le sud du pays, les populations musulmanes d’origine malaise (la Thaïlande compte 4 % de musulmans) ne portent pas davantage Thaksin dans leur cur, celui-ci ayant entrepris de réprimer fermement leurs velléités séparatistes au nom de la « guerre contre le terrorisme ». Même les États-Unis ont eu du mal à y croire !
Le Premier ministre déchu est arrivé à Londres, où il possède une résidence et où sa fille est étudiante, afin de prendre, selon son conseiller politique, « un repos mérité ». Il s’était déjà réfugié dans la capitale britannique, au mois d’avril, au plus fort de la dernière crise politique. Pendant ce temps-là, à Bangkok, la junte, qui a pris le nom de Conseil pour la réforme démocratique, se déclare résolue à combattre le népotisme et la corruption. Elle a annoncé son intention de rendre le pouvoir aux civils deux semaines après le coup d’État, après avoir restauré la justice et la démocratie. Mais les diverses interdictions qu’elle s’est empressée de décréter (notamment, celle faite aux partis de tenir des réunions publiques) n’augurent rien de bon. La suite dira s’il est vraiment possible de rétablir la démocratie par un coup d’État.

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