« Triste Somalie ! »

Depuis près de quarante ans, l’écrivain somalien exilé en Afrique du Sud retrace, livre après livre, les étapes de la plongée de son pays dans le chaos. Interview.

Publié le 25 août 2008 Lecture : 10 minutes.

Il y a quelque chose d’homérique dans le parcours du romancier somalien Nuruddin Farah. Vivant en exil depuis plus de trois décennies, l’homme parcourt le monde inlassablement, racontant à qui veut l’écouter le terrible récit de la descente aux enfers de sa Somalie natale, livrée à la voracité destructrice des chefs de guerre et des adolescents armés de grenades et de kalachnikovs.
En dix romans, depuis le premier, Née de la côte d’Adam, qui l’a fait connaître en 1970, Farah retrace, avec la fidélité du chroniqueur et l’imagination subversive d’un homme de fiction visionnaire, les étapes de la plongée de son pays dans le chaos : autoritarisme, divisions sociales, coups d’État, corruption endémique, islamisation, ingérences extérieures, embrasement, dislocation, autant de thèmes d’une épopée romanesque à la fois nationale et emblématique de la condition postcoloniale.
Cette épopée se caractérise également par des personnages lumineux de femmes qui sont, comme l’auteur ne cesse de le rappeler, la colonne vertébrale de la société somalienne.
Né en 1945 sous la colonisation britannique, Farah a grandi dans une Somalie cosmopolite, écartelée entre les influences arabe, anglaise, éthiopienne et italienne. « Nous nous déplacions d’un univers langagier à l’autre avec l’inquiétude d’un locataire incertain quant à la durée de son bail », a-t-il déclaré. Polyglotte, il a choisi d’écrire en anglais, la langue qui lui permet de rester en prise avec le vaste monde. Son ÂÂÂuvre est considérée aujourd’hui comme une des plus importantes en langue anglaise. Elle lui a valu l’estime de ses pairs (« Un des rares écrivains africains hommes qui savent raconter avec empathie le drame des femmes », Doris Lessing) et de nombreux prix littéraires, dont le Neustadt International Prize for Literature, appelé « l’antichambre du Nobel ». Le jury de ce prestigieux prix américain, composé essentiellement d’universitaires et d’écrivains, a comparé l’ÂÂÂuvre de Farah à « une riche tapisserie qui donne à voir les turbulences politiques et culturelles de notre époque et les répercussions que celles-ci ont sur la vie des individus ».
Invité aux Assises du roman, rencontre littéraire qui s’est tenue à la villa Gillet à Lyon, au début de juin, Nuruddin Farah parle ici de son exil et de l’avenir de la Somalie, ce Troie des temps modernes qui refuse de se laisser ensevelir sous les gravats de la guerre. n T.C.

JEUNE AFRIQUE : Vous vivez en exil depuis plus de trente ans. Le pays tel que vous avez pu le connaître avant votre départ s’est morcelé sous l’effet d’une guerre civile interminable. Est-ce que vous vous sentez toujours somalien ?

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NURUDDIN FARAH : Je me sens toujours profondément somalien. Je suis resté en contact avec ma terre par le biais de mes souvenirs et de mon imagination. D’ailleurs, toute mon ÂÂÂuvre littéraire s’est construite autour de cette patrie imaginaire. Plus le pays réel semblait s’effriter, plus j’ai tenté de le préserver par la magie du récit.

Dans quelles circonstances avez-vous dû quitter la Somalie ?

En 1974, je suis allé suivre un cursus d’études théâtrales à l’université de Londres. Au moment de mon retour, deux ans plus tard, j’ai appris que mon deuxième roman, Une aiguille nue, qui venait de paraître, avait vivement déplu au dictateur Siyad Barré. J’étais devenu persona non grata dans mon propre pays. « Tu dois désormais oublier la Somalie et la tenir pour morte et enterrée : ce pays n’existe plus pour toi ! » Je n’oublierai jamais ces propos de mon frère que j’avais appelé de l’aéroport.

Comment avez-vous réagi à cette injonction ?

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En devenant un véritable nomade, tout en essayant de vivre de ma plume. Lors de ce coup de fil, je n’avais que quelques pièces en poche. Il me fallait gagner ma vie. Depuis, j’ai parcouru le monde de long en large. J’ai vécu en Europe et aux États-Unis, avant de venir m’installer en Afrique du Sud. Aujourd’hui, quand j’y pense, ce sont ces années d’exil qui ont fait de moi l’écrivain que je suis devenu. L’exil a été une chance pour moi. Il m’a permis de rester en contact avec le monde et de m’enrichir intellectuellement, ce qui ne fut pas le cas pour la plupart des intellectuels somaliens qui ont vécu toutes ces années en vase clos.

Quelle est votre situation administrative aujourd’hui ?

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Techniquement, je ne suis plus en exil puisque le régime qui m’avait expulsé de Somalie a été renversé, et j’ai pu à plusieurs reprises me rendre librement dans mon pays. Mais je suis résident en Afrique du Sud, où je me suis installé en 1999 avec mon épouse et mes enfants. Je continuerai vraisemblablement à vivre dans la ville du Cap, même si demain la situation s’améliorait à Mogadiscio et si les réfugiés pouvaient revenir au pays à la faveur d’une paix civile qui me paraît totalement hypothétique à l’heure où je vous parle.

Le retour de l’exilé est le thème majeur de vos deux derniers romans, Links (« Liens ») et Knots (« NÂÂÂuds »). Jeebleh et Cambaara reviennent en Somalie après avoir vécu plusieurs années en Amérique du Nord, l’un pour se recueillir sur la tombe de sa mère, l’autre pour récupérer sa maison ancestrale dévastée par la guerre civile.

La mort de la mère ou la maison dévastée sont avant tout des métaphores. Dans Links, en enterrant sa mère, le héros Jeebleh fait aussi en quelque sorte le deuil de son pays tel qu’il l’avait connu autrefois. Quant à la maison dans Knots, c’est un motif récurrent de la littérature postcoloniale. Le retour à la maison ancestrale, c’est le retour au pays natal, la reprise en main par le sujet colonisé de son destin historique. Mais le retour est toujours douloureux, voire traumatisant.

Qu’avez-vous ressenti quand vous êtes retourné pour la première fois à Mogadiscio, en 1996 ?

J’étais horrifié, effondré. Mogadiscio est aujourd’hui une cité de la mort, livrée à des adolescents armés, brouteurs de qat [petites feuilles vertes aux effets hallucinogènes, NDLR]. C’est une ville sans administration, ni services postaux, ni écoles, ni téléphone. Les hommes défèquent dans les rues. On ne peut s’y déplacer qu’entouré de gardes de sécurité. On est en plein Moyen Âge. L’ancienne agglomération a été détruite à 80 %. Mais ce qui est plus grave à mes yeux, c’est la destruction de son esprit cosmopolite. On pourra toujours reconstruire les bâtiments, mais ce sera plus difficile de réinventer l’esprit qui régnait dans cette ville.

Ce n’est pas la première fois que la ville de Mogadiscio est ainsi mise à sac et détruite.

Oui, la même chose s’est passée en 1530. Il y a beaucoup de similitudes entre la guerre civile des années 1990 et les combats d’il y a quatre siècles. Selon la tradition orale, ils auraient duré cinquante ans et auraient opposé les citadins, déjà très cosmopolites, aux éleveurs somalis de l’arrière-pays. Ces derniers étaient les ancêtres des seigneurs de guerre contemporains, issus eux aussi de l’arrière-pays et ­foncièrement méfiants vis-à-vis de la culture citadine et séculière. Ce sont de véritables « urbanophobes » qui s’en sont pris d’abord aux symboles de la culture de tolérance et de diversité qu’incarnait Mogadiscio. Lorsque les bandes de pillards ont fondu sur la ville à la fin de 1990 pour déloger Siyad Barré, ils ont détruit en premier le « Tamarind Market » qui était le cÂÂÂur vibrant de la culture cosmopolite de la capitale somalienne.

À quoi attribuez-vous cette dérive d’autant plus surprenante que la République somalienne issue de la colonisation était, par la langue et la composition ethnique, l’un des pays les plus homogènes de l’Afrique tropicale ?

N’attendez pas de moi que je vous dise, comme le font souvent les analystes occidentaux, qu’il s’agit d’une guerre de clans. Le clan en Somalie n’est pas une entité politique ou identitaire. Les seigneurs de guerre qui revendiquent leur appartenance à tel ou tel clan le font tout simplement pour légitimer les vandalismes, les pillages et les meurtres commis par les bandes incontrôlables à leur solde. D’ailleurs, souvent, les miliciens qui s’affrontent appartiennent au même clan !
Les causes de ces divisions sont à chercher dans les ingérences extérieures dont la Somalie a été victime à cause de sa position stratégique sur les routes navales du golfe d’Oman. Elles sont à chercher aussi dans les appétits de pouvoir des hommes politiques tels que Siyad Barré et ses compères. Barré est arrivé au pouvoir avec l’aide des Soviétiques et, quand ces derniers l’ont lâché dans les années 1980 en faveur de l’Éthiopie de Mengistu, il a abandonné sa doctrine du socialisme scientifique et s’est tourné promptement vers l’Amérique de Reagan. Cet homme était capable de s’allier avec le diable pour rester à la tête du pays.

Les généraux Aïdid et Ali Madhi qui l’ont chassé du pouvoir n’étaient guère différentsÂÂÂ

Ils étaient pires, car Siyad Barré avait au moins réussi à préserver l’unité du pays. En fin de compte, il faut bien admettre qu’en tant que peuple nous sommes tous coupables, car nous n’avons pas réagi à temps à l’autoritarisme, qui est inhérent à la société somalienne. Les traditions patriarcales ne valorisent guère la tolérance et le sécularisme, nécessaires à l’épanouissement de la démocratie. La défaillance n’est pas seulement celle de l’État somalien, mais celle de nous tous engagés dans une voie suicidaire d’autodestruction.

Quel est le chemin vers la stabilité en Somalie ?

La paix passe bien sûr par les négociations en cours à Djibouti entre les leaders du Gouvernement fédéral de transition (GFT) et les représentants des insurgés. Pour être efficaces, ces pourparlers doivent absolument inclure les organisations de la société civile ainsi que les représentants des diasporas somaliennes en Afrique et en Occident. Enfin, le départ des soldats éthiopiens est une condition sine qua non au retour à la normalité. C’est une armée d’occupation dont la présence est très mal ressentie par les Somaliens. Il faut que la force de paix promise par l’Union africaine les remplace rapidement. Cette force pourra s’interposer entre les bandes et, surtout, les désarmer. Mogadiscio est devenu le plus grand marché de kalachnikovs et de mitraillettes de l’Afrique subsaharienne. La glorification des armes a été l’une des conséquences majeures de l’opération militaire américaine de 1993.

En 2006, vous avez joué le rôle de médiateur entre le GFT et les belligérants.

En fait, j’étais invité par les leaders de l’Union des tribunaux islamiques pour les aider à construire des passerelles avec le gouvernement provisoire, dont je connaissais les membres. J’ai fait plusieurs allers-retours entre Mogadiscio et Baïdoa, qui était le siège du gouvernement. Je devais retourner en Somalie en 2007 pour poursuivre ma mission, mais, entre-temps, l’armée éthiopienne est intervenue pour déloger les islamistes. J’étais très déçu par les agents du gouvernement ­transitoire, qui prônaient officiellement la négociation, mais avaient fait secrètement appel aux Éthiopiens. J’ai été très naïf dans cette affaire.

Qu’est-ce qui peut encore sauver la Somalie ?

Ses femmes. Mais la société somalienne est profondément misogyne. Elle privilégie les hommes, alors que ce sont les femmes qui portent la famille et les valeurs de la cohésion sociale. Dans la maison, c’est elles qui font tout. J’ai vu cela chez moi, où mon père se comportait comme un petit dictateur et ma mère devait se soumettre à ses moindres caprices. Pourtant, c’était elle qui avait les idées claires. Ma mère était une poétesse d’un certain renom, ouverte à la vie de l’esprit et des idées.
La guerre civile a révélé les hommes somaliens pour ce qu’ils sont, des fantômes inutiles, fragiles, alors que les femmes se battent pour aider les leurs à survivre aux désastres et aux catastrophes qui s’abattent sur le pays.

Vous racontez avec beaucoup d’empathie les souffrances que la tradition inflige aux femmes : l’excision, les mariages forcés, le port du voile.

Cette burqa noire qu’on oblige maintenant les femmes à porter et qui les couvre de la tête aux pieds est une véritable honte. Voiler les femmes de la tête aux pieds n’est pas une tradition somalienne. La mode de la burqa a été importée de l’Afghanistan et de l’Arabie saoudite juste avant l’entrée victorieuse des islamistes à Mogadiscio, en 2006. Beaucoup de femmes portent la burqa parce qu’elle les protège du viol, qui est malheureusement monnaie courante aujourd’hui. Mais à la moindre occasion, elles l’enlèvent. Pour respirer, pour être libres.

Estimez-vous que l’écrivain a une responsabilité envers son pays ?

Je crois que ma seule responsabilité en tant qu’écrivain est de bien écrire. J’ai essayé d’être fidèle à cette mission. Si j’ai situé mes récits en Somalie, c’est tout simplement parce que j’ai une connaissance intime de ce pays, un pays que je porte en moi où que j’aille. C’est donc tout naturellement que je suis devenu le chroniqueur de ses heurs et malheurs, de sa réalité qui est, comme souvent en Afrique, plus fantastique que la fiction.

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