Les promesses de Bakassi
Après quinze ans de crise, la péninsule tant convoitée a été rétrocédée, le 14 août, par le Nigeria. À charge pour Yaoundé d’en assurer la sécurité. Reste à savoir si cette « nouvelle province », potentiellement riche en hydrocarbures, sera à la hauteur des espoirs qu’elle a longtemps suscités.
«Le gouvernement nigérian n’aurait jamais dû accepter la proposition camerounaise de porter l’affaire Bakassi devant la Cour internationale de justice. Les parties auraient dû trouver un autre mode de résolution prenant en compte les peuples de la région. Car un bout de terre n’est rien sans les hommes qui y vivent. » À l’instar d’une partie de l’opinion nigériane, le Prix Nobel de littérature, Wole Soyinka, est amer. Le 14 août dernier, les autorités d’Abuja ont rétrocédé les 20 % restants de la péninsule au Cameroun, parachevant ainsi un retrait entamé en août 2006. Pour l’orgueil national du géant nigérian, c’est un jour de défaite. Parmi la population locale, ceux qui ont préféré quitter le territoire désormais administré par le Cameroun ont trouvé un abri provisoire dans des écoles des États voisins d’Akwa Ibon et de Cross River. La presse parle de risques de choléra dans ces camps improvisés, tandis que les autorités locales réclament le concours de l’État fédéral pour pouvoir reloger les déplacés avant la rentrée scolaire, en septembre.
Si les Nigérians se montrent inquiets du sort réservé à leurs compatriotes déplacés, la tonalité générale est favorable à la politique d’apaisement et de bon voisinage choisie par Olusegun Obasanjo et poursuivie par son successeur à la tête de l’État, Umaru Yar’Adua. Avant eux, les juntes militaires qui se sont succédé au pouvoir n’avaient pas observé de ligne politique claire quant à la gestion des 1 800 kilomètres de frontière qui séparent le Nigeria du Cameroun. Fluctuant au gré de considérations de politique intérieure, les relations entre les deux voisins, qui sont respectivement les locomotives des sous-régions d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale, dépendaient trop souvent de la personnalité et du tempérament des hommes forts d’Abuja. Pour Amadou Ali, vice-Premier ministre camerounais, « la normalisation est définitive […]. Cela ouvre des perspectives meilleures pour l’avenir de nos deux pays et les deux sous-régions ». Reste à la traduire sur le terrain, où les problèmes ne manquent pas.
Piraterie et sabotages
Le dossier le plus urgent est sans doute la sécurisation de toute la zone du Rio del Rey, où sévissent la piraterie et le trafic d’armes, et où se multiplient les actes de sabotage des installations pétrolières. Exercer sa souveraineté sur ce foyer d’insécurité expose le Cameroun – comme le Nigeria – à affronter une véritable guérilla, qui risque de décourager les investisseurs. Prenant exemple sur l’insurrection menée par d’autres groupes armés, le Conseil pour la sécurité et la défense du delta du Niger (CSDDN) a confirmé les craintes des autorités camerounaises. Ce groupe a revendiqué les attaques meurtrières lancées contre l’armée camerounaise au cours des derniers mois. « Nous voulons parler avec le gouvernement du Cameroun. Qu’on nous dise exactement ce qu’il décide pour les populations de Bakassi. S’il ne veut pas discuter, ça ira de plus en plus mal. Car nous allons de nouveau attaquer », a déclaré Ebi Dahri, un des « commandants » du CSDDN. Son groupe armé est à l’origine des affrontements qui, le 24 juillet dernier, ont coûté la vie à une douzaine de personnes dans la presqu’île.
Confrontés aux mêmes risques, Abuja et Yaoundé auraient tout intérêt à mutualiser leurs moyens pour neutraliser les insurgés, dont les coups de force répétés menacent de ruiner l’industrie pétrolière par effet de contagion dans cette partie du golfe de Guinée. Ainsi, de 2003 à 2007, la production nigériane, provenant pour 90 % du delta du Niger, a chuté de 25 % à cause des sabotages, enlèvements et autres attaques. Et les choses sont loin de s’arranger. En s’attaquant en juillet dernier à la plate-forme Bonga de l’Anglo-Néerlandaise Shell, située à 120 kilomètres en haute mer, le Mouvement d’émancipation du delta du Niger (Mend) a démontré que l’offshore n’était plus assez éloigné des côtes pour être hors de son champ d’action. Alors que le Nigeria espérait porter sa production à 3 millions de barils par jour en 2007, Abuja accumule les revers. Mais en perdant Bakassi, il pourrait gagner un allié qui l’aiderait à réduire la capacité de nuisance des rebelles tout en sécurisant son industrie pétrolière.
Relancer la production
Du côté camerounais, on se frotte les mains dans la perspective de relever le niveau d’une production nationale elle aussi en déclin. Pour l’année 2007, le pays a enregistré une baisse, en valeur absolue, de 639 000 barils, passant de 31,885 millions en 2006 à 31,246 millions de barils, soit environ 2 % en valeur relative. Et des experts proches de la Société nationale des hydrocarbures (SNH) du Cameroun estiment à plusieurs dizaines de milliers de barils par jour le volume de brut extrait des eaux nigérianes contiguës à celles qui bordent Bakassi. En outre, contrairement au brut extrait des autres champs camerounais, celui du bassin sédimentaire du Rio del Rey, jouxtant les champs nigérians, est de bien meilleure qualité, ce qui le rend plus facile à raffiner et donc augmente sa valeur marchande. Le pays pourrait donc considérablement accroître le niveau de ses recettes pétrolières à Bakassi. En conséquence, rien qu’en 2007, sept nouveaux puits ont été mis en exploitation dans le bassin offshore du Rio del Rey. Les opérateurs y multiplient les activités d’exploration et de forage. C’est le cas du groupe français Total, qui s’est vu attribuer en mars 2006 le bloc Bomana, pour lequel il a signé un contrat de partage de production avec l’autorité de tutelle. Mais aussi de la Britannique Addax & Oryx, qui prospecte déjà au sein même de la péninsule.
La normalisation des relations entre le Cameroun et le Nigeria ouvre aussi de nouvelles perspectives pour les échanges régionaux. Certes, le voisinage du pays le plus peuplé du continent est perçu par certains experts camerounais comme un facteur d’aggravation de la crise de l’économie de leur pays. Il est avéré que depuis 1988 la forte dépréciation de sa monnaie (le naira) vis-à-vis du franc CFA a entraîné « une inversion des flux ». D’importateur, l’ancienne colonie britannique est devenue exportatrice de biens manufacturés à bas prix, qui ont engendré « des effets néfastes » sur le tissu industriel de son voisin. L’importance du commerce informel, la contrebande due à la porosité des frontières terrestres et maritimes ont laminé l’industrie camerounaise du tabac et menacent le textile. La sécurisation de la longue frontière commune pourrait permettre de fermer les points de passage de la contrebande. Une étude réalisée par Newco, filiale de la Cotonnière industrielle du Cameroun (Cicam), les a d’ores et déjà localisés à Fotokol et Makari dans l’extrême nord, à Bourhatchneni, Dourbeye, Tcheboa dans le nord, à Eyumojouk, Ekok-Ikom dans le nord-ouest, ainsi qu’à Idenau et Tiko dans le sud-ouest du territoire camerounais. Deux fois moins étendu et sept fois moins peuplé, le Cameroun fait figure de nain, mais il pourrait en revanche accéder à ce marché de 130 millions de consommateurs de produits agricoles si des routes et voies ferrées transfrontalières étaient construites.
Sur le plan stratégique aussi, les deux pays ont tout intérêt à s’entendre. La péninsule est la principale porte d’entrée et de sortie pour le sud-est du Nigeria tandis que l’estuaire de la Cross River commande l’accès au port de Calabar et constitue un point de surveillance pour la navigation dans le golfe de Guinée. Ce qui était insupportable pour Sani Abacha a finalement été accepté par ses successeurs. Par « devoir d’exemplarité », le géant nigérian, qui aspire à jouer un rôle majeur sur l’échiquier diplomatique international, s’accommode de cette position avantageuse octroyée au Cameroun par un traité de 1913 signé entre les colonisateurs allemand et britannique. Un pays qui aspire à décrocher un siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU ne saurait défier un arrêt de la Cour internationale de justice. Il est tout aussi contre-indiqué de contrarier la politique américaine de sécurisation des approvisionnements énergétiques, au sein de laquelle le golfe de Guinée occupe une position désormais majeure. Mais, au-delà des luttes d’intérêt et alliances ?de circonstance, le vrai défi est la redistribution de la manne pétrolière aux populations des deux pays, dont plus de la moitié vivent avec 1 dollar par jour.
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