Le salut par les petits
Les indépendants subissent la crise de l’industrie discographique au même titre que les majors. Cependant, malgré leurs faibles moyens, ils encouragent davantage la création.
La musique africaine est un baobab à multiples ramifications sur lesquelles les majors (Sony BMG, Warner, Universal, EMI) et les labels indépendants surfent avec des fortunes diverses. Derrière le fourre-tout sémantique de la world music ou des musiques du monde, où l’afrobeat côtoie aussi bien la rumba congolaise que les musiques métissées aux sons du funk, se cache une réalité économique qui détermine la politique des compagnies discographiques. Or l’époque n’est plus aux réjouissances.
Depuis les années 1990, lorsqu’elle fut impulsée par le label Real World Records de Peter Gabriel et le succès inédit d’artistes tels que l’Ougandais Geoffrey Oryema ou la Cap-Verdienne Cesaria Evora, force est de constater que la mode world a vécu. Et s’il existe encore des pépites commerciales comme les Maliens Amadou et Mariam, avec leur disque de platine (plus de 200 000 exemplaires vendus en France) pour Dimanche à Bamako, en 2004, le temps où le Sud-Africain Johnny Clegg et son groupe Savuka tiraient 1,4 million d’exemplaires de leur opus Third World Child semble bel et bien révolu. « Les musiques africaines sont un enjeu tout à fait relatif. À l’instar du jazz, la world ne contribue qu’à 2 % de notre chiffre d’affaires et les artistes africains ne représentent qu’à peine 25 % de ce pourcentage », explique-t-on chez Sony BMG.
La menace numérique
Malgré l’engouement suscité par la nouvelle génération emmenée par les chanteuses – Ayo, Mina Agossi, Mounira Mitchala, Asa, Mayra Andrade (voir pp. 26-27) – ou les musiciens mandingues actuellement très en vogue – Bassekou Kouyaté, Bassi Kouyaté, Kassé Mady Diabaté -, cette « niche » évolue sur un très faible volume de ventes. À l’exception de quelques stars comme le Sénégalais Youssou N’Dour ou le Malien Salif Keïta, qui ont réussi à fidéliser leur public. Phénomène rare, leurs albums passent le cap des 300 000 exemplaires ou assurent « au minimum un double disque d’or » (deux fois 100 000 exemplaires), précise un responsable de la major Universal Music. Mais, en dehors de ces rares ovnis, ce « créneau confidentiel » est à l’image de l’industrie discographique : très morose. Si les grandes firmes se doivent d’être présentes, leur stratégie est désormais on ne peut plus claire : signer des artistes ayant déjà un nom, une notoriété, une visibilité. La chute sans précédent des ventes – tous styles confondus – causée par l’innovation numérique et la dématérialisation de la musique sur Internet est passée par là.
Inévitablement, ce phénomène rend les professionnels du secteur plus réticents à l’idée de produire de parfaits inconnus, a fortiori africains. « Le risque est plus grand que par le passé et notre marge de manoeuvre n’est plus la même. Tant qu’un nouveau modèle de diffusion n’aura pas emporté l’adhésion du plus grand nombre pour garantir notre pérennité, nous nous appuierons sur des valeurs confirmées », explique Pascal Bod, chef de projet chez Universal Music Jazz France (UMJF), qui produit Salif Keïta, sa compatriote Rokia Traoré et le Camerounais Richard Bona.
Pour la filiale d’Universal Music, les musiques africaines ne sont pas une nouveauté. L’un des premiers albums et succès artistiques remonte à 1995, avec la rencontre entre le Malien Cheick Tidiane Seck et le pianiste de jazz américain Hank Jones. Leur album, Sarala, fut le point d’ancrage du label sur ce style de musique. Cette expérience serait-elle à nouveau possible aujourd’hui au regard des conditions de production de plus en plus rigoureuses ? Rien n’est moins sûr. « Lancer un artiste ou un concept coûte d’autant plus cher que nous vivons une crise sans précédent », rappelle-t-on chez Sony BMG. En d’autres termes, le retour sur investissement doit être encore plus rapide et plus satisfaisant. Tout le paradoxe est là. Alors que les majors disposent de moyens importants (production, promotion, distribution), ce sont précisément les plus timorées en matière de création. Avec toutefois quelques nuances.
Au diapason des mutations
Comparée à Warner Music, dont les artistes africains présents sur le catalogue se comptent sur les doigts d’une main, UMJF fait figure d’aventurière. Elle n’oublie pas de se reposer sur des valeurs sûres comme Salif Keïta, mais n’hésite pas à produire des sidemen (musiciens accompagnant de grands artistes), lesquels, à l’instar d’un Ousmane Kouyaté, souhaitent donner plus d’épaisseur à leur carrière solo. Pour les firmes, cette alternative est un moindre mal et une façon de limiter les risques.
Chez d’autres labels, Diely Moussa Kouyaté, Bassekou Kouyaté et Ngoni Ba avec l’album Segu Blue (Out|here Records) ou les récentes Mande Variations du koriste malien Toumani Diabaté (collection World Circuit de Harmonia Mundi) illustrent cette nouvelle tendance. De fait, les labels indépendants (Oriki, Naïve, Marabi, Naxos WorldÂ), dirigés le plus souvent par des passionnés, sont en première ligne pour découvrir de nouveaux talents ou afficher d’ambitieux programmes de réédition. Au risque d’ailleurs que les mêmes artistes, une fois connus, soient « récupérés » par les majors. C’est le cas d’Oriki Music, créé en 2006 et basé à Paris. Pour son directeur, Grégoire de Villanova, qui revendique le retour à l’authenticité, la viabilité économique est importante mais n’est pas une fin en soi : « Elle ne doit pas altérer l’essence musicale. Nous sommes dans l’underground africain. Nous voulons aller plus loin en recherchant de purs sons. » C’est là qu’est la ligne de fracture avec les majors. En témoigne la production originale de ce très jeune label, notamment à travers des compilations de morceaux rares du Malien Moussa Doumbia, chantre de l’afrobeat francophone, ou de son compatriote Djelimady Tounkara. Même cas de figure pour Marabi Productions, fondé par Christian Mousset, ancien responsable de la collection Indigo chez Label Bleu et fondateur du festival Musiques métisses d’Angoulême. Comme les autres, ce petit label résolument tourné vers les musiques traditionnelles africaines parvient à l’équilibre avec 10 000 exemplaires vendus en France. Des volumes assez éloignés des ratios de grandes firmes. « La situation est délicate », reconnaît Régis Saumon, le directeur administratif du label, qui a déjà signé une trentaine d’artistes, du rumbero congolais Wendo Kolosoy (décédé en juillet) au bluesman malien Boubacar Traoré en passant par le Malgache Rajery. « En Europe, la musique africaine relève d’une mode. Elle est peu connue. Derrière le succès de Johnny Clegg, il y avait la lutte contre l’apartheid, et la vague des années 1990 était portée par la curiosité du public européen. Aujourd’hui, l’effet de surprise est retombé. Les ventes sont surtout alimentées par les diasporas. On ne peut plus guère produire que quatre ou cinq artistes par an, et quelques compilations. » D’où la nécessité, même pour un label indépendant, d’avoir des locomotives.
Marabi attend ainsi beaucoup de Mounira Mitchala. Surnommée la Panthère douce de N’Djamena, la lauréate du prix Découvertes RFI 2007 devrait stimuler les ventes grâce à son album Talou Lena, sorti en avril. Les labels spécialisés opèrent donc sur un marché en crise, même si d’aucuns préfèrent parler de « profonde mutation ». À tel point que certains artistes, tiraillés entre les faibles moyens des labels indépendants et les conditions des majors jugées trop rigoureuses, en viennent tout naturellement à s’autoproduire. Soucieux d’indépendance artistique ou désireux de créer un embryon d’industrie dans le Sud, ils sont de plus en plus nombreux à tenter l’aventure, tel le Congolais Lokua Kanza, avec son label Kanissa, créé au lendemain de son clash avec Sony BMG. Ou Salif Keïta, avec Wanda Records et la collection Le Village, distribuée par UMJF. Mais la réalité économique les rattrape, eux aussi, en plus d’un phénomène de piratage encore moins contrôlable en Afrique qu’ailleurs. « C’est un exploit si nous parvenons à vendre 30 000 exemplaires d’un artiste méconnu. Aujourd’hui, le marché du disque est très onéreux. On dépense beaucoup pour le marketing et on ne gagne pas grand-chose. Pour ceux qui piratent, c’est en revanche une affaire rentable », conclut David Monsoh, du label Obouo Music, basé à Abidjan, producteur du chanteur congolais Fally Ipupa et du regretté Douk Saga, l’Ivoirien créateur du « coupé-décalé ».
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