Sans peur et sans reproche

Au terme de son mandat à la tête de l’Organisation mondiale de la santé, l’ancien Premier ministre norvégien est parvenu à donner un nouveau souffle à une institution décrédibilisée par son prédécesseur.

Publié le 25 août 2003 Lecture : 7 minutes.

«Il incombe, me semble-t-il, à l’OMS de veiller au respect de la morale et d’assumer la direction technique pour améliorer la santé de tous les peuples du monde. » Cette définition du rôle de l’Organisation mondiale de la santé, la Norvégienne Gro Harlem Brundtland l’a proposée le 13 mai 1998, lorsque, à 59 ans, elle a été désignée directrice générale de l’agence onusienne. Certains ont souri, d’autres ont douté. Comment l’Organisation pouvait-elle veiller au respect de la morale après dix années d’une présidence, exercée par Hiroshi Nakajima, caractérisée par l’inaction, le manque de transparence et la distribution de pots-de-vin ?
Au terme de deux mandats, le Japonais avait totalement décrédibilisé l’OMS. Cinq ans plus tard, Gro Harlem Brundtland peut se targuer de nombreux succès, et, en premier lieu, d’avoir redonné à l’OMS son statut de référence en matière de santé. Ainsi, pour la première fois de son histoire, l’agence a élaboré et voté, en mai 2003, une convention internationale sur la lutte contre le tabac qui, une fois ratifiée, aura valeur de cadre pour les politiques nationales. Autre innovation, la publication d’avis déconseillant formellement les voyages en Chine, à Hong Kong, à Singapour et à Toronto, au Canada, pendant l’épidémie du syndrome respiratoire aigu sévère (sras) qui a fait trembler la planète au premier trimestre 2003. Jamais l’OMS ne s’était ainsi imposée sur la scène internationale. Et si ces deux événements se sont produits pendant le premier semestre de cette année, soit au terme du mandat de celle que tout le monde appelle affectueusement Gro, c’est qu’elle a entrepris, non de faire parler de l’OMS grâce à des coups médiatiques ou des actions ponctuelles, mais de réformer de fond en comble une machine connue pour ses inextricables méandres administratifs.
Dès sa prise de fonctions, Gro a prouvé que ses intentions ne resteraient pas lettre morte. Pour restaurer la confiance, elle a, le 22 juillet 1998, annoncé une restructuration de l’organigramme de l’OMS : dix directeurs de service remerciés, mise en place d’une équipe totalement nouvelle. Si elle a alors confié certains postes à responsabilité à des gens du sérail, comme Jong-Wook Lee, nommé à la direction de la lutte contre la tuberculose, Gro s’est surtout démarquée en recrutant au sein de gouvernements ou d’universités, là où l’on avait suivi l’évolution des questions de santé dans la décennie écoulée. Autre innovation, tous les responsables de haut niveau ont été priés de faire état de leur patrimoine. Autant d’initiatives qui, si elles étaient faites pour restaurer la confiance internationale, soulignaient les insuffisances de l’équipe précédente. Mais, comme elle l’avait déclaré, la directrice de l’OMS souhaitait « créer la différence ».
Cette différence, Gro Harlem Brundtland est habituée à la créer, de son propre chef ou par la force des choses. Lorsqu’elle devient Premier ministre de Norvège, le 4 février 1981, elle est la première femme nommée à ce poste, et le plus jeune chef de gouvernement du pays. La politique n’était pourtant pas son ambition première. La jeune Gro a très tôt voulu exercer le même métier que son père, médecin. Sa formation générale accomplie, elle la complète d’une spécialisation en santé publique, décrochée à Harvard, aux États-Unis. Mais son père lui a également légué son sens de l’activisme politique. À 7 ans, en 1946, Gro s’engage dans la section « Enfants » du Parti travailliste norvégien. Formation qu’elle n’a jamais quittée.
Son diplôme américain lui ouvre les portes du ministère norvégien de la Santé, où, à partir de 1965, elle officie en tant que consultante pour les questions infantiles, de l’allaitement à la prévention des cancers chez les jeunes. En 1974, le poste de ministre de l’Environnement lui est proposé. Après quelques hésitations, elle accepte, persuadée de l’interdépendance de la santé et de l’environnement. Elle fera ses preuves dans ce domaine, faisant adopter une notion aujourd’hui au programme de toutes les conférences internationales : le développement durable. Forte de ce succès, elle privilégie pendant quelques années sa carrière politique. Elle est Premier ministre de février à octobre 1981, puis de 1986 à 1989 et de 1990 à 1996, et sa popularité n’est jamais descendue en dessous de la barre des 70 %, culminant même à plusieurs reprises à 90 %. Indéniablement, le personnage plaît, y compris dans les rangs du Parti conservateur. D’ailleurs, son mari, Arne, est, et a toujours été, un militant de cette formation. Le couple a eu trois fils et une fille, mais a souffert du suicide de Jorgen, l’aîné, en 1992.
Selon ses proches, cette épreuve a redonné à Gro de l’ardeur au travail alors que sa motivation fléchissait. Peut-être son désir de revenir vers ses premières amours, la santé publique, est-il né de ce malheur. En tout cas, il a renforcé sa détermination et, en conséquence, sa volonté de faire accepter les choses en lesquelles elle croit. Les croisades « perdues d’avance » ne l’effraient pas. Elle ne pouvait donc trouver plus bel objectif que de redorer le blason de l’OMS. Une « mission » peut-être même plus mobilisatrice à ses yeux que le secrétariat général des Nations unies pour lequel sa candidature fut évoquée en 1996.
Parallèlement, la Norvégienne s’est donné pour priorité, au cours de son mandat, de placer la santé au sommet de l’agenda politique international. Elle était décidée à sortir l’OMS de sa tour d’ivoire. Pour le médecin de santé publique, les questions sanitaires sont indissociables du développement. Ce qui implique de prendre en compte les aspects politiques et économiques. Pour prouver à la planète le bien-fondé de sa position, elle crée la Commission macroéconomie et santé, et nomme à sa tête l’économiste américain Jeffrey Sachs. Lequel s’entoure de confrères, mais aussi de spécialistes de santé publique, du développement et de politiques, indépendants de l’OMS. Dans ses conclusions, rendues publiques en décembre 2001, la Commission affirme : « Le coût économique d’un mauvais état de santé est sous-estimé. Les pays où les conditions sanitaires et l’éducation sont les plus médiocres sont ceux qui ont le plus de mal à maintenir une croissance durable. » C’est une consécration pour la politique de Brundtland. Elle est confirmée par l’inscription des questions de santé dans les agendas des réunions du G8. La Commission souligne également l’importance des décès causés par le tabagisme, autre cheval de bataille de la directrice. Dans ce domaine encore, elle ne se laisse pas intimider par la mauvaise foi et les manoeuvres de l’adversaire. Peu importe le poids financier de l’industrie du tabac, elle élabore et fait voter la première convention-cadre de l’histoire de l’OMS (voir encadré p. 76).
Des détracteurs, elle en a croisé d’autres sur son chemin. Ainsi, lorsqu’elle fait publier par l’OMS, au début de l’année, une recommandation déconseillant formellement les voyages en Chine, à Hong Kong, à Singapour et à Toronto, au Canada, lors de l’épidémie de sras. Immédiatement, l’agence onusienne, sa directrice générale en tête, est accusée de provoquer un manque à gagner dans les pays touchés par l’épidémie. Porter un coup à l’économie d’une nation au profit de la santé publique, voilà une notion jusqu’alors inconnue – inconcevable même.
La « liaison » de Gro Harlem Brundtland avec le secteur privé, dans le cadre des partenariats public-privé qu’elle multiplie (voir encadré ci-dessous), fera également des vagues. Mais plutôt au sein des activistes de la société civile, cette fois. Au moins Gro aura-t-elle, par ce biais, trouvé un moyen de financer des programmes de lutte contre les maladies qui ravagent la planète. Car le budget de l’OMS, 843 millions de dollars provenant des 192 États membres, dont 25 % des États-Unis, permet à peine de faire tourner la machine administrative et de payer les 3 500 employés. Pour les actions spécifiques sur le terrain, le financement dépend d’organisations non gouvernementales, d’industriels ou de gouvernements. En 2002, ce supplément budgétaire a atteint 1 380 millions de dollars. Mais il n’existe aucune garantie sur son renouvellement. Et quand l’OMS décidera d’engager une nouvelle lutte, il faudra trouver de nouveaux généreux donateurs.
Pourquoi, avec un tel bilan, Gro Harlem Brundtland n’a-t-elle pas été candidate à un second mandat ? Depuis 1973, celle qui a été la première femme à la tête de l’OMS est également le premier directeur à quitter son poste au bout d’un quinquennat. Elle affirme qu’à 64 ans elle est désormais trop âgée pour assumer de telles responsabilités. La vérité paraît, malheureusement, tout autre. Gro Harlem Brundtland souffrirait d’un cancer à un stade déjà avancé. Son successeur, Jong-Wook Lee, 58 ans, est un homme du sérail. Il travaille au sein de l’agence depuis 1983 et a été l’un des fidèles de Brundtland. Mais dans l’ombre. Le Sud-Coréen, qui a pris ses fonctions le 21 juillet, est apprécié au sein du département de lutte contre la tuberculose qu’il dirigeait. Pas au-delà. Cet homme est surtout réputé pour être un « technicien politiquement correct ». Il lui faudra donc casser cette image pour parvenir à mener à bien l’objectif ambitieux qu’il s’est fixé : permettre à 3 millions de personnes atteintes du sida de se procurer d’ici à 2005 les médicaments nécessaires. Pour cela, il a choisi de combiner le département sida avec ceux de la lutte contre le paludisme et la tuberculose.
Et à la tête de ce « superdépartement », il a choisi de nommer Jack Chow, sous-secrétaire adjoint américain à la Santé. Une arrivée dont on dit déjà qu’elle va entraîner un profond remaniement structurel de l’OMS. Il est dommage de constater que le successeur de Gro Harlem Brundtland ait décidé de ne pas conserver les fondations efficaces qu’elle a réussi à mettre en place. Car Lee, s’il veut marquer de son empreinte son passage à l’OMS, devra faire aussi bien qu’elle, sinon mieux. La barre est placée très haut.

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