Feu sur le système Blair

L’enquête sur le suicide du Dr Kelly, l’expert qui avait mis en doute les justifications de la guerre en Irak, montre à quel point le pouvoir est concentré entre les mains du Premier ministre, entouré d’un petit groupe de conseillers.

Publié le 25 août 2003 Lecture : 5 minutes.

Depuis que la Grande-Bretagne a rejoint l’Amérique pour faire la guerre en Irak, l’opinion britannique cherche à savoir de quelles véritables preuves disposait le Premier ministre Tony Blair pour justifier cette guerre, et quel soutien lui apportaient ses collègues du gouvernement.
Les critiques à l’égard de Blair se font aujourd’hui plus vives, car l’occupation de l’Irak apparaît pleine de risques, sans qu’aucune solution soit en vue. Et l’on soupçonne de plus en plus Blair d’avoir promis à George W. Bush de soutenir sa politique belliciste sans avoir de preuves objectives de la menace représentée par Saddam Hussein, et sans avoir dûment consulté ses collègues.
Ces trois dernières semaines, des informations très importantes se sont fait jour, qui montrent comment Tony Blair a préparé son argumentation sur les « armes de destruction massive » de Saddam. Elles émanent non pas d’une enquête parlementaire, mais d’une enquête indépendante sur le suicide, le 18 juillet, d’un grand scientifique, le Dr David Kelly, après qu’il eut fait savoir qu’il avait des doutes sur les arguments de Blair.
L’enquête, menée par lord Hutton, un juge de grande expérience, non seulement révèle comment le Dr Kelly a été persécuté par le gouvernement, mais montre aussi comment de très importantes institutions britanniques réagissent à une crise, sous une lumière crue à laquelle a rarement eu droit le public.
Aucune de ces institutions n’est épargnée. En premier lieu, lord Hutton a levé le voile sur le plus secret des ministères britanniques, celui de la Défense – et la pression qu’il exerce sur ses milliers de conseillers scientifiques. Nombre d’entre eux, comme le Dr Kelly, souffrent grandement de cette mise au secret, alors qu’ils ont été formés à dire la vérité. Les hauts fonctionnaires du ministère ont réagi avec une extrême dureté lorsqu’ils ont appris que Kelly avait parlé trop librement à des journalistes. L’un d’entre eux lui a demandé : « Qui vous a permis d’avoir un jugement personnel ? » Et l’a menacé d’éventuelles sanctions disciplinaires.
Tous n’ont pas été inhumains et sans coeur. Le plus raisonnable, sir Kevin Tebbitt, a insisté pour que « l’on ait quelques égards pour l’homme ». Mais le ministre de la Défense, Geoff Hoon, soutenu par le Premier ministre en personne, a tenu à ce que Kelly témoigne devant une commission parlementaire et soit soumis à un feu nourri de questions sous l’oeil des caméras.
En second lieu, lord Hutton a mis en évidence les méthodes du service de renseignements britannique, le MI6, qui est le superbastion du secret en Grande-Bretagne. Le MI6 a inévitablement attiré la curiosité du monde politique après la guerre en Irak, car, contrairement à la plupart des guerres, celle-ci avait des justifications secrètes et il fallait les explications du MI6 pour le prouver.
En septembre 2002, Tony Blair a pris l’initiative sans précédent de publier un dossier préparé par le MI6 sur l’armement de Saddam, y compris les armes de destruction massive, dont on indiquait qu’elles pouvaient être utilisées dans les quarante-cinq minutes. Beaucoup de responsables des services secrets étaient opposés à cette publication. Et nous savons aujourd’hui par lord Hutton qu’il y avait de sérieuses divergences de vue au Defence Intelligence Service (DIS). Deux experts ont exprimé leurs doutes sur le « degré de certitude » dans le sommaire du dossier. Mais une fois que ce document avait été officiellement validé par le gouvernement, il devait faire l’unanimité.
Lorsque le Dr Kelly a confié aux journalistes ses doutes sur ce document, les chefs du MI6 ont cherché à l’empêcher d’en dire davantage. Le coordinateur numéro un du renseignement, John Scarlett, a proposé un sérieux rappel à l’ordre pour Kelly, afin qu’il oublie ses doutes. Kelly, comme beaucoup de ceux qui s’égarent sur le territoire du renseignement, a été une nouvelle victime de la guerre des espions qui est devenue encore plus dangereuse après la décision de Blair de publier des rapports secrets pour justifier l’invasion de l’Irak.
L’enquête de lord Hutton a aussi montré l’influence exercée par Blair via le ministère de la Défense et les services secrets. Blair et son directeur de la communication, Alistair Campbell, ont multiplié les réunions avec les responsables de la Défense et des services secrets pour s’assurer que le dossier soit solidement bouclé avant que le Dr Kelly témoigne publiquement devant une commission parlementaire. Mais ce que l’enquête de lord Hutton a aussi fait ressortir clairement, c’est la violente hostilité de Blair et de Campbell à l’égard de la BBC, qui, bien qu’elle soit financée sur fonds publics, a toujours fait preuve d’une grande indépendance vis-à-vis de Downing Street. Blair ne supporte pas les positions antiguerre, antigouvernement de la BBC dans l’affaire irakienne.
Beaucoup de Premiers ministres britanniques, y compris Margaret Thatcher, n’ont pas ménagé la BBC. Mais il n’y a jamais eu l’équivalent des attaques de Blair, qui semble considérer que la BBC doit être aux ordres du gouvernement. Blair était décidé à obtenir, via Campbell, que la BBC revienne sur ses allégations selon lesquelles il avait manipulé les rapports des services de renseignements. C’est la guerre entre Downing Street et la BBC qui a fait redoubler les persécutions contre le Dr Kelly et qui est à l’origine de l’enquête de lord Hutton.
Cette enquête a montré que les journalistes et les rédacteurs en chef de la BBC ont commis des erreurs et fait preuve d’une certaine arrogance, et que le conseil de surveillance n’a pas non plus exercé toute son autorité. Mais la BBC a jusqu’ici fait preuve de plus de conscience professionnelle et d’un plus grand respect de la vérité que les services de l’État, et elle reste le critique sans peur et sans reproche de tous les gouvernements, ce qui est la première raison du prestige dont elle jouit dans le monde.
Plus important, lord Hutton a montré à quel point en Grande-Bretagne le pouvoir politique est aujourd’hui concentré entre les mains du Premier ministre, entouré d’un petit groupe de conseillers non élus, qui ont préparé la guerre avec l’Irak plus ou moins à l’insu des autres membres du gouvernement et du Parlement. Les auditions qui ont eu lieu jusqu’ici posent de graves questions : pourquoi des décisions aussi importantes ont-elles été prises dans le secret, et sans débat, jusqu’à ce que le suicide d’un savant ait forcé un juge à ouvrir une enquête ?

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