Pourquoi l’ONU ?

Un attentat au camion piégé a soufflé le quartier général de l’ONU à Bagdad. Parmi les24 personnes tuées, le représentant de Kofi Annan en Irak, Sergio Vieira de Mello.

Publié le 25 août 2003 Lecture : 8 minutes.

Bagdad, mardi 19 août, hôtel Canal, un bâtiment blanc de trois étages, siège du quartier général des Nations unies en Irak. Au rez-de-chaussée, Martin Parker, directeur de l’agence des Nations unies pour le déminage (United Nations Mine Action Service), donne une conférence de presse pour présenter le programme de déminage que son organisation s’apprête à lancer en Irak, un pays où, dit-il, le nombre d’engins explosifs non explosés est sans équivalent au monde. Il est presque 16 h 30 (heure locale) lorsqu’un gros camion de couleur jaune s’approche du mur d’enceinte du bâtiment et explose. La déflagration souffle les deux étages supérieurs du bâtiment, qu’elle plonge aussitôt dans un épais nuage gris. Les survivants se dégagent difficilement des décombres et sortent par le grand hall d’entrée, qui n’est plus qu’un immense trou béant. Derrière eux, des débris, des cris, des pleurs, et du sang, beaucoup de sang.
Bilan de l’attentat le plus meurtrier que les Nations unies aient subi depuis leur création, en 1945 : au moins 23 morts, auxquels il faut ajouter le kamikaze qui a fait exploser le camion piégé, et plus de 100 blessés. Au nombre des victimes : treize fonctionnaires internationaux, dont l’envoyé spécial de Kofi Annan en Irak, le Brésilien Sergio Vieira de Mello, l’homme des missions délicates (voir Adieu, pp. 12-13), dont le bureau était situé à l’angle du bâtiment.
Le président américain, George W. Bush, qui était en vacances à Crawford, au Texas, a condamné l’attentat dans son style habituel. Les auteurs de cet acte horrible sont, selon ses termes, « les ennemis du peuple irakien. […] Ils sont les ennemis de toutes les nations qui souhaitent aider le peuple irakien. Par leur tactique et leurs cibles, [ils] se révèlent une fois de plus comme les ennemis du monde civilisé ». Qui sont donc ces terroristes qui en veulent à toute l’humanité ?

Dans un communiqué dactylographié en arabe, parvenu deux jours plus tard à la chaîne de télévision émiratie Al-Arabiya, ces derniers se réclament d’un groupe islamiste inconnu : « L’avant-garde de la seconde armée de Mohammed ». Ils menacent de « faire la guerre à tous les étrangers et de perpétrer des actes similaires », mettent en garde les pays arabes contre l’envoi de forces armées en Irak et appellent à poursuivre le djihad (guerre sainte) contre « tous ceux qui aident les Américains, même si ce sont des Arabes ou des musulmans ».
Qui se cache derrière ce nouveau groupe ? Est-il composé d’Irakiens ou d’étrangers ? A-t-il des liens avec le réseau d’Oussama Ben Laden ? Les médias arabes reçoivent régulièrement des communiqués émanant de mouvements aux noms divers revendiquant les attaques quasi quotidiennes qui visent les forces américaines. Difficile de vérifier l’authenticité de ces textes, souvent envoyés par e-mail, et l’identité de leurs signataires, surtout que ces derniers, pour brouiller davantage les pistes, refont rarement parler d’eux par la suite.
Au lendemain de l’attentat suicide contre le siège de l’ONU, l’administrateur américain en Irak, Paul Bremer, a pointé du doigt des « terroristes étrangers », probablement entrés par la Syrie, ou des éléments du mouvement Ansar el-Islam, un groupe proche d’el-Qaïda, qui est également soupçonné d’avoir perpétré, deux semaines auparavant, l’attentat contre l’ambassade de Jordanie à Bagdad, qui a fait 17 morts. L’Américain a aussi accusé des fidèles de l’ex-président irakien Saddam Hussein. « Les différents ennemis de la coalition ont des motifs différents, vous avez les terroristes locaux et les gens venant de l’extérieur de l’Irak, et vous avez les criminels », a expliqué, de son côté, le commandant William Thurmond. Tout cela, on le voit, manque cruellement de précision.

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Depuis la fin officielle de la guerre, le 1er mai dernier, les troupes de la coalition ont arrêté de nombreux combattants islamistes originaires de Syrie, du Soudan, du Yémen, d’Arabie saoudite et d’Égypte. Ces « soldats d’Allah », qui franchissent régulièrement les frontières syrienne, à l’ouest, et iranienne, à l’est, se disent déterminés à bouter les GI’s hors d’Irak. Par ailleurs, les attaques contre des installations américaines, les sabotages du réseau électrique, des conduites d’eau, des pipelines, se sont multipliés ces trois derniers mois partout dans le pays. Des obus de mortier sont même tombés récemment sur la prison d’Abou Ghraïb, à Bagdad, tuant six Irakiens détenus par les forces américaines et blessant soixante-dix autres.
Souvent revendiquées par des groupes inconnus, mais dont les noms ont une connotation islamiste (« Armée de Mohammed », « Drapeaux blancs », « Jeunes Musulmans », etc.), ces attaques visent à rendre le pays impraticable pour l’armée d’occupation, à ralentir le processus de reconstruction, à monter les Irakiens contre leurs nouveaux dirigeants et à faire douter ceux d’entre eux qui sont favorables au renouveau promis par les Américains. Quelques jours avant l’attentat contre le siège de l’ONU à Bagdad, des tracts portant la signature d’el-Qaïda ont même été trouvés.
Pourtant, tout le monde est convaincu que ce sont les partisans du régime déchu, et plus particulièrement les Fedayine de Saddam, qui sont le fer de lance de la plupart des attaques contre la présence étrangère. Dans ses messages écrits ou oraux diffusés épisodiquement par les chaînes satellitaires arabes, le dictateur déchu ne cesse, en effet, d’appeler à la « résistance armée » et de glorifier le « martyre » des combattants qui tombent l’arme à la main. Les Irakiens n’excluent même pas que certains attentats aient été perpétrés par des « terroristes à la petite semaine » : soit d’anciens militaires mis au chômage forcé qui acceptent de vendre leur savoir-faire aux plus offrants. Les partisans de Saddam n’ont-ils pas promis une récompense de 1 000 dollars à tout Irakien qui détruirait un char américain ?
Par ailleurs, citant les enquêteurs américains à Bagdad, le New York Times a rapporté, le 20 août, sur son site Internet que les agents de sécurité employés dans le complexe onusien sont d’anciens membres des services de renseignements irakiens, pour le compte desquels ils surveillaient les activités de l’organisation. Ces derniers auraient donc pu donner des informations aux auteurs de l’attentat suicide.
Autre question qui mérite d’être élucidée : pourquoi les terroristes ont-ils pris pour cible le siège de la représentation de l’ONU ? On serait tenté de répondre que le bâtiment de l’hôtel Canal n’étant pas bien gardé, il constituait une cible plus facile à atteindre que les installations militaires américaines. Ce n’est pas là, on s’en doute, l’unique explication. L’attentat a des visées politiques évidentes.

L’ONU était plutôt opposée à la guerre. Elle était également divisée sur l’opportunité de se précipiter pour participer à la « reconstruction » sans mandat véritable. Elle a réussi néanmoins à devenir, en quelques semaines, un médiateur précieux entre les forces d’occupation et la population irakienne. C’est peut-être pour cette raison qu’elle a été prise pour cible. Car, au regard des partisans de Saddam, des extrémistes islamistes infiltrés en Irak ou même des Irakiens opposés à la présence des troupes étrangères dans leur pays, l’organisation internationale s’était rendue complice des États-Unis, la « puissance occupante ».
Les commanditaires de l’attentat veulent vraisemblablement dissuader l’ONU de jouer un rôle actif en Irak, et refusent la perspective d’une justification a posteriori de l’invasion américano-britannique par un mandat de l’organisation. Au moment où les Américains cherchent à se décharger d’une partie du fardeau sur d’autres pays, ils ont aussi voulu lancer un avertissement à la communauté internationale : « Nous ne voulons ni des Américains, ni de l’ONU, ni de troupes étrangères sous une quelconque bannière. »
Pourtant, le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, qui a dû interrompre ses vacances à Stockholm pour rejoindre son bureau à New York, a annoncé que l’organisation resterait présente en Irak. « Nous allons poursuivre notre travail. Nous persévérerons. Nous avons encore beaucoup de choses à faire […]. Nous ne nous laisserons pas intimider », a dit le diplomate ghanéen. Le secrétaire d’État américain, Colin Powell, a déclaré de son côté, à l’issue d’une réunion avec ce dernier deux jours après l’attentat, que les États-Unis travaillaient avec les Nations unies sur un projet de résolution destiné à encourager un plus grand nombre de pays à envoyer des forces en Irak. « Il y a [aujourd’hui en Irak] 22 000 soldats de trente nations. Cinq autres pays ont entamé le processus pour envoyer des troupes et quatorze autres vont apporter leur contribution aux forces de la coalition », a déclaré le chef de la diplomatie américaine. Qui a cependant exclu que les États-Unis puissent partager le contrôle qu’ils exercent sur l’Irak et sur le commandement des troupes. « La question de l’autorité ne fait pas partie des sujets dont nous avons discuté. Nous connaissons l’un et l’autre nos rôles respectifs », a-t-il précisé.
La nouvelle résolution, qui pourrait être présentée au cours de cette semaine au Conseil de sécurité, vise à faciliter le déploiement en Irak de soldats musulmans venus du Pakistan et du Proche-Orient, ainsi que d’autres pays tels que l’Inde, qui ont, jusqu’ici, refusé d’envoyer des troupes en Irak sans un mandat clair de l’ONU. Le dernier attentat pourrait cependant amener certains à se rétracter, du moins à traîner les pieds. Déjà, le Japon s’achemine vers le report de l’envoi de ses soldats en Irak, qui était prévu avant la fin de l’année. Shigeru Ishiba, directeur de l’agence de Défense, a été explicite : « Il faudra un temps considérable pour rétablir la sécurité dans ces circonstances. » Et d’ajouter : « Si vous observez la situation actuelle, la décision de ne pas envoyer tout de suite les soldats japonais relève du bon sens. »
Par ailleurs, la France et la Russie ont déjà fait savoir qu’elles s’opposeraient à toute nouvelle résolution visant à obtenir l’aide d’autres pays sans que le rôle politique des Nations unies ne soit élargi au préalable. La transition doit être « pilotée par les Irakiens eux-mêmes, avec l’assistance non des forces d’occupation, mais de la communauté internationale incarnée par les Nations unies, a expliqué l’ambassadeur français adjoint auprès des Nations unies, Michel Duclos. Partager le fardeau et les responsabilités signifie partager l’information et l’autorité. » L’ambassadeur de Russie, Sergueï Lavrov, son homologue allemand, Wolfgang Trautwein, et même le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, qui n’a pas caché son opposition à l’envoi de Casques bleus en Irak, ne sont pas loin de partager cet avis.

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