[Tribune] Pourquoi l’affaire Amina Mae El Ainine en dit long sur la vision marocaine des libertés
L’affaire Amina Mae El Ainine, députée islamiste qui a posé en photo devant le Moulin-Rouge sans son hijab, en dit long sur la vision marocaine des libertés, de la sphère privée et de la laïcité. Elle suscite également des interrogations sur l’évolution du PJD.
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Mohamed Tozy
Professeur à Sciences Po Aix-en-Provence, auteur de « Monarchie et islam politique au Maroc », « L’État d’injustice au Maghreb » et « Tisser le temps politique au Maroc » (co-écrit avec Béatrice Hibou).
Publié le 14 février 2019 Lecture : 5 minutes.
Depuis bientôt deux mois, la scène politique marocaine est agitée par l’affaire Amina Mae El Ainine. Au centre des débats, deux photos de la députée islamiste, abondamment partagées sur les réseaux sociaux et relayées par les médias traditionnels, qui tranchent avec l’image qu’elle cultive. La première la montre en jeans et tee-shirt esquissant un geste dansant à Pigalle, devant le Moulin-Rouge. Sur la seconde, plus surprenante, on y voit la jeune femme portant une jupe qui laisse voir ses jambes dénudées.
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C’est que la parlementaire islamiste la plus médiatisée est habituée à occuper le perchoir du Parlement pieusement habillée. Septième vice-présidente, elle préside souvent le mardi les séances de questions orales retransmises sur les chaînes nationales.
Les électeurs ont voté pour elle alors qu’elle portait le voile ; elle n’a pas le droit de l’abandonner
Un manquement au règlement ?
Pour une bonne partie du peuple de la Toile, Amina Mae El Ainine a été prise en flagrant délit d’« hypocrisie ». Les « progressistes » – ou du moins ceux qui se considèrent comme tels – lui reprochent de prendre le hijab pour une « tenue de travail », de faire « commerce de piété » et de « tromper ses électeurs », qui l’ont choisie pour sa rectitude morale. Certains de ses collègues ont même laissé entendre que le parti devrait envisager des sanctions pour manquement au règlement et à la ligne doctrinale. « Les électeurs [ont] voté pour elle alors qu’elle portait le voile ; elle n’a pas le droit de l’abandonner », a ainsi déclaré Mustapha Ramid, ministre des Droits de l’homme et président de la Commission de l’intégrité et de la transparence du PJD.
Porter le voile ou l’abandonner est une affaire personnelle ; cela ne regarde aucunement le parti
Déstabilisée, la députée a d’abord parlé de fake news, de machination visant le parti islamiste, avant de se fendre, sur sa page Facebook, d’un plaidoyer pour le respect des libertés individuelles et de la vie privée : « Porter le voile ou l’abandonner est une affaire personnelle ; cela ne regarde aucunement le parti. »
L’ambiguïté de Benkirane
Assiste-t-on à une avancée décisive dans un processus d’individuation et de sécularisation ? Les propos de l’ex-chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, devant les journalistes peuvent a priori le laisser entendre : « Est-ce qu’il s’agit d’une violation de la religion ? De la loi marocaine ? Des lois du parti ? Vous voyez donc bien qu’au final il ne s’agit que d’une affaire personnelle. Nos frères ne lui reprochent pas cela [d’avoir ôté le voile]. Ce que peut-être ils lui reprochent, c’est le manque de clarté. »
Benkirane lui-même a entretenu l’ambiguïté en affirmant qu’il pourrait accepter le choix de sa propre fille d’ôter le voile, mais contraint et contrit, et non par conviction
Mais, à y regarder de près, cette thèse d’une sécularisation assumée est difficile à défendre. Tout d’abord, parce que Benkirane lui-même a entretenu l’ambiguïté en affirmant qu’il pourrait accepter le choix de sa propre fille d’ôter le voile, mais contraint et contrit, et non par conviction. Ensuite, parce que l’ancien leader du PJD, qui a préservé son aura auprès des militants, n’est pas suivi par le parti et encore moins par ses alliés salafistes.
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Benkirane a peut-être encore une fois déployé tout son talent de politique et de communicant pour créer la rupture. Mais son pragmatisme a trouvé ses limites. « Le PJD a bâti son action politique selon une vision claire. Il repose sur des valeurs et des principes fondamentaux, a réaffirmé le chef du gouvernement Saadeddine El Othmani. Nous ne devons pas commettre d’erreurs. Ces principes ne changent pas. » Quant à Azzeddine Taoufiq, l’un des premiers idéologues du Mouvement unicité et réforme (MUR), il a tenu à rappeler qu’« une partie du corps de la femme doit être couverte selon le rite malikite. On ne peut pas dire que le choix du costume relève des libertés individuelles ».
Interrogations sur l’évolution du PJD
L’affaire Mae El Ainaine suscite des interrogations sur l’évolution du PJD, sur le rapport de force entre les politiques et les idéologues, sur l’incapacité des tenants de l’islam politique à s’affranchir de l’héritage des Frères musulmans, eux-mêmes incapables de proposer une vision claire de la signification et de la place du « référentiel islamique ». Elle nous renseigne aussi sur l’indigence théologique de l’approche pragmatique héritée de l’ouléma andalou Chatibi (XIVe siècle), inspirant, au mieux, une « exégèse de la ruse » soumise aux contingences politiques et favorisant des pratiques opportunistes. Une démarche qui n’aboutit à aucune déconstruction du corpus sacralisé des hadiths et qui ne propose aucun cadre qui rendrait intelligible, pour des croyants, les processus de sécularisation en cours.
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Enfin, cette affaire nous informe sur le rapport de la société marocaine à certaines valeurs et sur la compréhension que les acteurs politiques – islamistes ou pas – ont des questions des droits individuels, de la sphère privée et de la laïcité. La sphère privée renvoie à la sphère cachée, au droit – comme le soutiennent les leaders du PJD – à rompre le jeûne, à boire du vin, à se travestir et à lire les versets sataniques chez soi. Il ne s’agit point de droit et de libertés assumées mais de vices tolérables tant qu’ils ne portent pas atteinte à un ordre public islamique de façade. Ce point de vue partagé par l’islam officiel génère des situations kafkaïennes. Vous avez le droit d’acheter du vin dans une grande surface, mais pas celui de réclamer une facture parce que l’alcool est haram.
Les malheurs d’Amina nous disent aussi quelque chose sur sa compréhension de la laïcité. Dans un texte publié sur le site du MUR en 2014, la députée a proposé une analyse qu’elle pensait courageuse et risquée. Elle y traite du nécessaire dialogue entre musulmans et laïques. Mais son impensé de la laïcité ne dépasse pas le sens commun. Pour elle, les laïques sont à peine musulmans, sinon athées ou agnostiques, voire mécréants. Et pourtant, lorsqu’elle se revendique élue pour ses compétences et non pour son hijab, son plaidoyer porte une revendication cachée : la protection des croyances et pratiques religieuses par la loi et la séparation de la religion et de la politique.
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