L’Arménie dans le sang
Spécialiste des conflits, Gérard Chaliand explore sa mémoire familiale, marquée par le génocide de 1915. Pour exorciser un passé qui ne passe pas.
Cent pages, pas une de plus. Gérard Chaliand n’a pas éprouvé le besoin de produire une somme foisonnante sur le drame de son peuple, les Arméniens. Et pourtant il livre un récit d’une puissance extraordinaire et d’une ampleur véritablement épique, qui reste – ce n’est pas un mince exploit – intime et personnel. C’est de sa famille qu’il s’agit, de la mémoire familiale qui englobe, bien malgré elle, tout un pan d’une Histoire maudite.
Ce n’est pas par hasard si un beau vers de T. S. Eliot ouvre le livre : « These fragments I have shored against my ruins » [De ces fragments, j’ai étayé mes ruines]. Car c’est bien de cet aspect tragique du travail de mémoire qu’il s’agit. Si pour vous et moi – supposons que nous ayons en commun une ascendance peu problématique – se souvenir, c’est évoquer un passé plutôt paisible, des images sépia d’aïeuls endimanchés, une maison familiale aujourd’hui un peu décrépite mais qui reste vaillamment debout, pour Chaliand, la mémoire charrie un champ de ruines. En amont, des fleuves de sang. Des massacres. Des charniers. Tentation de l’amnésie…
Ce n’est pas un vain mot, l’amnésie. On sait que la plupart des rescapés des camps nazis se murèrent dans le silence. Chaliand, lui, se fit poète, géostratège, spécialiste des conflits, mais il refusa longtemps de se laisser envahir ou obséder ou accaparer – je ne sais trop comment caractériser cette attitude – par le massacre des Arméniens en 1915. « J’ai longtemps détesté ces visages de vieilles, vêtues de noir, ressassant un passé de désastre », dit-il. Ses grands-parents perdirent leur famille dans ce qu’il est maintenant convenu d’appeler le premier génocide du XXe siècle. Lui, il faisait une brillante carrière dans le monde intellectuel français. Sa bibliographie est impressionnante : L’Algérie est-elle socialiste ?, chez Maspero, dès 1962 ; La Résistance palestinienne, au Seuil, en 1970 ; une bonne dizaine d’atlas, de la découverte du monde aux migrations en passant par l’Asie orientale et le monde méditerranéen ; Où va l’Afrique du Sud ?, chez Calmann-Lévy, en 1986. Il devint spécialiste – entre autres – des Kurdes, un autre peuple pour lequel les dieux ne furent pas toujours cléments. Pour se délasser, il écrivit des pièces de théâtre et même un livre de cuisine… Explication : « J’ai refusé de prendre en charge l’irréparable. J’allais commencer une histoire neuve, sans les traces de la tribu et le cercle des vieilles égrenant leur douleur. » Beaucoup d’Arméniens talentueux, du chanteur Charles Aznavour au cinéaste Henri Verneuil, ont dû avoir une attitude similaire, du moins dans leur jeunesse.
Alors pourquoi ce livre ? Pourquoi maintenant ? La réponse est empreinte de gravité et de paradoxe : « Maintenant que tout le monde est mort, il est temps de se souvenir. » Par bribes, par fragments, reviennent en surface des portraits, des choses vues, des événements de petite et de grande importance, des histoires dérobées à l’Histoire, qui l’expliquent et qui l’éclairent. Portrait du grand-père, né autour de 1875 en Cilicie, une province aujourd’hui disparue – et cette seule indication fait froid dans le dos -, qui vit son propre père tué en 1895 lors des massacres d’Arméniens ordonnés par le sultan Abdulhamid. Mais qui, à force de travail et d’opiniâtreté, fit fortune et reçut le titre d’effendi (sorte de notable). Il devait être beau, en grand uniforme noir, le fez rouge sur la tête, l’épée d’or ciselé au côté… Ce n’est qu’illusion. Quand le vent tourne, quand les meurtres reprennent, il est obligé de prendre le chemin de l’exil. Pour la France.
En 1914, l’Empire ottoman était dans le camp des Puissances centrales, du côté des futurs vaincus. Au début de 1915, les revers subis sur le front du Caucase rendent les dirigeant turcs soupçonneux à l’égard d’une minorité qui pourrait, le moment venu, faire le jeu de l’ennemi. La décision de liquider l’ensemble de la communauté – ce point divise encore les historiens – semble alors être prise. Les Arméniens de 18 à 55 ans qui avaient été mobilisés sont désarmés et affectés à de pénibles travaux de construction. Ils sont exterminés par petits groupes. Les notables et l’intelligentsia sont arrêtés à Constantinople et assassinés. Femmes, enfants et vieillards sont déportés. La faim, la soif, l’épuisement les achèveront. En dix-huit mois, la moitié de la population arménienne a disparu. Ces morts sans sépulture, ce sont eux dont les vieilles vêtues de noir qui peuplaient l’enfance de Chaliand se souvenaient. C’est leur deuil qu’elles portaient. En silence.
L’élégie de Chaliand, elle, n’est pas muette. Elle est d’une beauté noire à la mesure de ce qui s’est passé pendant cette année et demie où l’humanité s’est déshonorée. Écoutez : « Longs convois claudiquant vers le sud, désert où ne vit que le vent ; monceaux de cadavres jalonnant les chemins et la nuit, l’odeur de la gangrène court parmi des centaines de milliers de gisants. Caravanes de déments où les mères tuent leurs propres enfants. Yeux crevés, lèvres découpées au rasoir, femmes enceintes éventrées pour rire. On a ferré des vieillards comme des ânes et ils se traînent à quatre pattes. D’autres, la langue tranchée, écument, bouche ouverte, une atroce douleur muette. Les nains et les idiots de village accourent pour la curée. »
Insoutenable ? Certes. On pourrait refermer le livre, passer à autre chose, chercher le décervelage – c’est une métaphore – du prime time de la télévision. Mais ce serait trop facile. Combien d’hommes, de femmes, d’enfants subissent les mêmes atrocités, aujourd’hui, en Afrique ou ailleurs, parce qu’ils sont d’une autre ethnie, d’une autre communauté ?
Après le grand-père maternel, c’est au tour du père d’être évoqué, et c’est de nouveau l’horreur : « Tu es devenu orphelin vers 15 ans : ton père, ta mère et cinq de tes frères et soeurs ont été massacrés… » Rescapé, il fait des études de pharmacie et devient un père merveilleux qui n’évoque jamais rien d’amer ou de sanglant. Comme s’il ne voulait pas charger son fils d’un drame trop vaste pour le coeur humain. Et c’est le fils qui, aujourd’hui, après avoir lutté avec des peuples des trois continents, accepte enfin d’affronter son propre passé, du moins celui d’un père décédé et dont il serait cruel que tout de lui s’effaçât.
C’est dans le particulier d’une mémoire terriblement douloureuse que Chaliand atteint l’universel de la condition humaine. Il le fait avec les armes du poète, du militant, du savant : trois facettes qui constituent ce que tout homme devrait être.
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