La double mort de Haïlé Sélassié
Haïlé Sélassié est mort un peu moins d’un an après avoir été destitué. Étranglé, le 25 (ou le 27) août 1975, sur ordre de son tombeur, le colonel Mengistu Haïlé Mariam. Le dernier roi d’Éthiopie croupissait dans un cachot depuis sa déposition, le 12 septembre 1974, par la junte militaire « révolutionnaire ». Haïlé Sélassié était un mythe. Il devait en partie son prestige à un lignage exceptionnel. « Roi des rois », « Lion conquérant du royaume de Juda », « Élu de Dieu », chef du plus vieil empire du monde et du seul État africain à avoir toujours conservé son indépendance, le Négus se présentait comme le 225e descendant de la dynastie du roi Salomon et de la reine de Saba.
Ce petit bonhomme à l’allure chétive mais au charisme réel était monté sur le trône d’Abyssinie en 1930. Il s’était fait connaître en résistant à l’assaut des troupes de Mussolini, en octobre 1935. Une résistance valeureuse mais sans espoir. Lâché par la Société des nations, l’empire de Haïlé Sélassié cède sous la pression des Italiens. Mais, de Londres, où il a trouvé refuge en mai 1936, le Négus, devenu un héros antifasciste, continue la lutte et rallie les soutiens. Habilement, il capte à son profit le sentiment de culpabilité des Européens, honteux d’avoir abandonné à son sort l’Éthiopie pour éviter d’avoir à se brouiller avec le Duce. Aidé par les Anglais et par ses patriotes, il prend sa revanche sur les Italiens et recouvre son trône en mai 1941. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’Éthiopie a retrouvé ses « frontières historiques » et a récupéré l’Érythrée, sa façade maritime, colonie italienne depuis la fin du XIXe siècle.
Sélassié, qui a symbolisé, mieux que tout autre, la volonté d’indépendance de l’Afrique, est un des pères du panafricanisme. Et c’est tout naturellement que l’OUA, à sa création, en 1963, fait d’Addis-Abeba son siège permanent. L’empereur, pour cultiver une image de modernisateur, a aboli l’esclavage dès son intronisation et doté le royaume d’une Constitution écrite. Mais, sous des dehors de monarchie parlementaire, l’Éthiopie reste un pays féodal, figé dans des structures archaïques. Le Négus règne sans partage en se jouant des clans rivaux qui se disputent ses faveurs. Ses ministres redoutent ses colères, et, en bons courtisans, préfèrent le flatter en lui mentant. Coupé des réalités, il ne prend pas conscience de la fragilité de son assise, et ne voit pas son pouvoir se déliter. En 1973, une famine tue des dizaines de milliers de paysans dans le Wollo et fait franchir un palier à l’exaspération populaire. Début 1974, les militaires, aiguillonnés par la frange réactionnaire de l’aristocratie, qui souhaitait les utiliser contre le Premier ministre Aklilou Apte Wolde, sortent des casernes. L’armée fait le vide autour d’elle. Les sous-officiers marxistes-léninistes prennent progressivement l’ascendant dans le courant de l’été 1974, et, en septembre, l’empire tombe comme un fruit mûr. En exécutant les hauts dignitaires et les princes, le régime de Mengistu révèle son vrai visage : celui d’une dictature rouge sang.
À la chute du communisme, en 1992, les restes de Haïlé Sélassié, ensevelis sous le bureau de Mengistu, sont retrouvés. En novembre 2000, des funérailles sont enfin organisées et le Roi des rois est inhumé dans la crypte de la cathédrale orthodoxe de la Trinité, à Addis. La cérémonie ne mobilise pas les foules. Mis à l’index par Mélès Zenawi, le tombeur de Mengistu, le nom de Haïlé Sélassié est tombé en disgrâce en Éthiopie. Ailleurs dans le monde, il continue de résonner chaleureusement grâce aux chants reggae des rastafariens, les adeptes de la religion syncrétique popularisée par Bob Marley. Pour les rastamen de Kingston, Jamaïque, qui ont fait le voyage par centaines pour ses funérailles, « King Sélassié », même mort, est toujours un prophète. Jah lives !
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