La croisière tourne mal

Alléchés par les offres d’emploi d’une société maritime émiratie, de nombreux Marocains ont été victimes d’une vaste escroquerie. Et réclament réparation.

Publié le 25 août 2003 Lecture : 5 minutes.

Rue Bnou-Oudari, au coeur de Rabat. Entre deux villas de ce paisible quartier des Orangers, un terrain de sport abandonné aux herbes folles. Celui qui pousse la grille de cette ancienne annexe du lycée Lalla-Nazha a l’impression de se retrouver dans un camp de réfugiés. Des tentes et des abris de fortune rafistolés avec du carton et des bâches de plastique se dressent ici et là. Il est 10 heures. Dans d’anciens vestiaires, un jeune homme taciturne se rase. Ni lavabo, ni eau courante, ni électricité. Juste un peu d’eau stockée dans un bidon pour la toilette matinale. À l’intérieur des refuges improvisés, pas de matelas mais des tas de couvertures en guise de lit. Parfois, des tables confectionnées à l’aide de cartons et de polystyrène. Le jeune homme taciturne n’est pas le seul à vivre dans ces conditions déplorables. Ils sont près de trois cents, âgés de 26 à 45 ans, à occuper ce squat depuis le 17 mars. Ils viennent d’Oujda, de Marrakech, de Beni Mellal, de Casablanca, de Safi, de Tétouan, de Figuig, de Taounate ou de Talcint. En tout, vingt-quatre villes du Maroc sont « représentées ». À l’entrée de la tente réservée aux Fassis, Hamid Zoumi, 34 ans, titulaire d’un diplôme de troisième cycle en sociologie, a écrit : « Je proteste, donc j’existe. » Ici, tous cogitent et s’agitent pour dénoncer une escroquerie qui a vraisemblablement fait près de 46 000 victimes au Maroc.
L’affaire remonte à février 2002. Une société maritime des Émirats arabes unis, Al Najat, chercherait à pourvoir 30 000 postes à bord de bateaux de croisière. Le recrutement est organisé par l’Agence nationale de promotion de l’emploi et des compétences (Anapec) avec la bénédiction du ministère de l’Emploi marocain. Al Najat promet un salaire annuel de 7 800 dollars. Au moins 46 000 personnes répondent à cette offre plus qu’alléchante qui promet, cerise sur le gâteau, un emploi à l’étranger, fantasme numéro un de 89 % des jeunes Marocains. Et autant de candidats affluent des quatre coins du Maroc dans la clinique casablancaise Dar-Essalam, seule habilitée à réaliser les visites médicales facturées 900 dirhams (90 euros). Certains ont abandonné leur travail, d’autres leurs études, voire les deux – comme Khalid Jadri étudiant en Deug d’histoire-géographie et vendeur ambulant à El Jadida -, pour tenter de réaliser le rêve d’une vie meilleure. Nombre d’entre eux se sont endettés pour couvrir les frais d’embauche.
Las ! Quelques mois plus tard, il n’existe plus aucune trace du représentant de cette fabuleuse société émiratie, disparue avec les illusions de milliers de Marocains. Ce n’est qu’au lendemain des élections de septembre que les services qui ont orchestré la campagne de recrutement avouent ne plus avoir le moindre contact avec la société émiratie. Dire adieu à ce qui était perçu comme une occasion en or va s’avérer douloureux. Pour beaucoup de candidats au départ, renoncer à tous les projets professionnels et privés échafaudés est dramatique. Ainsi, un jeune homme qui s’était fiancé après avoir signé son contrat de travail a finalement été éconduit par sa promise. Elle ne voulait plus de lui une fois le rêve Al Najat transformé en cauchemar… Toutes ces péripéties évoquent étrangement un sketch de l’humoriste algérien Fellag, Un bateau pour l’Australie. Sauf qu’ici, il n’y a pas de quoi rire. Le fondateur d’Al Najat, un certain Muhammad Ali Pasha, pakistanais détenteur d’un passeport britannique, n’en était pas à son coup d’essai. Cet escroc d’envergure internationale a déjà fait d’autres victimes en Égypte, en Syrie, au Pakistan, en Inde, en Indonésie et en Jordanie. Mais il semble que c’est au Kenya et au Maroc, où cet employeur fantôme aurait bénéficié de la « négligence » des autorités, que les plus gros dégâts soient à déplorer.
Amers et frustrés par l’attente, les candidats titulaires de contrats signés par l’Anapec entament à partir de septembre dernier sit-in, marches et manifestations. Outre des coups de matraque, ils finissent par obtenir le remboursement des frais médicaux et des dépenses consécutives à leur séjour à Casablanca. Mais les « Najatiyin », qui constituent désormais un mouvement fort de près de 300 membres, ne se satisfont pas de cette modique somme. Ils estiment avoir été floués et accusent le ministre de l’Emploi alors en place, Abbas al Fassi, d’avoir volontairement entretenu leurs illusions à des fins politiques. Ce qu’ils exigent, c’est leur dignité. C’est-à-dire un emploi stable qu’ils estiment être en droit de demander à l’État. Et tant qu’ils ne l’auront pas obtenu, ils occuperont le squat de la rue Bnou-Oudari.
Pour survivre, les Najatiyin sont aujourd’hui contraints de quémander dans les souks et les restaurants. Ils en profitent pour sensibiliser les petites gens à leur situation. Certains d’entre eux se sont improvisés vendeurs ambulants sur les plages ou dans les rues de la capitale. L’un d’entre eux, Said Warid, fait la tournée des terrasses de café et vend des photocopies de mots croisés. Chercher un emploi dans le privé, les Najatiyin, dont 54 % sont titulaires d’un diplôme universitaire, s’y refusent catégoriquement. « Le secteur privé n’est pas structuré. Il reste essentiellement familial et profite à une petite élite. Il ne garantit pas la stabilité à laquelle nous aspirons », répondent-ils tous invariablement, faisant montre d’une absence totale d’esprit d’initiative et d’un immobilisme désespérant. Pourtant, jusqu’à la publication de cette fameuse offre, tous ont monnayé leurs services auprès d’entreprises privées. Originaire de Marrakech, Rachid Karios, titulaire d’une maîtrise en économie, vivotait grâce à des contrats d’intérim. Aujourd’hui, il ne veut plus de cette vie de « vampire » qu’il menait alors en ne sortant que la nuit et en se cachant le jour pour dissimuler aux autres sa honte d’être chômeur.
En attendant cet improbable emploi que l’État leur offrirait sur un plateau, les Najatiyin sont déterminés à continuer leur lutte et brandissent la possibilité de s’immoler pour se faire entendre. Il est vrai qu’ils sont aujourd’hui très isolés. Si, aux premiers temps du scandale, les journaux nationaux ont fait leurs choux gras de l’affaire Al Najat, elle a fini par tomber aux oubliettes. Et c’est justement pour lutter contre l’oubli que Souad Guennoun, photographe engagée, qui a déjà réalisé un émouvant travail sur les enfants des rues, a choisi de tirer le portrait de chacune des victimes et de conter son parcours, comme pour rappeler que, derrière un drame collectif, il y a toujours des destins individuels qui se jouent.

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