Face à La dure loi du marché

Classées au rayon musique du monde, les oeuvres des auteurs et compositeurs africains peinent encore à s’imposer sur la scène internationale. Les artistes du continent doivent miser sur la créativité pour faire parler d’eux.

Publié le 25 août 2003 Lecture : 12 minutes.

Pour un album de musique africaine vendu dans un magasin spécialisé, il s’en écoulerait une dizaine de copies pirates sur les marchés parallèles. Un phénomène qui accentue l’érosion du poids économique des productions du continent, sur un marché mondial lui-même en net recul. À titre d’exemple, les ventes ont chuté de 10 % en 2002 aux États-Unis, et de 15 % en Allemagne. Il suffit d’aborder le sujet avec des professionnels du secteur pour ressentir le malaise ambiant. Selon eux, les artistes africains se trouvent souvent dans une position délicate vis-à-vis de leurs maisons de disques, et les données chiffrées collectées par les organismes professionnels confirment la morosité qui touche ce milieu.
La France, qui représente un débouché important pour ces artistes, constitue un cas intéressant. Tout diagnostic sur la santé du marché du disque africain doit nécessairement intégrer les deux modèles économiques qui y coexistent. Le premier est celui que les spécialistes appellent le « réseau Ghetto », circuit de distribution constitué de commerces de taille modeste regroupés dans des zones où la diaspora africaine a ses habitudes. À Paris, ces détaillants se concentrent autour de la gare de l’Est, sur l’axe Château-Rouge/Barbès ou encore à Saint-Denis, en banlieue. On y trouve une offre variée de disques compacts et de cassettes, largement calquée sur les tendances à la mode « au pays ». C’est d’ailleurs ce qui constitue son principal atout. Ici, le marché est dominé depuis plusieurs années par les artistes congolais, qui se distinguent autant par la quantité des références que par le volume de leurs ventes, avec des stars bien installées comme Koffi Olomidé, Werrason ou JB Mpiana. En témoigne la constance avec laquelle ces artistes remplissent les plus grandes salles parisiennes (Olympia, Zénith, Bercy).
Ces cinq dernières années, le zouglou ivoirien est venu détrôner la musique mandingue qui se classait tout juste derrière le ndombolo et ses variantes. Les chiffres restant néanmoins sans commune mesure avec les scores réalisés par le tiercé gagnant de Kinshasa. Dans le « réseau Ghetto », les meilleures ventes oscillent généralement entre 5 000 et 10 000 unités. À cette échelle, 15 000 exemplaires, c’est déjà presque un disque d’or ! Mais la relative opacité qui prévaut sur la réalité des ventes ne permet pas de tracer une véritable courbe d’évolution du marché. Aussi, les ténors du Ghetto n’apparaissent-ils dans aucun des classements reconnus par la profession, et régulièrement publiés par le Syndicat national de l’édition phonographique (Snep). Ce système a sa propre logique commerciale, ses propres réseaux de fabrication, et ses propres circuits de diffusion et de distribution. Moyennant quoi, un CD de Salif Keita, par exemple, se vendra beaucoup plus cher au magasin Virgin Megastore de Barbès que dans un commerce de Château-Rouge (Paris XVIIIe), sur le trottoir d’en face. Ce qui n’a pas manqué d’intriguer José da Sylva, patron du label Lusafrica, qui, après avoir produit un artiste congolais, a renoncé à explorer ce marché : « Tout le monde me proposait d’acheter le CD à un prix inférieur au coût de fabrication », se souvient-il. Il n’est d’ailleurs pas surprenant de rencontrer des artistes qui proposent directement leurs oeuvres, évidemment à des conditions plus favorables que celles de leur producteur.
Dans ce contexte, quels sont ceux qui s’en sortent le mieux ? Il semble que le marché soit aujourd’hui dominé par Next Music, qui a hérité d’un important catalogue à l’occasion du rachat de Sonodisc. Au total, ce label compte près de trois mille références, dont de nombreux trésors « méconnus », les actuels dirigeants n’étant pas spécialistes en la matière. Après avoir changé trois fois de direction ces deux dernières années, Next Music navigue sur des eaux plus calmes, essentiellement grâce aux bénéfices tirés du magnifique succès de Magic System, « Premier Gaou ». La tournée estivale du groupe dans les villes françaises devrait en outre doper un peu plus ses ventes. Simultanément, des valeurs sûres comme Koffi Olomidé ou Papa Wemba continuent d’assurer à Next Music une relative stabilité.
Parmi les acteurs incontournables, on citera également Mélodie, l’un des plus importants distributeurs, même s’il semble que Gilbert Castro, grand manitou de cette écurie autrefois très inspirée, manque aujourd’hui d’enthousiasme. La maison JPS Production, détentrice d’un joli catalogue d’artistes congolais, traverse, pour sa part, une mauvaise passe. À en croire les protagonistes congolais, ses résultats stagneraient et auraient même tendance à baisser, alors qu’elle affichait jusque récemment une belle prospérité. Une contre-performance que certains attribuent à des choix hasardeux en matière de gestion.
À défaut de constituer un baromètre fiable, ces signes indiquent tout au moins que quelque chose ne va pas. Mais il ne s’agit là que d’un moindre mal, comparé à la prise de contrôle totale du terrain discographique africain par les copies pirates. Si l’économie du « Ghetto » reste malgré tout viable, c’est en partie grâce à la vente de supports dérivés comme les DVD ou les CDV (Compact Disc Video), qui ont progressivement remplacé la bonne vieille cassette VHS. Bien sûr, personne ici ne reconnaît pratiquer le piratage.
Le second modèle économique repose sur la commercialisation par les majors qui dominent l’industrie du disque. Pour les artistes africains, signer un contrat n’est pourtant pas synonyme de pérennité : la plupart d’entre eux n’atteignent pas les objectifs de ventes imposés par leur maison de disques, généralement fixés au seuil minimal de 100 000 copies, chiffre à partir duquel il est envisagé un renouvellement automatique du contrat. Au dernier pointage réalisé en mai par le Snep, les Africains les plus cotés dans l’Hexagone étaient : l’indémodable Cesaria Evora, dont la collection de disques d’or s’est encore allongée ces derniers mois, avec la compilation Anthologie. Car si la Diva aux pieds nus est produite par un indépendant – Lusafrica -, elle doit sa bonne exposition au travail de BMG, qui assure sa promotion et sa commercialisation ; Tiken Jah Fakoli – avec plus de 70 000 exemplaires écoulés de Françafrique – possède encore une bonne marge de progression grâce à sa Victoire de la musique, décrochée en janvier 2003 ; Salif Keita a, depuis longtemps, franchi la barre des 80 000 exemplaires avec l’inattaquable Moffou ; Youssou Ndour, enfin, a vendu près de 90 000 exemplaires de son dernier album, Nothing’s in Vain. Si l’on ajoute les chiffres du marché anglo-saxon, on peut penser que ces artistes-là n’ont pas de véritables soucis à se faire.
Youssou Ndour est d’ailleurs régulièrement cité comme un exemple de réussite au pays des majors. Le Sénégalais est parvenu à élaborer une carrière internationale à partir d’un contrat avec une multinationale tout en gardant sa base au pays. En 1997, « Seven Seconds », son duo avec Neneh Cherry tiré de l’album The Guide, fait le tour du monde. Youssou est programmé dans les lieux les plus réputés, le single se vend à plusieurs millions d’exemplaires, donnant à l’artiste une cote alors jamais atteinte par un artiste africain. L’album suivant, Joko, from Village to Town (2000), ne recueillera pas autant les suffrages du public. Après être passé chez Virgin, Youssou Ndour quitte Sony. Qui d’ailleurs ne le retient pas. Aujourd’hui, il est sous licence chez Universal.
Exception faite de Salif Keita, les porte-drapeaux de la musique africaine n’auront pas vu leur carrière exploser, notamment en France, comme on s’y serait attendu, après leur passage dans des majors. Depuis « Yéké Yéké », au milieu des années 1980, Mory Kanté n’a pas retrouvé la voie des charts. Sa tentative de retour sur la scène internationale avec Tamala (2001), sorti chez Sono (Next) n’a pas été une grande réussite. Avec un premier album très inspiré, Lokua Kanza déroute la critique et éblouit le public en 1993. BMG s’empresse de le faire signer… et s’en sépare deux albums plus tard pour « résultats insuffisants ». En 2002, il revient au mieux de son inspiration sous les couleurs d’Universal Jazz avec l’album Toyebi te. Mais les derniers chiffres de vente restent modestes.
D’abord produit par Syllart, Ismaël Lô passe sous contrat avec Barclay en 1991, sous la direction artistique de Philippe Constantin. La même année, ce dernier quitte Barclay et crée Mango/Island avec un catalogue qui contient quelques voix prestigieuses de la scène africaine comme Salif Keita, Ray Léma, Ismaël Lô, Baaba Maal ou Angélique Kidjo. La Béninoise sort son deuxième album international sous ce label. Obligée de quitter la France pour s’installer aux États-Unis faute de maison de disque disposée à la produire, elle fustige la pratique des quotas qui pénalise la diffusion des musiques africaines sur les radios françaises. En 1994, Ismaël Lô signe un album chez Mango/Island (Iso) avant que celle-ci ne le « vende » avec les meubles à Mercury, une filiale d’Universal. Deux ans plus tard, Mercury sort Jammu Africa, une compilation proposant quelques-uns de ses meilleurs titres, et en 2001, Dabah, avec une production qui détonne. Mais l’album n’a pas le succès attendu. Avant son concert du 5 avril dernier, au Zénith de Paris, la maison de disques a relancé la promotion de Jammu Africa, dont la cote n’a pas baissé parmi le public, à la fois africain et européen. L’essentiel des chansons de cette compilation relève de l’ère Syllart/Mango.
Au total, on compte très peu d’élus pour plusieurs dizaines d’appelés, dont les résultats sont jugés « insuffisants ». Cet écrémage renforce le sentiment de « désaffection » du public occidental pour la musique africaine, argument avancé par les majors pour justifier les chiffres et diagnostiquer le mauvais état de santé du marché. Mais ce jugement demeure basé sur une échelle des valeurs marchandes établie uniquement par ces mêmes majors, et qui ne prend en compte que les artistes relevant de leur catalogue. Peut-on pour autant affirmer que la musique africaine se vend moins bien aujourd’hui en France qu’il y a dix ans ? Comment s’y retrouver quand les artistes africains ne constituent plus une catégorie à part, mais sont noyés dans ce concept flou qu’est la World Music ?
Il faut remonter à l’année 1987 pour comprendre cette évolution. Au début des années 1980, Paris sert de vitrine d’exposition pour de nouveaux idiomes musicaux, jusque-là inconnus du grand public. À la faveur d’un contexte politique favorable – arrivée de la gauche au pouvoir et nomination de plusieurs soixante-huitards à la tête d’associations et de mouvements culturels en France -, la musique africaine occupe la scène, et ses têtes d’affiche commencent à se faire connaître. En quelques années, Paris leur offre une ouverture sur le monde. De toute la planète, journalistes et producteurs débarquent dans la capitale pour comprendre ce bouillonnement. D’une curiosité culturelle, les labels indépendants anglais vont faire une réalité commerciale en inventant le terme de World Music. Leur but : en faire une catégorie identifiable dans les bacs des magasins de disques. Ils tiennent à s’assurer le contrôle commercial de ce mouvement, qui intègre les musiques africaines dans un ensemble informe comprenant tous les produits musicaux différents de la norme anglo-saxonne dominante. La presse spécialisée valide ce nouveau concept commercial dès 1991, avec l’apparition des catégories World Music dans les classements de ventes des journaux comme l’hebdomadaire américain de référence Billboard.
À cette période, le marché mondial du disque commence à stagner. Il est dominé par Warner, qui relève de la multinationale américaine du divertissement Time Warner. En Europe, c’est la néerlandaise Polygram, une filiale du groupe Philips, qui tient le haut du pavé. Au début des années 1990, l’industrie du disque se restructure à coups de rachats et de concentration pour donner naissance à des major companies. À titre d’exemple, Barclay, qui était une maison de disques à part entière, est absorbée par Phonogram. Aujourd’hui, elle n’est plus qu’un sous-label de la galaxie Vivendi Universal, le numéro un mondial. En conséquence de quoi, la dynamique des labels spécialisés « Afrique » mis en oeuvre chez Barclay, Mango et autres a été brisée. Les principaux acteurs du succès des musiques africaines sont mis sur la touche dans des maisons qu’ils ne contrôlent plus. Chris Blackwell (artisan de la carrière internationale de Bob Marley) perd quasiment tout pouvoir au sein d’Island, une maison qu’il a fondée, aujourd’hui absorbée par la tentaculaire Polygram. Philippe Constantin doit se résoudre à abandonner le magnifique catalogue qu’il avait constitué autour de Mango/Island.
C’est ainsi que la plupart des leaders de la scène africaine passent chez des majors avec l’espoir de se faire un nom sur la scène internationale. Ils y perdent une chose essentielle : l’une des principales caractéristiques des labels « indépendants » était d’accompagner la carrière de leurs artistes. Alors que les majors ne se préoccupent plus du long terme et que les musiques du monde ne sont plus, à leurs yeux, un bon créneau pour investir. Désormais, les rares à s’aventurer sur le champ des musiques africaines se contentent de ressortir des recettes éprouvées et appliquées à d’autres « produits », afin d’atteindre un plus large public. Elles ne maintiennent qu’un intérêt minimal sur cette niche de marché, pour en tirer profit le plus rapidement possible. Et dans cet environnement devenu très concurrentiel du fait de l’émergence de nouveaux courants porteurs – comme la musique latino -, les Africains ne bénéficient plus de la même médiatisation. Sans que leur potentiel artistique ait baissé pour autant. Les récentes données collectées sur le terrain confirment néanmoins le maintien d’un certain engouement pour les musiques du monde, traduit par l’accroissement relatif des parts de marché accordées à ce courant.
Aujourd’hui, en France, ces parts sont estimées entre 5 % et 6 % de l’ensemble de l’offre discographique, dépassant le jazz et la musique classique. Une enquête menée entre 1998 et 2000 par l’association Zone Franche, portant sur le poids des musiques du monde en France, confirme également que la part des musiques africaines dans l’ensemble de la programmation est significative. Avec une hausse de 17 % en deux ans, le continent fournit toujours le troisième contingent d’artistes « musiques du monde ». Il compte pour 16 % du total de l’offre dans cette catégorie. Conclusion : malgré la crise apparente, il se produit aujourd’hui de plus en plus de disques africains.
On dénombre parallèlement un nombre croissant de concerts et de tournées, avec des taux d’affluence qui ont progressé de manière sensible. Les festivals et les lieux proches du public jouent un rôle clé dans la diffusion de ces oeuvres. On note qu’en France de plus en plus de spectateurs prennent d’assaut les manifestations tels le festival Musiques métisses d’Angoulême, le Festival d’été à Nantes, Africolor à Saint-Denis, ou encore le Festival de Ris-Orangis, en banlieue parisienne. Premier genre musical dans les petites salles (35 %) et les festivals (72 %), les musiques du monde peinent cependant à investir les grandes enceintes, qui leur préfèrent le rock, le rap ou la variété. Ce qui ne suffit pas pour parler de désintérêt de la part du public… Des petites maisons comme Buda Musique, Harmonia Mundi et certains de leurs homologues anglo-saxons ont décidé d’adapter de nouveaux schémas commerciaux spécifiques à ce type de productions, en ouvrant des boutiques spécialisées. Des artistes comme Rokia Traoré, le Bembeya Jazz, Boubacar Traoré, Orchestra Baobab, les Mahotella Queens ou Habib Koité, qui ne bénéficient pas de la même exposition médiatique que les artistes issus des majors, parviennent cependant à réaliser de belles performances en s’appuyant uniquement sur ce réseau alternatif. Peut-on en conclure que ce seul axe de diffusion leur permettra d’accroître leur audience ? Peut-être pas, mais en attendant que les grands médias qui les ignorent encore s’ouvrent à la diversité, les petits producteurs indépendants restent les seuls garants de la pérennité de la création africaine. Aussi se doivent-ils de renforcer ces réseaux de diffusion.
Enfin, pour continuer de se renouveler, la musique africaine doit faire face à un autre phénomène : l’usage abusif des synthétiseurs et boîtes à rythmes, qui caractérise désormais l’essentiel de la production issue du continent. On peut se réjouir du succès de groupes comme Magic System, qui font une utilisation intelligente de l’électronique. Mais c’est loin d’être le cas pour les jeunes artistes africains qui rêvent de devenir les prochains Salif Keita, Youssou Ndour ou Cheb Mami, mais oublient que ces monstres sacrés ont appris leur métier avec des musiciens traditionnels, au sein de véritables orchestres. Le retour sur le devant de la scène de « vieux routiers » comme l’Orchestra Baobab, le Bembeya Jazz ou les Cool Crooners, avec un succès qui ne se dément pas, est un juste hommage rendu à une époque où la tradition des orchestres a permis à la musique africaine moderne de se développer avec une créativité exceptionnelle. Souhaitons que, dans une démarche innovante, ils parviennent à juxtaposer avec sensibilité rythmes d’Afrique et sonorités pop, pour aboutir à la formulation d’une nouvelle esthétique musicale. Celle de l’Afrique des années 2000. Leurs aînés n’ayant pas fait autre chose, au lendemain des indépendances, avec la guitare électrique ou les cuivres cubains.

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