Un Gatsby oriental

Parmi les personnalités mises en cause dans le scandale onusien « Pétrole contre nourriture » figure un homme d’affaires coréen à la réputation sulfureuse. Son nom ? Tongsun Park. Ce n’est pas la première affaire trouble dans laquelle il est impliqué…

Publié le 25 juillet 2005 Lecture : 7 minutes.

Dans les années 1970, les activités de lobbying de l’homme d’affaires coréen Tongsun Park furent à l’origine d’un retentissant scandale – le Koreagate – dans lequel 187 membres du Congrès américain se trouvèrent impliqués. À l’époque, il vendait officiellement du riz. En fait, il travaillait plus ou moins secrètement pour le compte du gouvernement de Séoul, désireux de s’attirer les faveurs de l’administration Carter. En 1978, contraint de témoigner devant le Congrès, il avait passé des aveux complets, ce qui lui avait valu un acquittement inattendu.
Un quart de siècle plus tard, Tongsun Park, 70 ans, s’est reconverti dans le pétrole. Et c’est la machine onusienne qui fait les frais de son trouble jeu d’influences. Le 14 avril, David Kelley, le procureur fédéral du district sud de New York, a lancé à son encontre un mandat d’arrêt international. Il l’accuse d’avoir servi d’intermédiaire entre Saddam Hussein et plusieurs hauts fonctionnaires onusiens. L’opération aurait permis à l’ancien dictateur irakien de détourner plus de 2 milliards de dollars au détriment du programme Pétrole contre nourriture (lancé en 1996). Parviendra-t-il, cette fois, à échapper à la justice américaine ?
Park est né en 1935, à Sinchang, dans la partie septentrionale d’une Corée pas encore divisée. Il est le fruit d’une liaison extraconjugale. Son père, un businessman enrichi grâce au pétrole et au charbon, était déjà marié et père de trois enfants (deux fils et une fille) quand il en eut un quatrième – Tongsun – avec sa maîtresse – qu’il ne tarda pas à installer au domicile familial ! Selon la tradition, ses deux aînés sont destinés à prendre sa sucession, mais il ne les aime guère : il se montrera toujours froid et distant avec eux. Son affection, il la réserve à sa deuxième femme et à son plus jeune fils. Jalousé par ses frères mais choyé par ses parents, le jeune Tongsun grandit dans la quiétude et l’insouciance d’un foyer aisé. Sa mère place en lui de grands espoirs, et Tongsun comprend vite qu’il dispose d’un atout capital dans la perspective de sa réussite future : son charme. Il ne se privera pas d’en jouer.
À 17 ans, le « petit prince » au sourire irrésistible débarque aux États-Unis. Ses parents l’ont inscrit à la prestigieuse université de Georgetown, à Washington. Sa mère souhaitant qu’il devienne diplomate, il entreprend d’étudier les relations internationales. Parallèlement, il s’exerce aux ronds de jambe et écume les soirées branchées. Dès la première année, il brigue la présidence de l’Association des étudiants, organise des dîners, porte les habits à la mode et raccompagne ses amis dans sa Buick flambant neuve. Ses activités mondaines lui laissent peu de temps pour l’étude ? Qu’importe ! Il a l’habileté de se lier avec les plus brillants de ses condisciples, qui, la veille des examens, lui apportent sur un plateau un résumé des cours. Il est élu président de l’Association des étudiants coréens aux États-Unis et vice-président des étudiants de Georgetown. En 1962, il décroche enfin son diplôme. Mais le réseau de relations qu’il est parvenu à constituer est assurément plus important : il est connu du tout-Washington !
Il est désormais temps de gagner sa vie, et Tongsun rentre en Corée, où ses frères lui offrent la présidence d’une compagnie de tankers. Mais il retourne souvent à Washington et veille à entrenir ses nombreuses amitiés bien placées. En mars 1966, il fonde le Georgetown Club, dont il installe le siège dans un quartier chic de la capitale fédérale. Quelques mois plus tard, le président Lyndon Johnson honorera de sa présence une soirée destinée à collecter des fonds pour la nouvelle association. Le lendemain, la presse évoque pour la première fois le nom de Tongsun Park…
Pourtant, le jeune Coréen a un problème. Millionnaire en Corée, il ne peut transférer aux États-Unis autant d’argent qu’il le voudrait en raison du strict contrôle des changes en vigueur à l’époque. Ce manque chronique de liquidités est un gros handicap pour celui qu’on commence à surnommer le « Gatsby oriental », en référence, bien sûr, au célèbre roman de Francis Scott Fitzgerald.
Un soir de 1967, il s’entretient du problème avec son ami Richard Hanna, représentant de la Californie au Congrès. Il lui explique que la Corée du Sud a un urgent besoin de riz, alors que l’ouest des États-Unis, dont les riziculteurs sont généreusement subventionnés par le gouvernement, en produit en quantité et à bas prix. Grand connaisseur des deux pays, il estime avoir le profil idéal pour monter une vaste opération d’import-export. Hanna accepte de jouer les intermédiaires et convainc les deux parties que Park est l’homme de la situation. Le gouvernement coréen choisit ce dernier comme unique intermédiaire avec la California Growers Association. Un système de redistribution des commissions prélevées sur le riz subventionné est mis en place au bénéfice des membres du Congrès. Entre 1966 et 1976, Park exporte vers la Corée 1 million de tonnes de riz. Il est désormais à la tête d’une fortune avoisinant 10 millions de dollars.
Redevable envers le gouvernement de son pays, il en devient l’agent officieux. À l’époque, Séoul a le plus urgent besoin du soutien politique et, surtout, financier des États-Unis et les talents de lobbyiste de Park vont faire merveille. Lorsque éclate le scandale du Koreagate, son étoile est au zénith et il ne cache pas son ambition d’être nommé ambassadeur à Washington.
Plus dure sera la chute. En 1977, on découvre qu’il a versé des commissions occultes à de nombreux parlementaires. Une enquête est diligentée et, un an plus tard, Park doit témoigner devant une commission du Congrès. Il avoue tout en échange de sa liberté. Robert Boettcher, qui dirigea l’enquête parlementaire, a par la suite consacré un livre (Gift of Deceit) au Koreagate. Le problème, écrit-il, est que Tongsun Park « avait trop bien appris les leçons de l’Amérique ». Il n’était « ni un espion de haut vol ni un vrai méchant, seulement un petit corrupteur de l’éthique publique ».
Après le scandale, Park s’efforce de se faire oublier et retourne vivre en Corée. Mais il continue de séjourner régulièrement à Washington, où certains de ses amis, hommes d’affaires ou responsables politiques, lui sont restés fidèles. Pendant la tourmente, déjà, plusieurs d’entre eux avaient accusé le gouvernement et la presse d’avoir trouvé en lui un bouc émissaire commode, alors que son seul tort, au fond, était de s’être montré trop peu avare de ses largesses. Explication de Wyatt Dickerson, l’un de ses ex-associés, au Washington Post : « Chaque fois qu’il venait aux États-Unis, il rapportait des cadeaux à tous les gens qu’il connaissait, qu’il s’agisse d’un membre du Congrès ou d’un simple garagiste. Il ne comprenait pas qu’il y a certaines personnes à qui il vaut mieux ne rien offrir. »
On ne se débarrasse pas si facilement de sa culture. Ou de ses mauvaises habitudes. En avril 2005, vingt-sept ans après avoir disparu des colonnes des journaux américains, Tongsun Park est de retour sur le devant de la scène, impliqué dans l’énorme scandale Pétrole contre nourriture. Selon le procureur américain chargé de l’enquête, Tongsun aurait, en 1992 et 1993, à New York et à Genève, rencontré un haut responsable onusien pour le convaincre d’« adapter » le programme Pétrole contre nourriture, alors en cours d’élaboration. Les investigations n’en sont encore qu’à leur début, mais plusieurs personnalités sont déjà dans le collimateur de la justice. Conseiller du Premier ministre canadien et envoyé spécial de Kofi Annan en Corée du Nord, Maurice Strong a ainsi démissionné de ses fonctions à l’ONU à la fin du mois d’avril. Son contrat, qui venait à expiration le 14 juillet, n’a pas été renouvelé. Strong a admis avoir été en relation avec Park. Difficile de faire autrement puisqu’en 1997 celui-ci a investi 1 million de dollars dans une compagnie pétrolière qu’il contrôle (Cordex). Mais il nie toute implication dans le programme incriminé.
Quant à Tongsun Park, on a plus ou moins perdu sa trace. On le dit malade et il n’a pas été aperçu à Washington depuis au moins huit mois. La dernière fois qu’il s’est exprimé publiquement, il a évoqué une série de projets délirants : de l’élargissement du canal de Panamá au nettoyage du site de Tchernobyl, en passant par la construction d’un sous-marin pour le compte de Taiwan… Certains en viennent à se demander s’il a encore toute sa raison…
Quoi qu’il en soit, Paul Volcker, l’ancien président de la Réserve fédérale américaine, qui a été chargé d’enquêter sur le scandale au sein de l’ONU, devrait rendre public son rapport au mois d’août. De son côté, Park étudierait, dit-on, la proposition que lui aurait transmise le procureur de plaider coupable afin de faciliter le travail des inspecteurs – qui n’ont toujours pas découvert « le responsable des Nations unies » qu’il aurait corrompu grâce à l’argent de Saddam – et, accessoirement, d’échapper à la prison. Voire, pourquoi pas, d’éviter de finir comme Gatsby le Magnifique, son modèle : avec une balle dans la tête.

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