« Pourquoi nous devons partir »

Pour la première fois, un responsable de haut niveau il fut numéro deux du Pentagonepuis directeur de la CIA au milieu des années 1990 plaide pour un retrait rapide des forces américaines.

Publié le 25 juillet 2005 Lecture : 5 minutes.

La politique étrangère des États-Unis devrait être guidée par deux principes généraux. Le premier est la sauvegarde de notre sécurité et la défense de nos intérêts politiques. Le second est le soutien que nous nous devons d’apporter à tous les peuples pour leur permettre d’accéder à la prospérité et à la bonne « gouvernance ».
Il est tout à fait possible que, forts de nos encouragements et instruits par notre exemple, de nombreux pays choisissent de se rallier à la démocratie et à l’économie de
marché, fût-ce sous une forme adaptée à leur culture. Mais il va de soi que d’autres pays, sous l’influence de facteurs comme les différences ethniques, la pauvreté ou les traditions politiques et religieuses, emprunteront une voie radicalement différente. Provisoirement ou pour toujours.
Reste que l’Amérique, lorsqu’elle s’efforce d’imposer dans d’autres parties du monde des gouvernements à sa dévotion, s’engage sur un très périlleux chemin. Une chose est de mettre en uvre une politique étrangère s’efforçant de promouvoir les valeurs démocratiques. Une autre, bien différente, est d’imaginer possible d’arriver à ce résultat en se bornant, pour l’essentiel, à envoyer des troupes sur le terrain. Cela est vrai dans tous les cas : que nous choisissions d’intervenir seuls, comme c’est largement le cas en Irak, ou que nous mettions en place une coalition internationale.
Apparemment, de nombreux responsables de l’administration Bush étaient convaincus qu’il suffisait de renverser Saddam Hussein pour que, de manière quasi spontanée, l’Irak et, avec un peu de chance, le Moyen-Orient tout entier se convertissent à la démocratie. Mais cette stratégie erronée qui consiste à intervenir dans un pays étranger pour y construire une société qui ait notre agrément n’est pas une exclusivité républicaine ou conservatrice.
Elle a en effet son pendant dans le camp démocrate et libéral, où l’on considère que le devoir de l’Amérique est d’intervenir dans tout pays où les droits de l’homme sont notoirement bafoués, et sa responsabilité de s’opposer, chaque fois que possible, au maintien au pouvoir de régimes totalitaires. Le discours démocrate est ainsi peu à peu passé de la notion de peacekeeping (maintien de la paix) à celle de peacemaking (restauration de la paix par la force) voire à celle de nation-building (construction d’une nation). L’intervention décidée par l’administration Clinton en Bosnie, au milieu des années 1990, est caractéristique. Son objectif de départ était parfaitement louable : arrêter l’« épuration ethnique » déclenchée par les Serbes contre les Bosniaques. Et puis, on en est insensiblement venu au rêve d’une société « multiethnique » fondée sur la coexistence pacifique entre trois communautés les Bosniaques musulmans, les Croates et les Serbes qui se haïssent farouchement depuis la nuit des temps! []
Alors, que nous reste-t-il à faire en Irak ?
Il est communément admis, même par ceux qui désapprouvèrent l’invasion de 2003, qu’il est de la responsabilité des États-Unis de maintenir des troupes sur le terrain tant qu’une série d’objectifs minimums n’auront pas été atteints. Il faut, nous explique-t-on, que le peuple irakien bénéficie d’une sécurité relative; qu’un gouvernement stable et représentatif soit mis en place dans un délai raisonnable ; enfin, que les infrastructures civiles soient, au moins partiellement, reconstruites.
Un retrait à brève échéance paraît impensable à la majorité des responsables politiques, qu’ils soient républicains ou démocrates, parce qu’ils doutent que nous laissions derrière nous un Irak enfin pacifié et redoutent que notre départ se traduise par une multiplication des troubles dans la région. L’hypothèse la plus largement partagée est donc que nous allons être contraints de rester dans ce pays pendant plusieurs années encore, peut-être en y réduisant l’importance de nos forces, mais en continuant d’y engloutir des sommes gigantesques (plus de 1 milliard de dollars par semaine) et d’y sacrifier la vie de nos soldats (une ou deux dizaines de morts et de blessés graves par semaine). Tout cela pour simplement atteindre ces objectifs minimums.
Pourtant, cette analyse conventionnelle néglige deux données essentielles. La première est que notre présence continue en Irak nuit considérablement à nos intérêts dans le monde arabe. La seconde est qu’elle affecte notre capacité à faire face aux autres menaces pesant sur notre sécurité, que celles-ci soient le fait de la Corée du Nord, de l’Iran ou du terrorisme international. Ceux qui considèrent qu’il nous faut coûte que coûte « tenir le coup » parce qu’un retrait prématuré nuirait à la crédibilité globale de l’Amérique doivent comprendre qu’un éventuel échec en Irak aurait pour nous des conséquences autrement plus dommageables. Or je ne crois pas que nous soyions en passe
d’atteindre aucun de nos objectifs clés dans ce pays. À certains moments, il arrive que l’insécurité paraisse régresser ou que l’efficacité du gouvernement irakien semble
s’améliorer, mais ce ne sont là qu’illusions : l’effet de déstabilisation provoqué par l’insurrection ne diminue pas.
Dès le moment où, après la chute de Bagdad, la décision a été prise de dissoudre l’armée
irakienne, une situation sécuritaire insoluble a été créée : impossible, dans ces conditions, de venir à bout de factions ethniques qui multiplient les opérations hostiles avec le concours de militaires et de membres des forces de sécurité démobilisés (mais nullement désarmés) et le soutien actif de plusieurs pays voisins. L’insurrection ne
pourra être aisément vaincue ni par les troupes américaines ni par les nouvelles forces de sécurité irakiennes, par trop inexpérimentées. Même dans l’hypothèse improbable où les Nations unies, l’Otan, nos alliés européens et le Japon choisiraient de s’impliquer sérieusement en Irak, la situation n’en serait pas fondamentalement changée.
Aujourd’hui, la meilleure stratégie consiste à mettre au point un plan de retrait rapide incluant des dispositions politiques, militaires et économiques clairement définies. Sur le plan politique, les États-Unis pourraient annoncer leur intention de retirer leurs troupes et, parallèlement, faire pression sur Bagdad et ses voisins pour qu’ils admettent que leur intérêt commun est de permettre une évolution pacifique de l’Irak, sans intervention extérieure. Le 15 décembre, date des premières élections qui seront organisées en Irak après l’adoption (en août, en principe) de la nouvelle Constitution,
pourrait constituer le bon moment pour amorcer ce retrait.
Sur le plan militaire, nous pourrions programmer une réduction progressive du nombre et de l’ampleur de nos opérations en Irak, mais de manière suffisamment souple pour ne pas procurer un avantage tactique aux insurgés. Toute une série de dispositions comme l’interdiction du survol aérien, la surveillance des frontières, l’entraînement des forces de sécurité irakiennes, la collecte du renseignement ou l’entretien d’une force régionale d’intervention rapide seraient, en revanche, maintenues.
Sur le plan économique, nous pourrions définir le montant de l’aide que nous sommes disposés à octroyer à l’Irak tant que ce pays ne s’écartera pas du chemin de la paix.
L’idéal serait cette aide soit incluse dans un programme plus vaste d’assistance économique aux pays arabes favorables à nos intérêts. Il va de soi que ces mesures ne suffiraient pas à garantir le retour de la sécurité et de la démocratie dans un Irak définitivement à l’abri de toute domination étrangère. Mais elles constitueraient un premier pas dans la mise en place d’une stratégie à long terme visant à défendre les véritables intérêts de l’Amérique au Moyen-Orient et dans la région du Golfe.

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