Islam-Occident : une nouvelle mystification

Publié le 25 juillet 2005 Lecture : 7 minutes.

« Alliance des civilisations. Sécurité internationale et démocratie cosmopolite. » Tel est le thème du colloque qui s’est tenu à Madrid les 6 et 7 juin 2005, parrainé par l’Université Complutense et le ministère des Affaires étrangères et de la Coopération. L’objectif était d’approfondir un projet présenté par le chef du gouvernement espagnol le 21 septembre 2004, six mois après les attentats terroristes survenus à Madrid, et assumé par le secrétaire général des Nations unies.
L’idée est excellente. La question que je me pose cependant est la suivante : le projet peut-il déboucher sur un résultat concret et sur un tournant réel dans les relations Islam-Occident ? Ou ne sera-t-il qu’un camouflage de plus des visées hégémoniques de l’Amérique, soutenue par tous les dictateurs arabes qui, n’ayant su ni prévenir ni contenir ce qui n’était qu’une querelle de famille, se sont faits ses complices, car cette puissance est leur paratonnerre contre la colère de leurs peuples ?
Ma réponse, après avoir participé au colloque, est la suivante : imaginé au départ comme un tournant, le processus tel qu’il semble se concrétiser est devenu un camouflage, auquel participeront les États « amis » de l’Amérique, mais auquel ne se laisseront pas prendre les principaux intéressés, qui ne sont plus dupes, en l’occurrence les sociétés musulmanes. En effet, confier le projet aux Nations unies et à son secrétaire général, qui a prouvé qu’il est tout sauf un homme de droiture et de décision, c’est le condamner d’avance à l’échec.
Pourtant, le projet, tel qu’il fut présenté initialement par le chef du gouvernement espagnol, est le dernier recours, dans la conjoncture actuelle, pour éviter à notre monde une cassure lourde de conséquences à court et à long terme. L’auteur du projet est incontestablement un homme d’État d’une rare lucidité d’esprit ; seulement, pas plus que Jacques Chirac en son temps, il n’a la détermination indispensable pour le faire aboutir. Celle-ci, inéluctablement, nécessite d’affronter l’Amérique.
Voici dans quels termes fut présenté le projet :
« En tant que représentant d’un pays créé et enrichi par diverses cultures, je souhaite proposer devant cette Assemblée une Alliance des civilisations entre le monde occidental et le monde arabe et musulman. Un mur est tombé. Nous devons maintenant éviter que la haine et l’incompréhension n’en dressent un autre. L’Espagne soumet au secrétaire général, dont elle appuie fermement le travail à la tête de cette organisation, la possibilité de constituer un groupe de haut niveau pour mener à bien cette initiative. »
Je soutiens pleinement cette proposition, qui rentre dans le cadre de mon engagement depuis trois décennies, et c’est pour cette raison que j’ai accepté de participer au colloque. Mais la proposition, telle qu’elle fut présentée, a déjà avorté. Il ne s’agit plus, en effet, d’une Alliance « entre le monde occidental et le monde arabe et musulman » pour « éviter la haine et l’incompréhension », mais d’une « Alliance des civilisations » pour assurer « la sécurité internationale » – bien sûr à l’américaine ! – via le secrétaire général de l’ONU, qui, entre autres bienfaits, obéissant aux diktats de Washington, a affamé l’Irak durant une dizaine d’années et privé ses enfants de lait et de médicaments.
Je n’ai plus aucune confiance dans ce que jadis Charles de Gaulle, qui ne mâchait pas ses mots, appelait à juste titre « un machin ». Hélas ! un machin malfaisant et meurtrier qui a laissé mourir près d’un million d’hommes au Rwanda, qu’on aurait pu sauver avec quelques milliers de Casques bleus, parce que cela n’intéressait pas les Américains, plus intéressés par le pétrole de l’Irak, pays auquel ils ont apporté, avec un cynisme sans pareil dans le mensonge, en guise de démocratie, le vote confessionnel, la guerre civile et la ruine. Je n’ai plus confiance dans un « machin » soumis aux États-Unis, dont la seule morale est le cynisme. Mettre la proposition du gouvernement espagnol dans le cadre vicié de l’ONU, c’est la situer dans la vision américaine et manichéenne du monde, un monde dans lequel l’Amérique est l’axe du Bien, et l’Islam l’axe du Mal. Rien ne l’empêchera dès lors d’être instrumentalisée au profit du cynisme politique.
Le choix des participants au colloque, en écrasante majorité acquis à la vision de Bush, c’est-à-dire à celle des 90 % des Américains qui ont plébiscité son intervention en Irak, me confirme dans cette analyse. La conférence inaugurale fut confiée à Georges Corm, dont le nom ne laisse pas deviner qu’il s’agit d’un Libanais d’origine – il fut même ministre des Finances dans son pays natal. Il situa la question, avec un louable détachement et une sereine objectivité, dans son cadre historique et actuel, et fit cette proposition finale : « Personnellement, je plaiderai pour un moratoire sur les discussions sur l’Islam » (ainsi souligné dans le texte).
Dans les communications et les discussions qui suivirent, personne ne fit allusion à la situation prévalant en Afghanistan et en Irak, où l’Islam est agressé et humilié, ni ne proposa le retrait des troupes d’occupation comme un préalable sine qua non à toute « Alliance des civilisations entre le monde occidental et le monde arabe et musulman », dans la justice et la dignité.
Il faut croire que, dans l’esprit de la majorité des participants, cette Alliance doit entériner l’occupation, et justifier le retour à la situation de 1920 admirée par Samuel Huntington, celle du traité de Sèvres. L’Italien Daniele Archibugi, professeur d’économie et de sciences politiques, auteur d’une communication sur la démocratie cosmopolite, très savante mais sans lien avec le sujet, nous dit même combien l’Italie fut reconnaissante à l’Amérique de l’avoir libérée du fascisme. De là à penser à l’ingratitude de l’Irak, il n’y qu’un pas, que tous les bushiens présents avaient sûrement et aisément franchi en esprit. Il est fastidieux de relater tous les propos tenus pour noyer la proposition initiale dans des considérations hautement théoriques et utopiques, et pour la vider de tout contenu pratique et concret. Aucune action concrète ne fut proposée. Je me limite à quelques exemples suggestifs.
L’Égyptien Nader Fergany nous parla de la pauvreté comme facteur d’instabilité ; Tariq Ramadan, d’origine égyptienne, professeur à Genève, de l’Islam européen, perçu comme un danger par la majorité de la population en Europe ; le Turc Avner des difficultés d’accès de son pays à l’Union européenne, où je pense qu’il n’a rien à faire ; Thierry Fabre, directeur de recherche à la Maison des sciences de l’homme d’Aix-en-Provence, qui tint à se démarquer de mes considérations sur l’ONU, plaida, afin de rapprocher les civilisations, en faveur d’un développement des traductions grâce à d’importants moyens financiers. Je demande : à quoi servirait alors l’Unesco ? Et à quoi serviraient des traductions qui ne subsisteraient que grâce à un dopage financier, parce que invendues et donc non lues ? La fameuse journaliste italienne Oriana Fallaci, dont je soutiens sans réserve le droit à la liberté d’expression, n’a pas besoin de soutien financier pour se faire publier à des millions d’exemplaires, preuve qu’elle exprime l’opinion de la majorité des Occidentaux sur l’Islam, et c’est cette opinion qui a dominé le colloque de Madrid. Enfin, une éminente juriste française exposa, avec une érudition sans faille, la manière de renforcer le droit international et de le rendre « indéréglable ».
C’est bien, c’est même très bien. Seulement, qui traduirait Ariel Sharon ou George Bush devant une juridiction internationale ? À cette objection, la conférencière me répondit qu’elle aime les utopies. Moi aussi, à condition qu’il y ait une volonté de donner à l’utopie un topos. Ce qui n’est pas le cas, et c’est justement ce qui ne fut envisagé à aucun moment du colloque.
Aujourd’hui, confier le projet du gouvernement espagnol à l’ONU, c’est tout simplement lui assurer un enterrement de première classe, avec les fleurs du président Bush. Tout se passe comme si le gouvernement espagnol, ayant réalisé avec frayeur l’audace de son entreprise, avait voulu s’en démettre sur le falot Kofi Annan, dont, nous dit-il, il « appuie fermement le travail à la tête » de l’ONU. Plusieurs États, dont la Tunisie, ont déjà donné leur adhésion au projet en passe de devenir ainsi étatique et onusien, c’est-à-dire un outil de plus de mensonge, de mystification et de cynisme qui, parrainé par les États, ne trompera pas les peuples de l’Islam qu’on ne peut plus mystifier, mais dont il augmentera la méfiance, résultat inverse de celui recherché.
C’est ce qui m’amena à insister, sans aucun succès, pour ramener le projet à la case départ, de le faire parrainer exclusivement par l’Espagne et la Turquie. En raison de leurs passés respectifs, ces deux pays peuvent jouer sur la scène internationale un rôle médiateur mobilisateur et crédible pour assurer une fonction complémentaire aux deux civilisations dont elles sont les symboles et les conduire ensemble dans la bonne direction. S’il y a une volonté politique et morale commune, lucide et consciente de l’importance de l’enjeu, la proposition en elle-même n’a rien de chimérique. L’Espagne et la Turquie ont des atouts sérieux pour aboutir là où Chirac a échoué.

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