Requiem pour les néocons

Ils rêvaient de dominer le paysage intellectuel et politique américain pendant un demi-siècle. Une folle aventure s’achève, du côté de Bagdad, dans le sang et les larmes.

Publié le 25 juin 2007 Lecture : 8 minutes.

Pour les néoconservateurs américains, dont il fut longtemps le chef de file et le maître à penser, l’éviction de Paul Wolfowitz de la présidence de la Banque mondiale est une humiliation. Son remplacement par Robert Zoellick, un « réaliste » proche de l’ancien secrétaire d’État James Baker, est peut-être encore pire : une éclatante revanche pour la vieille garde républicaine, marginalisée par l’irruption sur le devant de la scène, il y a dix ou quinze ans, de cet ovni politique largement étranger à la tradition américaine : le néoconservatisme.
On le comprend mal à l’étranger, mais l’administration Bush n’a jamais été intégralement « néocon », même si la tentation d’un jeu de mots facile a contribué à entretenir la confusion chez les francophones hostiles à sa politique. Depuis le début, elle est une alliance, souvent conflictuelle, entre trois tendances vers lesquelles le président Bush, infaillible girouette, incline tour à tour, au gré du vent :

– La droite chrétienne (elle-même divisée en de multiples chapelles), qui fournit les gros bataillons électoraux, manifeste un conservatisme délirant en matière de murs (avortement, homosexualité) et, sauf circonstances exceptionnelles comme les attentats du 11 Septembre, se montre plus que circonspecte à l’égard de toute forme d’aventure militaire à l’étranger. C’est la « famille » d’origine de Condoleezza Rice, la secrétaire d’État, que son envergure intellectuelle et sa passion pour les relations internationales ont ultérieurement éloignée de ces rivages ingrats.

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– Le courant dit « hamiltonien* », émanation du big business (pétrole, armement, etc.), pour qui l’accès aux ressources naturelles et aux marchés prime toute autre considération et que l’usage de la force n’a jamais rebuté. Le vice-président Dick Cheney et son vieux complice Donald Rumsfeld, l’ancien chef du Pentagone, en sont aujourd’hui les plus éminents représentants.

– Les néoconservateurs proprement dits. Juifs et universitaires dans leur quasi-totalité, ils ont, il y a quelque trente ans, amorcé une dérive qui, au nom de la morale et des droits de l’homme, les a insensiblement conduits de la gauche et de l’extrême gauche (le trotskisme, dans le cas de Wolfowitz) jusqu’à la droite pure et dure américaine et israélienne. Benyamin Netanyahou, le chef du Likoud, entretient par exemple avec eux des relations quasi fusionnelles. Longtemps, ils ont compensé la faiblesse de leur poids électoral par un activisme d’une rare efficacité dans les médias, les universités et les clubs de réflexion – les fameux think-tanks – et par des accointances cultivées dans d’autres obédiences conservatrices, qu’elles soient religieuses (intégristes de tous horizons, unissez-vous !) ou affairistes. Ainsi, en Irak, le devoir d’ingérence démocratique dont ils s’étaient faits les hérauts a, consciemment ou non, servi d’habillage conceptuel – ou de justification – à une guerre impériale somme toute classique.
Pour les néocons, le vent commence de tourner après la réélection de George W. Bush, en novembre 2004. Dès le début de l’année suivante, avec les départs presque simultanés de Wolfowitz, nommé à la Banque mondiale, et de Douglas Feith, le secrétaire adjoint à la Défense, démissionnaire pour « raisons familiales » après la mise en cause de l’un de ses collaborateurs (Larry Franklin) dans une affaire d’espionnage au profit d’Israël, ils se trouvent de facto écartés du premier cercle du pouvoir, tout en conservant des positions de moindre importance au sein de l’administration. En mars de la même année, l’arrogant John Bolton, l’un de leurs plus fervents alliés à défaut d’être le plus subtil, est à son tour écarté du département d’État, où il était chargé du désarmement, et nommé ambassadeur auprès des Nations unies, poste qu’il ne conservera que dix-huit mois. Dans le même temps, ayant quitté le Conseil national de sécurité, où elle était souvent réduite à jouer les potiches, pour le département d’État, Condi Rice opère un rétablissement qui, pour n’être point spectaculaire, n’en est pas moins réel, notamment sur le dossier du Moyen-Orient. Très vite, elle renoue – sans succès, il est vrai – avec la vieille « diplomatie de la navette ».
Alors que leurs intérêts bien compris auraient dû les conduire à renforcer tactiquement leurs liens avec le clan Cheney, les idéologues néocons, avant tout soucieux de ne point endosser devant l’opinion la responsabilité d’un fiasco irakien de plus en plus inéluctable, ne lui ménagent pas leurs critiques. Bill Kristol, le rédacteur en chef du Weekly Standard, l’organe quasi officiel du mouvement, n’hésite pas à juger « calamiteuse » la gestion de la guerre par Rumsfeld. Le job des militaires n’étant pas de tendre l’autre joue, le général Tommy Franks, à l’époque patron du United States Central Command (Centcom), concentre la riposte sur le pauvre Feith, aimablement qualifié de « type le plus bête du monde »

Dans cette ambiance délétère, le désastre républicain lors des élections de la mi-mandat, en novembre 2006, se traduit logiquement par l’éviction de Rumsfeld, remplacé par Robert Gates, un proche de Rice. Après la constitution par le Congrès, au mois de mars précédent, de l’Iraq Study Group (ISG), une commission bipartisane dirigée par le républicain James Baker et le démocrate Lee Hamilton, puis la publication, neuf mois plus tard, du rapport dudit ISG, tout le monde s’attend au triomphe des réalistes et à la mise au point d’une stratégie de sortie de crise honorable – à défaut d’un retrait rapide d’Irak.
Il faut déchanter. Soit que Cheney, en dépit d’une impopularité vertigineuse (9 % d’opinions favorables), conserve des moyens de pression sur le président, soit que celui-ci, victime d’une sorte de fixation dipienne, s’obstine contre toute raison à vouloir réussir là où son père, croit-il, a échoué, la Maison Blanche annonce un très illusoire « sursaut » : l’envoi de 30 000 hommes en renfort pour sécuriser Bagdad. En revanche, en dépit des tortueuses intrigues des faucons, une modération toute « ricienne » semble jusqu’à présent prévaloir dans les dossiers syrien et iranien. La secrétaire d’État a même eu des mots presque aimables à l’adresse des Nations unies. John Bolton a ?dû se retourner dans son placard !
Bref, les néoconservateurs, qui rêvaient de dominer le paysage intellectuel et politique des États-Unis pendant un demi-siècle, sont en pleine débandade et suscitent dans l’opinion américaine un rejet d’une rare violence. À en croire l’hebdomadaire The Economist, « les membres de la nouvelle génération de penseurs politiques craignent comme la peste d’être soupçonnés de sympathies néoconservatrices, sachant que cela équivaudrait pour eux à un arrêt de mort professionnelle ». Notre confrère britannique n’exclut pas que ce courant de pensée « redevienne bientôt ce qu’il était à l’origine : la propriété intellectuelle d’une poignée de familles, les Kristol, les Podhoretz, les Kagan » et quelques autres.
Comme toujours dans ces cas-là, polémiques, règlements de comptes et trahisons se multiplient dans leurs rangs – et ceux de leurs alliés de la droite religieuse. Les « paléoconservateurs » à la Patrick Buchanan (ancien candidat à l’investiture républicaine pour la présidentielle), qui les ont toujours détestés pour des raisons dont l’antisémitisme n’est probablement pas absent, triomphent et appellent de leurs vux un retour du vieil isolationnisme. Partisans d’un État réduit à sa plus simple expression, les « libertarians » dénoncent pour leur part les dérives budgétaires provoquées par la guerre et appellent, non sans démagogie, à un retrait immédiat d’Irak.

Personne ne croit plus possible de « démocratiser » le Moyen-Orient malgré lui, ce qui est assurément une bonne chose. Mais le prix à payer pour la révélation de cette évidence risque d’être élevé : si les républicains parviennent à se maintenir au pouvoir en 2008 – hypothèse qui n’est heureusement pas la plus vraisemblable -, verra-t-on les États-Unis se désintéresser des affaires du monde ?
Quoi qu’il en soit, certains néocons parviennent mieux que d’autres à tirer leur épingle du jeu dans la débâcle. Le politologue Robert Kagan, cofondateur du Project for the New American Century, le célèbre think-tank, a entrepris la rédaction d’une histoire de la politique étrangère américaine ; son collègue David Frum, co-inventeur du concept d’« axe du Mal », reste aux commandes de l’American Enterprise Institute ; et les journalistes Bill Kristol et Charles Krauthammer sont omniprésents dans les médias. Quant à l’insubmersible Elliott Abrams, qui fut jadis impliqué dans le scandale de l’Irangate, il est, selon l’hebdomadaire Newsweek, « le dernier néocon à tenir debout ». À preuve, il vient d’être nommé numéro deux du Conseil national de sécurité.
Pour d’autres, le temps se couvre, quand il ne tourne pas à l’orage. L’ondoyant Richard Perle a été contraint de démissionner d’un groupe d’experts travaillant pour le Pentagone et se trouve cité à comparaître, à Chicago, dans le procès pour détournement de fonds du fastueux tycoon canadien Conrad Black, fondateur du groupe de presse Hollinger International et « papy gâteau » des néocons, dont il finançait libéralement les activités.
Début mars, Lewis « Scooter » Libby, l’ancien directeur de cabinet de Cheney, a été reconnu coupable par un jury fédéral d’obstruction à la justice, de faux témoignage et de parjure dans l’affaire Valerie Plame-Joseph Wilson (divulgation dans la presse, en juillet 2003, du nom d’un agent de la CIA, par ailleurs épouse d’un diplomate hostile à la guerre en Irak). Le 5 juin, il a été condamné à deux ans et demi d’emprisonnement et 250 000 dollars d’amende, mais ne devrait pas être incarcéré avant la fin de la procédure d’appel. L’infortuné Douglas Feith est devenu « un intouchable » (The Economist) et traîne sa peine sur d’obscurs campus. Quant à Paul Wolfowitz, ancien numéro deux du Pentagone et « architecte » de la guerre en Irak, il a tout perdu : la présidence de la Banque mondiale, sa réputation d’intégrité et, accessoirement, Shaha Riza, sa compagne (voir J.A. n° 2421).
La folle aventure d’une poignée d’intellectuels straussiens (du nom du philosophe Leo Strauss, leur maître à tous) entrés par effraction dans la grande politique s’achève, du côté de Bagdad, dans le sang, les larmes et la perspective d’une retraite honteuse. L’Amérique y regardera désormais à deux fois – au moins – avant d’exercer sa puissance hors de ses frontières. Et l’on ne sait si son image dans le monde – singulièrement arabe – se remettra un jour des scandales de Guantánamo et d’Abou Ghraib. Il est comme ça, le monde : il déteste qu’on prétende faire son bonheur à sa place.

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* Du nom du président Alexander Hamilton (1755-1804), l’un des principaux rédacteurs de la Constitution américaine, qui rêvait de faire des États-Unis une « Grande-Bretagne puissance dix ».

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