Un casting de rêve

Chou En-lai, Nehru, Nasser et les autres

Publié le 25 avril 2005 Lecture : 5 minutes.

On aurait pu s’attendre à voir déferler sur Bandoung une cohorte de miséreux. Mais c’est un gotha planétaire qui se donna en spectacle. Le public qui se pressait sur les trottoirs et jusqu’au pied de la scène applaudit à tout rompre une cavalcade de seigneurs et de divas, les acteurs en costume de ce « casting » exceptionnel, dont chacun interprétait, avec plus ou moins de talent, une pièce écrite dans son pays d’origine.
Parmi les révélations de ce festival très people, le Birman U Nu, un yogi bouddhiste, visage rond sous son foulard rose serré avec un gros noeud sur l’oreille, qui devint vite l’un des personnages les plus populaires en ville. Conscient de son succès, il rayonnait sur les vedettes du Groupe de Colombo, producteur de la représentation : sir John Kotelawala, Premier ministre de Ceylan, spirituel et prolixe, qui ne faisait mystère ni de son anticommunisme ni des plantations d’hévéas, des mines de plomb et des écuries d’éléphants qu’il possédait dans son île ; Me Ali Sastroamidjojo, l’ombre portée du président Sukarno, avocat formé aux Pays-Bas, Premier ministre de la République indonésienne qu’on gratifia de la présidence de la Conférence pour en avoir eu l’initiative ; le Pakistanais Mohammed Ali, musulman convaincu, sportif émérite et client des meilleurs tailleurs de Londres et de Washington ; enfin le pandit Jawaharlal Nehru, « produit complexe de la tristesse hindoue et du brouillard anglais » (Bandoung, tournant de l’Histoire, Arthur Conte, éd. Robert Laffont), la grande « star » dont le nom dominait l’affiche de la manifestation, qui fit son entrée en promenant sous son célèbre calot un sourire de légende. Nehru rata néanmoins sa prestation dans cette assemblée où chacun s’accorda à le trouver narcissique à l’excès, nerveux et versatile, voire flétri par l’âge, comme la rose qu’il portait toujours à sa boutonnière. La présence à son côté d’Indira Gandhi, sa fille, ne suffit pas à masquer son naufrage, quand, faute d’avoir su manoeuvrer, Nehru se fracassa contre le rocher chinois.
Ailleurs, les fastes du désert arabique le disputaient aux profondeurs obscures des forêts d’Afrique : on fit un triomphe à l’homme fort des « Saoudiens », l’émir Fayçal, que ne lâchaient pas d’un pouce des colosses en burnous, fouet au poing et yatagan à la ceinture, ainsi qu’au représentant de la Côte de l’Or (l’actuel Ghana) dans sa flamboyante limousine rouge, flanqué d’une garde d’ébène, l’épaule nue sous la toge tissée d’or. Même le gros et gras vice-roi de Sanaa, frère du roi Ahmed du Yémen, assommé par le qat, accepta de servir de modèle enturbanné aux photographes.
Par contraste, le Turc Fatin Rustu Zorlu, un élégant diplomate de carrière, diplômé de Sciences-Po et ambassadeur auprès de l’Otan à Paris, faisait-il figure de lord anglais. Dès son arrivée, celui-ci avait d’ailleurs tenu à se démarquer de la foule colorée de ses collègues en leur déclarant : « Par substance, je suis exclusivement un Européen ! » Le général Carlos Romulo, chef de la délégation philippine, l’aurait sans doute corrigé : les titres de ses propres livres (Ma Mère l’Amérique et Mes Frères Américains) parlaient pour lui… Quant au « camarade-roi » Norodom Sihanouk, il savait, lui, se montrer oecuménique : familier des plus grands restaurants et des théâtres parisiens, ainsi que des boutiques de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, il avouait une égale passion pour le jazz et le cinéma d’Hollywood.
Dans cette vaste kermesse, les principaux protagonistes de la Conférence arborèrent toutefois une mise plus discrète, préférant agir en coulisses plutôt que se pavaner sur l’estrade. Ainsi, le tout jeune Hocine Aït Ahmed, l’un des neuf fondateurs du FLN, fut-il, malgré ses quelques emportements pour la cause de l’indépendance algérienne, qualifié de « garçon fort bien élevé, d’une parfaite correction » par l’historien Yves Courrière, alors qu’Allal el-Fassi, le Marocain de l’Istiqlal, passait, lui, pour avoir le look sobre d’un instituteur de Provence.
Souvent ovationné, le colonel Gamal Abdel Nasser, en uniforme kaki, choisit de faire confiance à son charisme naturel et à son sourire carnassier pour porter ses convictions anti-israéliennes. Et il n’avait pas tort : né sur les rives de la Méditerranée, le troisième « Grand » du Tiers Monde allait recevoir son baptême dans l’océan Indien. Alors même que le concile se déroulait à Bandoung, on y lut un message envoyé du Caire par les dirigeants de la gauche égyptienne, qui félicitaient leur leader national depuis… la prison où il avait pris soin de les enfermer avant son départ ! Comment ne pas attribuer, au moins pour une part, à l’aura que Nasser avait gagnée en Indonésie dans la population arabe son « coup d’audace » de l’année suivante, quand il décida de nationaliser le canal de Suez ?
Les éléments de decorum s’effaçaient au fur et à mesure que s’avançait l’Histoire : Pham Van Dong, le ministre des Affaires étrangères d’Ho Chi Minh, dont la victoire sur la France, l’année précédente, avait à jamais arraché l’Indochine à l’Europe, avait tout d’un ascète élevé dans les maquis. Georges Bidault ne l’avait-il pas qualifié jadis de « fantôme de la hargne » pour la vareuse usagée qu’il laissait flotter sur sa maigreur ? À Bandoung, on le vit plus d’une fois s’engouffrer dans la villa sévèrement gardée de celui qui confisqua d’emblée le premier rôle : Chou En-lai, ce tigre à l’affût, d’autant plus redoutable qu’il avait rentré ses griffes pour se montrer paisible, voire caressant.
C’est en effet le Premier ministre et ministre des Affaires étrangères de Mao qui fut, dès le début, placé sous le faisceau des projecteurs. Non seulement parce qu’il représentait quelque 600 millions d’hommes et de femmes et qu’il avait fait trembler l’Amérique en Corée, mais aussi, et surtout, pour l’extrême habileté dont il fit preuve durant toute la Conférence. Impassible lors des attaques dont son allié soviétique fut la cible, volontiers ironique, modéré dans ses propos, distingué dans sa mise, Chou s’ingénia à décontenancer ceux qui avaient fait de lui une sorte d’épouvantail asiatique. Pas une seule fausse note, non plus, au sein de la délégation de cent trente membres qui lui obéissaient au doigt et à l’oeil, vêtus de noir comme s’ils composaient le cortège funèbre de Tchang Kai-chek. Lui, en tunique bleu pâle, n’avait à la bouche que « la paix et le bonheur des peuples ». Il renonça à haranguer la foule des délégués, préférant distribuer son discours écrit et se consacrer, comme avec Nehru, à de longs entretiens en tête à tête, dont rien ne filtra. Tous les responsables politiques présents, même les plus hostiles à la Chine, furent généreusement conviés par lui à lui rendre visite, à Bandoung ou à Pékin, à condition de s’être préalablement engagés à laisser leurs préjugés au vestiaire…

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