Peur sur Lomé

Deux jours avant le scrutin présidentiel prévu le 24 avril, le ministre de l’Intérieur appelle publiquement à l’arrêt du processus électoral. Et se fait limoger. Un coup de théâtre qui n’augurait rien de bon.

Publié le 25 avril 2005 Lecture : 5 minutes.

Les arguments échangés avant, pendant et jusqu’à la veille de la clôture de la campagne officielle préfiguraient toutes les craintes autour de la présidentielle du 24 avril. Mais fallait-il que la situation soit particulièrement grave pour que le ministre de l’Intérieur, François Akila-Esso Boko, réveille la capitale au coeur de la nuit, alors que les militaires, comme il est d’usage, venaient de voter avant l’échéance.
Le 22 avril, à 2 heures du matin, devant les ambassadeurs de France et d’Allemagne notamment, les représentants de l’Union européenne et de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), et en présence de quelques journalistes de la presse internationale, le premier flic du pays n’y est pas allé par quatre chemins. « Il est impérieux, a-t-il tonné, que le président de la République prenne la mesure des risques réels qui se profilent à l’horizon et mette fin à ce processus électoral suicidaire. […] Les passions sont exacerbées. Les conditions politiques d’une élection qui réconcilie le Togo avec lui-même sont loin d’être remplies… » Et d’en appeler à la mise en place d’une transition de « un ou deux ans » sous la présidence de l’actuel chef de l’État par intérim, Abbas Bonfoh, et avec un Premier ministre issu de l’opposition.
Le plan de sortie de crise du ministre – trop peu pour certains, trop tard pour d’autres – est détaillé dans un document de six pages remis, entre autres, à l’envoyé spécial de la Cedeao. Réveillé, Maï Manga Boukar a préféré laisser le colonel Yoro Koné, accompagné d’un autre militaire, aller à sa place au ministère de l’Intérieur. Mais c’est sans doute lui – à moins que ce ne soit le secrétaire général de l’organisation sous-régionale, le général Cheikh Oumar Diarra, alors présent à Niamey – qui a alerté le chef de l’État nigérien, Mamadou Tandja, président en exercice. Les quelque 150 observateurs, qui doivent précisément commencer à se déployer un peu partout dans le pays, sursoient à l’opération. En attendant d’y voir plus clair. Faure Gnassingbé, candidat du pouvoir à la succession d’Eyadéma, est appelé à Kara, dans le Nord, où il se trouve, et rentre précipitamment à Lomé vers 4 heures du matin à bord d’un appareil affrété depuis la capitale. À cet instant précis, le porte-drapeau du pouvoir et ses amis n’excluent pas que la sortie intempestive du ministre soit due à une tentative de coup de force. D’autres, au contraire, laissent entendre que ce dernier a « pété les plombs » après plusieurs jours de pression. De la part de ses camarades du Rassemblement du peuple togolais (RPT), qui l’auraient poussé à « tripatouiller ».
L’opposition savoure, elle, le cadeau d’un Akila-Esso Boko réputé être un des « Eyadéma boys » les plus en vue (voir encadré). Et salue la déclaration du ministre « comme un acte de courage qui confirme ce qu’elle a toujours dit. Si les autorités s’entêtent, elles endosseront l’entière responsabilité de ce qui se passera ». Avant d’inviter la classe politique à se rencontrer pour arrêter une démarche consensuelle de sortie de crise et de réaffirmer qu’en aucun cas « le scrutin présidentiel n’aura lieu sans elle », même s’il est celui de tous les dangers.
Mais pour le pouvoir, il faut parer au plus pressé afin d’éviter ce que d’aucuns appellent de leurs voeux ici : « une révolution des palmiers » (le palmier, emblème de l’Union des forces du changement du candidat Akitani Bob, est devenu symbole de la Coalition) dont nul ne peut mesurer les conséquences. Après sa déclaration choc, Akila-Esso Boko se serait réfugié à l’ambassade d’Allemagne. Quant au chef de l’État par intérim, Abbas Bonfoh, il déclare que le scrutin aura bel et bien lieu à la date prévue. « Les forces de sécurité, affirme-t-il, au terme de cette folle nuit, ont pris les mesures nécessaires pour garantir que l’élection présidentielle se déroulera pacifiquement. […] L’ordre public sera maintenu… »
À quel prix ? Seule certitude : tout le monde redoutait cette consultation historique, la première de l’après-Eyadéma. À la liste des garanties avancées par le pouvoir, assuré d’avoir la faveur des urnes, répondait l’inventaire des obstacles que l’opposition voit dressés sur son chemin. Comme si elle n’admettait pas une défaite possible au soir du 24 avril. Tandis que la Cedeao, qui ne veut pour rien sortir de son rôle de « facilitateur », a toujours brandi la Constitution, à la fois comme arme et comme armure. Et s’y est tenue, malgré les critiques, prônant la tolérance zéro à l’égard de quiconque compromettrait le bon déroulement du processus électoral.
Tout au long des quinze jours de campagne, Emmanuel Akitani et les partis qui l’ont adoubé ont sillonné le pays en égrenant leurs reproches aux autorités : le délai trop court pour l’organisation du scrutin, les irrégularités dans l’établissement des listes électorales et la distribution « partisane » des cartes d’électeur, les intimidations et violences à l’encontre de ses militants, l’« impuissance » de la Cedeao à mener à bien une mission d’observation équitable… Autant de motifs pour contester d’avance le verdict des urnes et dénoncer l’inertie de la communauté internationale. « Ne nous dites pas que l’on ne vous avait pas prévenus », martelait encore, le 21 avril, un représentant de la Coalition, Dosseh Tettekpoe.
Akila-Esso Boko a-t-il entendu cette mise en garde pour indiquer, le même jour, donnant des premiers signes d’affolement, qu’il surveillait « le processus électoral comme du lait sur le feu tant il est précaire et porteur de perspectives très sombres » ? Mystère, d’autant qu’il a souligné, dans la foulée, « les efforts effectués pour rattraper ce qui pouvait l’être », rappelé qu’en quinze ans le Togo avait tenu neuf scrutins législatifs et présidentiels. Et que « la machine électorale était donc huilée ». Sous la pression des experts de la Cedeao, il avait d’ailleurs accepté deux jours supplémentaires pour distribuer 10 000 cartes d’électeur à Lomé au cours du week-end du 10 avril.
Si à cette date le processus en était là, était-il raisonnable de maintenir le scrutin au 24 avril ? Sans doute pas. Mais était-il plus raisonnable pour l’opposition d’essayer d’obtenir un délai supplémentaire par des moyens qui, au mieux, passaient pour de la surenchère, au pire, pour de la provocation à l’endroit d’un pouvoir soucieux de rester en place ? Tout s’est passé comme si, de part et d’autre, on tenait à faire en sorte que le scrutin soit contesté d’avance. Quelle qu’en soit l’issue. Et c’est gagné ! D’autant que la « Jeunesse de l’armée nouvelle ère » semble ajouter à la confusion. Dans un communiqué rendu public le 22 avril, elle déclare : « Nous mettons en garde tous les membres de l’état-major qui seront amenés à donner des ordres de violence contre la population civile. […] Les temps ont changé, et un soldat a le droit de désobéir s’il estime l’ordre du supérieur contraire à l’intérêt du pays ».

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