[Édito] L’émergence, un Prozac africain

S’il fallait encore une preuve de la supériorité du degré de maturité démocratique du Sénégal par rapport à celui de la quasi-totalité des autres pays francophones du continent (et même de beaucoup de pays anglophones), la campagne pour l’élection présidentielle du 24 février vient de la fournir.

Dans un bureau de vote à Fatick, lors du premier tour du scrutin pour la présidentielle 2019 au Sénégal. © Sylvain Cherkaoui pour Jeune Afrique

Dans un bureau de vote à Fatick, lors du premier tour du scrutin pour la présidentielle 2019 au Sénégal. © Sylvain Cherkaoui pour Jeune Afrique

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Publié le 25 février 2019 Lecture : 4 minutes.

Dans un bureau de vote à Fatick, lors du premier tour du scrutin pour la présidentielle 2019 au Sénégal. © Sylvain Cherkaoui pour Jeune Afrique
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Présidentielle au Sénégal : un « coup KO » réussi pour Macky Sall

La Commission nationale de recensement des votes a proclamé le jeudi 28 février Macky Sall vainqueur au premier tour de la présidentielle. Le président élu a aussitôt annoncé « tendre la main » à l’opposition, dont ses quatre adversaires avaient renoncé à contester les résultats devant le Conseil constitutionnel.

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Les considérations communautaristes, ethniques ou tribalistes n’y ont eu pratiquement aucune place, les Sénégalais n’accordant pour la plupart qu’une importance très secondaire au fait de savoir si le candidat de leur choix est wolof, peul, sérère, malinké ou diola – et cela depuis près de soixante ans.

Cette aversion du pays de la Teranga pour les replis sectaires, lesquels dégénèrent trop souvent en ce que notre ancien collaborateur Amin Maalouf nomme « les identités meurtrières », n’empêche certes pas les réseaux clientélistes, les fiefs régionaux et les consignes maraboutiques d’y prospérer en période électorale.

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On est donc encore loin de l’individualisation du vote, ce Graal supposé des démocraties abouties. Mais, à tout le moins, le rejet par l’ensemble de la classe politique de tout entrepreneur qui se risquerait sur le terrain miné du tribalisme protège-t-il le Sénégal de cette maladie infantile.

>>> À LIRE – Présidentielle au Sénégal : Macky Sall revendique la victoire, l’opposition réclame un second tour

Il n’en va pas de même, hélas, des pays où des élections présidentielles ont eu lieu ces derniers mois – Cameroun, RD Congo – ou se profilent à l’horizon 2020 – Côte d’Ivoire, Guinée, Togo. Ici, le discours sur la démocratie est avant tout perçu comme une mise en scène, un habillage obligé, et les élections, une façon de réguler l’accès à la rente.

Le passage par les urnes permet, lorsqu’il est « free and fair », d’empêcher un clan – et, avec lui, sa communauté d’origine – de s’asseoir trop longtemps à la table du banquet et de jouir seul de l’adage selon lequel le vainqueur prend tout et ne laisse aux autres que les miettes du festin.

Les fameuses alternances sont en réalité le plus souvent de simples rotations des élites représentatives de groupes régionaux

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Tant redoutées par les pouvoirs en place et tant exigées par leurs opposants, les fameuses alternances sont en réalité le plus souvent de simples rotations des élites représentatives de groupes régionaux et n’ont que très peu de choses à voir avec la bonne gouvernance.

Malgré leur souci des alliances et des cooptations, malgré leur volonté d’apparaître comme les présidents de tous leurs concitoyens « sans exclusive », ni Alassane Ouattara, ni Alpha Condé, ni Faure Gnassingbé, ni Paul Biya ne sont donc parvenus à briser ce plafond de verre : aux yeux d’une partie du peuple, ils demeurent l’émanation d’une ethnie, d’une région, d’une communauté, de facto privilégiées de par leur présence au pouvoir. Un reproche que nul n’a formulé à l’encontre des quatre chefs d’État qui se sont succédé à la tête du Sénégal depuis l’indépendance.

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Afroptimisme

Si les raisons de l’exception sénégalaise sont à rechercher dans l’histoire coloniale singulière d’un pays où une partie des habitants – ceux des « quatre communes », dont Dakar – bénéficièrent dès le début du XXe siècle d’un député à l’Assemblée nationale française et de droits démocratiques déniés partout ailleurs, la résilience obstinée du facteur communautaire de Conakry à Brazzaville, en passant par Abidjan, Yaoundé ou Lomé met à nu l’un des mantras favoris de l’afroptimisme béat.

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Socle supposé d’une société civile transethnique au sein de laquelle les allégeances particularistes se seraient comme diluées sous l’effet du brassage urbain, la classe moyenne est encore largement un mythe en bien des endroits du continent.

En 2011, une étude de la BAD quelque peu fantaisiste – mais qui fit florès – chiffrait son poids au sein de la population globale à 34 %. Soit un Africain sur trois, en fonction d’un barème qui laisse rêveur : il suffit, selon la BAD, de bénéficier d’un revenu de 2,50 dollars par jour (75 dollars par mois) pour être catalogué « classe moyenne » ! Plus sérieusement, des économistes placent ce seuil à 12 dollars par jour (360 dollars par mois), ce qui réduit considérablement la proportion à un Africain sur dix.

Conte de fées

La survalorisation de cette classe moyenne sert pourtant de carburant à un storytelling sur l’émergence, thème récurrent d’un nombre incalculable de conférences et de colloques depuis une décennie. Certes, dans des pays comme le Ghana, l’Éthiopie, la Côte d’Ivoire, le Sénégal, le Rwanda, la Tanzanie ou Djibouti, les taux de croissance ont été, en 2018, parmi les plus élevés du monde.

Concept flou censé ringardiser celui du développement, l’émergence est une sorte de Prozac dont se gargarisent les dirigeants africains

Mais le discours sur l’émergence et ses champions ne tient aucun compte de ces deux éléments de valeur justement relevés par le chercheur Thierry Vircoulon dans une étude récente :

1) Des trois facteurs clés de la croissance (technologie, capital, travail), seul le troisième vient d’Afrique, les deux autres provenant de l’extérieur.

2) La somme des transferts financiers des émigrés, joints aux investissements directs étrangers et à l’aide publique au développement, représente encore deux fois et demie le montant des capitaux investis en Afrique par le secteur privé du continent.

On comprend mieux dès lors pourquoi l’Union africaine surfe allègrement sur la vague de l’émergence, laquelle présente l’avantage de transcender les contingences embarrassantes en les noyant sous le nuage euphorisant des rares success-stories emblématiques.

Concept flou censé ringardiser celui du développement, désormais passé de mode, l’émergence est une sorte de Prozac dont se gargarisent les dirigeants africains, un conte de fées que rien ne doit venir gâcher, ni les élections douteuses, ni les Constitutions reliftées, ni les démons identitaires, autant de symptômes négatifs passés sous le tapis des sommets de l’UA. Un déni du politique en somme.

Reste que si, comme l’écrivait Raymond Barre, « l’économie se venge toujours », la politique aussi. Mieux vaut ne pas l’oublier et regarder nos réalités en face.

Cet édito est paru dans Jeune Afrique n°3033, publié le 24 février.

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