Le pouvoir à l’agonie

Rongé depuis plusieurs mois par la maladie, qui l’éloigne de plus en plus de la gestion des affaires, le président Lansana Conté s’accroche à la vie et refuse de céder la moindre parcelle de ses prérogatives. Au risque de rendre aussi mal en point que lui

Publié le 25 avril 2005 Lecture : 8 minutes.

Le bruit des moteurs de grosses cylindrées annonce son arrivée dans la vaste demeure de l’homme d’affaires Elhadji Mamadou Sylla qui domine le quartier Dixinn-Bora, dans la banlieue de Conakry. Son cortège avale à vive allure l’allée dallée qui déchire la propriété, du portail au pied des bâtisses. Le « 8×8 » noir du président guinéen Lansana Conté s’immobilise au milieu de la cour. Mais son illustre passager ne descend pas. Il préfère rester assis et s’adresser à son hôte, qui, lui, est debout. Le chef de l’État connaît depuis plusieurs mois des problèmes de mobilité. Il éprouve des difficultés à se tenir debout, marche laborieusement en s’appuyant sur une canne – à moins que ce ne soit contre un mur. Il ne peut plus faire mystère des signes de la maladie qui le ronge. Celle-ci s’est manifestée de manière inquiétante un jour de décembre 2002, quand Conté s’est brusquement écroulé alors qu’il effectuait les sept tours rituels autour de la Ka’aba, à La Mecque.
Le fringant officier à la silhouette robuste, qui, sous les traits d’un garde du corps putschiste, est entré le 3 avril 1984 par effraction dans l’histoire de la Guinée, n’est plus que l’ombre de lui-même. Visage aminci, regard absent, bouche sèche, respiration hésitante… l’homme fort de la Guinée depuis vingt et un ans est aujourd’hui un septuagénaire affaibli, en proie à un mal tenace qui le mine à vue d’oeil. Courageux, digne dans l’épreuve, il résiste, refuse de se laisser abattre ou de céder la moindre parcelle d’autorité. Alors que tout l’abandonne, y compris le pouvoir, il s’obstine en vain à vouloir garder la haute main sur toutes les affaires du pays.
Quand, ce 6 avril, Elhadji Mamadou Sylla lui fait remarquer : « Je suis réélu patron des patrons ce matin. Et à l’unanimité. La précision est importante », sa réponse à l’homme d’affaires, qui voulait juste plaisanter pour le détendre, fuse sans appel : « À qui tu dis ça ? Tu te dis patron devant moi ? Si je voulais arrêter cette histoire de Conseil du patronat guinéen, cela prendrait une minute. »
Une âme de fauve dans un corps éprouvé… Le chef de l’État est si mal en point que son entourage s’affaire à le tenir à l’abri des regards. En dehors des membres de sa famille, seuls certains très proches comme Elhadji Mamadou Sylla et le Premier ministre Cellou Dalein Diallo ont accès à lui. Les hauts gradés de l’armée également le voient. Comme s’ils veillaient pour parer à toute éventualité, les généraux (le chef d’état-major de l’armée Kerfalla Camara, son adjoint Arafan Camara…) se succèdent à son chevet dans un défilé ininterrompu de 4×4. Rien ne filtre toutefois sur l’état de santé de l’illustre malade. C’est l’omerta, un sujet absolument tabou.
Seule certitude : Conté va mal, très mal. La détérioration de sa santé a complètement chamboulé ses habitudes de vie. Il passe ses journées coupé de tout. Fini les films de guerre et d’espionnage militaire qu’il regardait à longueur de temps. Fini les escapades régulières à travers champs, notamment dans son domaine agricole qui s’étale sur plusieurs centaines d’hectares à Gbantama. Son bureau à la présidence ne l’a évidemment pas vu depuis plusieurs mois. Et pas le moindre dossier ne lui passe entre les mains. Les quelques moments où il est en contact avec l’État sont ceux, éphémères, où il reçoit son Premier ministre Cellou Dalein Diallo, sans avoir quelque disposition que ce soit à aborder avec lui la moindre question de fond.
Conté dort peu ou pas du tout. Lassé de passer de longues heures couché, il se lève, parfois en pleine nuit, pour aller s’asseoir dans un fauteuil sous un arbre au milieu de sa résidence du village de Wawa, à quelque 120 km de la capitale. En dépit des nombreuses contre-indications médicales et de la pression constante de ses proches, il refuse d’arrêter de fumer, garde une cigarette continûment à la bouche, l’éternel paquet de Marlboro Light à la main. Il rechigne tout autant à rester cloîtré entre quatre murs. À tout moment de la journée, le chef de l’État peut subitement demander à son cortège de s’ébranler de Wawa vers Conakry, ou l’inverse. Y compris quand il a du mal, comme c’est souvent le cas, à trouver le sommeil à une heure avancée de la nuit.
Ses nombreux déplacements en voiture n’ont rien de fortuit. À en croire une source médicale proche, ils sont utiles pour soulager un patient qui développe des problèmes de circulation sanguine s’il reste longtemps assis dans un siège fixe. Le gros 8×8 noir de marque Pathfinder Armada est ainsi devenu une maison ambulante, un espace de vie où le président dispose de tout ou presque : la boîte de noix de cola, les paquets de cigarettes, le peigne, la brosse à dent, les médicaments traditionnels…
Conté mange très peu, et de moins en moins. La cola, qu’il croque à pleines dents à longueur de journée, lui sert pratiquement de seule nourriture. Il sombre dans des comas diabétiques de plus en plus rapprochés, des crises aiguës qui peuvent lui faire perdre conscience pendant des heures. Et peuvent survenir à tout moment, partout : dans sa voiture, à la maison… L’une des dernières fois où il en a été victime, début avril, son coma a été si long (tout un après-midi) que certains de ses proches s’étaient quasiment résolus à l’idée qu’il ne se « réveillerait » plus. Ces crises récurrentes lui causent des trous de mémoire : le chef de l’État peut quelquefois poser dix fois la même question à son interlocuteur. Il en arrive parfois, quand il est vraiment affecté, à ne reconnaître personne, pas même des membres de sa famille. Dans ces instants qui suivent généralement les comas prolongés, il suscite beaucoup d’émotion autour de lui. Son épouse Henriette Conté, la première dame, à qui il a un jour demandé son nom, n’a pu s’empêcher de réprimer ses sanglots devant le personnel de maison et les éléments de la garde présidentielle.
Mais pas plus par ces absences que par la souffrance qui le tenaille Lansana Conté ne veut se laisser abattre. L’ancien tirailleur sénégalais jadis présent sur les terrains de bataille de l’Algérie, qui n’est au meilleur de sa forme que dans l’adversité, qui est très peu porté à la concession au point de n’avoir jamais dialogué avec ses opposants politiques, lutte farouchement contre la maladie. Animé d’un très fort instinct de survie, il a déjoué les pronostics vitaux alarmistes établis il y a plus de deux ans par des médecins marocains puis cubains, qui ne lui donnaient pas plus de six mois à vivre.
Il n’écoute personne, ou presque, et refuse obstinément de prendre les médicaments qui lui sont prescrits par la médecine moderne. Tout comme il résiste aux sollicitations de ses proches, qui ne cessent d’essayer de le convaincre d’accepter d’être évacué à l’étranger pour des soins. Le Soussou resté paysan dans l’âme malgré les ors du pouvoir n’utilise que décoctions et autres philtres magiques élaborés par des guérisseurs et autres apprentis-sorciers recrutés aux quatre coins de la Guinée et de la sous-région. Tout ce que Boké et Siguiri en Guinée, Koulikoro au Mali, et la Casamance au Sénégal comptent de « karamokos » (« marabouts ») réputés se succède au chevet du « malade » de Wawa.
Les proches du chef de l’État ne reculent devant aucune dépense pour l’aider à se rétablir. Des dizaines de boeufs, de moutons, de chèvres, des cérémonies répétées de « bénédiction », des lectures à n’en plus finir du Coran… Wawa vit au rythme de « sacrifices », offrandes, rituels et autres prescriptions maraboutiques visant à infléchir la courbe déclinante de la santé du patient.
Le soutien des siens l’aide également à tenir. Toute la famille fait bloc autour de lui. Sa deuxième épouse, l’ancienne Miss Guinée, Kadiatou Seth Conté, qui avait fini par s’installer avec ses enfants au Maroc au cours de ces dernières années, est revenue à Conakry il y a quelques semaines. Son éloignement était de moins en moins compris, devant la dégradation continue de la santé de son président de mari.
Éloigné de son bureau – et, d’une certaine manière des affaires de l’État depuis bien longtemps, Conté est de moins en moins dans les dispositions d’assurer l’exigeante fonction de président de la République. La Guinée vit un contexte typique – du reste prévu par la Loi fondamentale de 1990 – où la Cour suprême devrait déclarer l’incapacité du chef de l’État à poursuivre son mandat. Mais cette juridiction, qui s’essouffle à trouver son rythme de croisière depuis sa mise en place en 1993, est aujourd’hui amputée. Son président, Alphonse Aboly, décédé le 23 mars dans un accident de la circulation, n’a jusqu’ici pas été remplacé. Une autre institution républicaine, le Conseil national de la communication, est également restée acéphale depuis la disparition, le 22 février, de son patron, Emile Tompapa.
Chargé d’assurer l’intérim et d’organiser une élection présidentielle en cas d’incapacité du chef de l’État, le président de l’Assemblée nationale, Aboubacar Somparé, traîne un vrai boulet : les conditions d’organisation des législatives de juin 2002, boycottées par les partis les plus importants de l’opposition, dénient toute légitimité à l’institution parlementaire.
L’armée, que beaucoup d’observateurs voyaient comme un rempart, est, elle, dans l’impossibilité d’agir. Pris dans des rivalités ethniques et des conflits de génération, les hommes de la hiérarchie se neutralisent les uns les autres.
Pendant ce temps, le pays subit de plein fouet une grave crise économique et une dégradation catastrophique des conditions de vie de sa population. En dépit du volontarisme de Cellou Dalein Diallo, arrivé le 9 décembre 2004 à la tête du gouvernement.
À l’image de son chef, le pays est malade. Alors que toutes les attentions sont braquées sur une autre patiente, la Côte d’Ivoire voisine, la maladie en état d’incubation en Guinée risque de faire plus de ravages si elle se déclare. Et nombreux sont ceux qui estiment que la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), l’Union africaine et les Nations unies devraient sans plus tarder se pencher sur le « cas » de ce pays de l’Afrique de l’Ouest.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires