Bandung, le congrès des « damnés de la Terre »
Quinze cents délégués venus de vingt-neuf pays asiatiques et africains se réunissent à l’invitation du président indonésien Achmed Sukarno. C’est l’acte de naissance du « Tiers Monde »…
Il s’en est fallu de peu que tout soit annulé au dernier moment. Le lundi 11 avril 1955, le Kashmir Princess, un bimoteur d’Air India qui assure la liaison entre Hong Kong et Djakarta, est contraint d’amerrir alors qu’il s’apprête à survoler la grande île de Natuna, dans les eaux indonésiennes. Une bombe de faible puissance, sans doute dissimulée dans le train d’atterrissage, a mis le feu aux réservoirs de l’appareil. Seuls trois des membres de l’équipage parviennent à se dégager avant que les vagues engloutissent la carlingue. Des pêcheurs de Bornéo les recueilleront, épuisés, sur une île déserte… Tous les autres, des Chinois, diplomates, hauts fonctionnaires et journalistes en route pour Bandoung, périssent noyés.
On se jette sur la liste des passagers : Chou En-lai, le chef de la délégation, n’était pas dans l’avion ! Radio Pékin se déchaîne contre "les Américains et les gangsters à la solde de Tchang Kai-chek", les autorités indonésiennes mettent prestement sur pied une commission d’enquête tout en rendant un hommage solennel aux disparus, tandis qu’à Paris, Londres et Washington, les Cassandres de droite s’en donnent à coeur joie : "tout cela" s’annonce décidément bien mal. Mais la face du monde n’en sera pas pour autant changée. Une semaine plus tard, au Merdeka Hall de Bandoung, un vieux club néerlandais rebaptisé "Palais de l’Indépendance" et drapé de rouge pour la circonstance, plus de mille cinq cents délégués représentant 1,5 milliard de personnes – soit la moitié de la population du globe -, applaudissent la harangue d’ouverture du président indonésien Achmed Sukarno. À l’extérieur du bâtiment, vingt-neuf drapeaux claquent au vent (voir ci-après la liste des participants)…
En cette année 1955, on assiste à l’entrée en scène soudaine, imprévisible, désordonnée, des obscurs, des sans-grade, des inclassables sur l’échiquier de la planète.
Un demi-siècle plus tard, rares, sans doute, sont ceux qui se souviennent de l’existence de cette Conférence et, plus encore, de ceux qui y ont participé. Mais les contemporains de l’événement capables de mettre un nom de pays sur chacune de ces bannières ne devaient pas davantage courir les rues ! Les emblèmes arborés à Bandoung n’étaient pas, pour la plupart, ceux que les empires avaient plantés sur les territoires de leurs colonies et de leurs conquêtes, ceux qu’on avait vus dans les défilés sur la 5th Avenue, sur les Champs-Élysées ou sur la place Rouge, brandis par les vainqueurs des guerres du siècle. C’étaient les drapeaux des nations prolétaires, souvent jeunes, qui venaient d’arracher leur indépendance à leurs anciens maîtres. Les fanions d’un monde jusqu’alors muet qui avait enfin décidé de se faire entendre. Pour ne plus jamais se taire.
On appelait "Tiers Monde" cette multitude depuis que l’économiste Alfred Sauvy, dans un article publié par France Observateur (l’ancêtre du Nouvel Obs) trois ans auparavant, avait ressuscité la référence au tiers état de la Révolution française pour désigner la volonté d’apparaître au grand jour manifestée par des peuples jadis asservis, toujours exploités et bientôt écrasés entre les blocs des deux impérialismes de l’Est et de l’Ouest. Ce sont ces victimes d’un apartheid mondial, dont les nouvelles frontières avaient été dessinées dans la foulée des accords de Yalta, qui allaient relever la tête à Bandoung. Et c’est là, à Bandoung, qu’on verra naître le "Sud" des historiens (à défaut d’être aussi celui des géographes) et prendre forme le continent des futurs "sous-développés", que l’on qualifiera bientôt de "pays en voie de développement", puis de "pays émergents" pour épargner leur amour-propre ainsi que les budgets d’aide des nantis.
Tous choisirent Bandoung, une ville d’altitude à une demi-heure d’avion de Djakarta, "pour le nombre et la qualité de ses hôtels palaces"
Bref, en cette année 1955, on assiste à l’entrée en scène soudaine, imprévisible, désordonnée, des obscurs, des sans-grade, des inclassables sur l’échiquier de la planète – ils n’étaient toutefois pas encore des "non-alignés" puisque la Conférence de Belgrade, à l’origine de ce mouvement, date de 1961 -, soit une masse énorme d’hommes et de femmes de couleur unis dans leur volonté de se libérer du "monde blanc", solidaires dans les humiliations et les souffrances subies comme dans leurs aspirations, mais qui, pour le reste, n’avaient rien en commun, ou presque : ni leur système politique ou la forme de leur gouvernement, ni leur religion et leur doctrine, ni leurs alliés, ni leurs ressources.
"L’Idée", celle d’une grande conférence "asiatico-africaine", avait été formulée pour la première fois au mois d’avril précédent, lors d’une séance du "Groupe de Colombo" rassemblant la Birmanie, l’Inde, l’Indonésie, le Pakistan et Ceylan (futur Sri Lanka) dans la capitale de cette île. On a dit qu’elle fut soufflée au Premier ministre indonésien par les difficultés de politique intérieure auxquelles il se trouvait confronté, son pays étant alors déchiré entre les partisans – armés – de la Chine et de l’Inde… Et, de fait, chacun y vit d’abord "midi à sa porte", sans prendre spontanément la mesure de l’aventure collective. Même l’Indien Jawaharlal Nehru, craignant de donner une tribune aux revendications des Pakistanais dans la question du Cachemire, soucieux de ne pas compromettre ses relations avec l’Ouest en ayant l’air de pactiser avec ses ennemis et inquiet de se faire une fois de plus manipuler par les Chinois, prit tout son temps avant d’épouser le projet de cette "gigantesque levée d’écrou" qu’allait saluer d’emblée Léopold Sédar Senghor, alors secrétaire d’État dans le cabinet d’Edgar Faure. Mais chacun finit par se rallier avec plus ou moins d’enthousiasme au projet d’une conférence exceptionnelle, tandis qu’à l’étranger l’initiative suscitait déjà des échos contradictoires.
Il n’y eut guère qu’Israël et l’Union sud-africaine pour n’être regrettés par personne…
Dès le mois de décembre suivant, à Bogor, une station balnéaire proche de la capitale indonésienne, se tint une réunion préparatoire destinée à définir le cadre, les modalités et le programme de la manifestation, ainsi qu’à sélectionner les pays indépendants qui y seraient convoqués. Le plus simple fut de fixer le lieu : étant admis que la Conférence devait se dérouler sur le sol indonésien, tous choisirent Bandoung, une ville d’altitude à une demi-heure d’avion de Djakarta, "pour le nombre et la qualité de ses hôtels palaces" et pour le charme de ses rues parfumées de jasmin, en dépit d’un climat équatorial particulièrement pluvieux et de la présence des guérilleros du Darul Islam sur les hauteurs voisines. Ces derniers s’ingénièrent d’ailleurs à se jouer des quarante mille hommes des forces régulières de l’armée indonésienne qui encerclaient la ville pour se rappeler au bon souvenir des délégués par quelques raids sans gravité.
Pour la liste des participants, en revanche, il ne fut pas facile de se mettre d’accord. Le débat se focalisa sur la question de savoir s’il convenait ou non d’ouvrir la porte à l’Union soviétique, où Nikita Khrouchtchev venait de succéder à Staline. Malgré les réticences de Nehru, on finit par décider que Moscou et ses satellites seraient tenus à l’écart. La chose n’allait pas de soi : pour nombre d’États afro-asiatiques, l’URSS avait été, durant leur lutte pour la liberté, "l’ennemi de leur ennemi" et elle continuait à accorder son soutien à plusieurs pays invités, tout en propageant un discours clairement anticolonialiste. En outre, les républiques soviétiques d’Asie centrale (Turkménistan, Tadjikistan, Kirghizistan, Kazakhstan, etc.) étaient à l’évidence tout aussi « asiatiques » que l’Afghanistan ou l’Iran, sans parler des 7 000 km de frontière commune entre l’URSS et la Chine, qui attestaient de l’identité asiatique de la première. Enfin, certains craignaient les conséquences de la colère de Khrouchtchev, qu’on connaissait encore mal, sinon pour son mauvais caractère. N’allait-il pas torpiller par tous les moyens une conférence qui faisait la part trop belle à Pékin, son grand allié communiste mais déjà son rival ?
L’Algérien Hocine Aït Ahmed échoua à faire inscrire le nom du FLN dans le communiqué final.
D’autres, comme le Pakistanais Mohammed Ali, insistèrent en vain, sur le conseil de Washington, pour inviter à tout prix Formose, afin de ne pas laisser le champ libre à Mao Zedong. D’autres encore jugeaient raciste l’exclusion de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Pour cause de guerre ouverte trop récente, avec les problèmes de sécurité qu’aurait posés leur participation, on "oublia" de convier les deux Corées antagonistes. Il n’y eut guère qu’Israël et l’Union sud-africaine pour n’être regrettés par personne…
Restait la question des mouvements de libération dans les nations qui n’avaient pas encore accédé à l’indépendance. L’Algérien Hocine Aït Ahmed, qui avait fait le voyage de Bogor pour venir camper sur le seuil du comité d’organisation de la Conférence, échoua à faire inscrire le nom du FLN dans le communiqué final des débats préparatoires : "Nous ne devons pas parler de l’Algérie, car il nous faut à tout prix éviter les problèmes-controverses, et l’Algérie en est un", lui opposa Nehru, en faisant prévaloir auprès des autres son point de vue selon lequel les militants des mouvements de résistance anti-impérialistes ne devraient pas avoir voix au chapitre à Bandoung. Bref, une certaine confusion s’était installée dans les rangs des organisateurs au moment où, de leur côté, les "Grands", tout d’abord peu concernés, avouaient eux aussi leur perplexité : ils hésitaient, ne sachant pas s’il était préférable pour eux de faire mine d’approuver la présence de leurs affidés dans ce forum afin de ne pas les laisser en tête à tête avec de "mauvais bergers", ou condamner en bloc la "Grand-Messe des peuples de couleur" par une "opération boycottage". Finalement, les leaders des blocs antagonistes optèrent tous pour une modération plus ou moins contrite à l’égard des "Cinq" de Colombo, en laissant toutefois leur presse évoquer, qui "le péril jaune" (Newsweek), qui "le tourbillon de panique de cet immense troupeau" (le Diario Popular de Lisbonne), qui, encore, "les faux mages de la liberté asiatique" (la Pravda).
Dans cette cacophonie, la voie de l’unité et de l’harmonie fut tracée par le Pancha Shila, un mot indonésien qui signifie "les Cinq Bases" et désigne les grands principes du bouddhisme auxquels Sukarno se référait en toutes circonstances. Ce sont eux qui servirent de socle théorique et moral à la Conférence. Et de prisme pour l’élaboration de son ordre du jour. Soit :
1. Non-agression entre nations d’Asie et d’Afrique et non-immixtion (on dira plus tard : "non-ingérence") dans leurs affaires intérieures ;
2. Examen des problèmes sociaux, économiques et culturels des États représentés ;
3. Étude des problèmes touchant à la souveraineté nationale, au racisme et au colonialisme ;
4. Égalité dans les avantages contractuels mutuels que s’accorderaient les États représentés ;
5. Apport de l’Asie et de l’Afrique à la cause de la paix et de la coopération (coexistence pacifique).
À l’évidence, le "menu" de Bandoung n’avait pas grand-chose à voir avec le réquisitoire annoncé au "procès des Blancs" devant cette cour d’assises revancharde dont on agitait la menace dans les capitales occidentales. Le monde n’en retenait pas moins son souffle. Les répétitions étaient terminées, les trois coups allaient être frappés le lundi 18 avril 1955. La "représentation" durerait une semaine entière, jusqu’au dimanche 24.
"Qu’est-ce qui, selon vous, a été le plus important à Bandoung ?" demandèrent à Nehru les journalistes qui se pressaient autour de lui. "Le fait que la Conférence ait eu lieu", répondit sobrement le pandit. Il est vrai qu’aujourd’hui le geste symbolique qui consista à proclamer la fin de l’ère coloniale et du complexe d’infériorité des hommes de couleur pour les faire « tenir sur leurs propres jambes » en exhibant, tous ensemble, aux yeux du monde les discriminations dont ils avaient été victimes, tend à effacer les autres acquis de la Conférence. Les interventions des uns et d’autres n’ont pas fait date, les débats furent souvent flous et le communiqué final apparaît comme un laborieux exercice de rhétorique, sans effet concret. S’il n’a résolu aucun des problèmes qui se posaient alors au monde, le "plus grand coup de tonnerre de l’Histoire depuis la Renaissance" (Léopold Sédar Senghor) n’a cependant pas résonné dans un vide total.
On y a, tout d’abord, exposé des "cahiers de doléances". Malgré la volonté affichée d’éluder "les sujets qui fâchent", les Égyptiens (sous la conduite de Gamal Abdel Nasser), les Jordaniens et les Syriens ont bel et bien réussi à mettre sur la table la question de la Palestine, des réfugiés et de l’occupation israélienne. Idem pour les mouvements de libération nationale au Maghreb. Marginalisés au début des travaux, les Algériens Aït Ahmed et M’hamed Yazid sont parvenus à intéresser un Chou En-lai désireux d’en savoir plus sur "ces jeunes qui se démènent beaucoup". La résolution finale mentionne explicitement "l’appui donné par la Conférence asiatique et africaine aux peuples d’Algérie, du Maroc et de Tunisie" et reconnaît "leur droit à disposer d’eux-mêmes et à être indépendants". L’apartheid sud-africain est dénoncé sans ambiguïté comme "une violation grossière des droits de l’homme" dans une déclaration vertueuse réaffirmant "la détermination des peuples asiatiques et africains à extirper toute trace de racisme qui pourrait exister dans leurs propres pays". Quant à Formose, où la tension restait vive entre Tchang Kai-chek et Mao, les succès diplomatiques enregistrés par Chou à Bandoung lui ont sans doute permis, à son retour à Pékin, de plaider contre une épreuve de force militaire qui n’aurait pas manqué de susciter une dangereuse réaction de la VIIe Flotte américaine croisant dans la région.
L’affirmation de Sukarno selon laquelle la Conférence a constistué un "nouveau départ dans l’histoire du monde" semble, avec le recul, exagérément optimiste.
Pour le reste, Bandoung a surtout été pour les observateurs de l’époque l’occasion de récolter de précieuses informations sur l’état d’un monde ainsi rassemblé derrière la vitrine de la Conférence. Malgré l’homogénéité "asiatico-africaine" de la doctrine "tiers-mondiste", le fossé qui séparait l’Afrique de l’Asie ne devait échapper à personne, et notamment pas aux États-Unis. La première était encore engluée dans la colonisation tandis que la seconde démontrait – comme au Japon – qu’elle savait réparer les ravages des guerres avec une incroyable rapidité.
Au vu de la performance de Chou à Bandoung, il est par ailleurs clairement apparu que la Chine était désormais exclusivement celle de Mao, quoi que puissent en dire les derniers partisans d’un Tchang Kai-chek en exil, et que le schisme russo-chinois n’était plus très loin.
Enfin, même si la dénonciation du "vieux colonialisme" français et britannique a encore tenu la vedette à Bandoung, la mise sur la touche de l’Union soviétique dans le combat anti-impérialiste portait les germes visibles du neutralisme que Tito allait faire aboutir en 1961 à Belgrade avec la création du groupe des pays non-alignés, véritable porte-parole politique du tiers-monde, à l’écart des deux blocs.
On attendait le Tiers Monde, et ce fut la mondialisation qui vint…
Ainsi, l’affirmation de Sukarno selon laquelle la Conférence a constistué un "nouveau départ dans l’histoire du monde" semble-t-elle, avec le recul, exagérément optimiste. Bandoung, qui n’a pas su pérenniser la formidable espérance née de son audace, a davantage déclenché une onde de choc qu’elle n’a véritablement légué un héritage. Comme le soulignait, il y a dix ans déjà, Paul-Marie de La Gorce, "la mode est maintenant au désenchantement et au scepticisme : le Tiers Monde n’aurait résolu aucun de ses problèmes, ni la faim, ni le sous-développement, ni la désunion ; les expériences socialistes y ont tourné en dictatures tropicales et les expériences capitalistes en corruption cosmopolite". Autrement dit : on attendait le Tiers Monde, et ce fut la mondialisation qui vint…
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