Kabylie Un printemps pas comme les autres

Quatre ans après les sanglantes émeutes de 2001, le pouvoir a engagé le dialogue avec une délégation des comités de villages, et les deux parties ont signé un protocole d’accord. Pour espérer un apaisement durable, le gouvernement doit répondre à quelques

Publié le 25 avril 2005 Lecture : 8 minutes.

L’image est trop symbolique pour ne pas susciter des réactions controversées en Kabylie. Ce lundi 18 avril 2005, le chef du gouvernement, Ahmed Ouyahia, était à Beni Douala, dans la wilaya de Tizi-Ouzou, pour déposer une gerbe sur la tombe de Massinissa Guermah, le jeune lycéen tué par balles dans une brigade de gendarmerie le 18 avril 2001. « C’est un geste au nom de l’État et un effort pour panser les blessures laissées par nos martyrs », a-t-il déclaré. Cette démarche d’Ahmed Ouyahia, qui l’aurait imaginée il y a quelques mois ? Qui aurait pensé un instant qu’un officiel puisse se déplacer en Kabylie pour célébrer le quatrième anniversaire du « Printemps noir » sans que l’acte ne déclenche de violentes manifestations ?
À l’évidence, une page est en train de se tourner dans cette région d’Algérie, et il n’est sans doute pas insensé d’affirmer que le pouvoir est en passe de régler une crise qui aura duré quatre longues années. Quatre années d’émeutes, de répression et d’instabilité politique qui ont fait plus de 125 morts, un millier de blessés et occasionné des pertes matérielles estimées à plusieurs millions de dollars.
Mais pourquoi cette crise a-t-elle perduré, se demande-t-on. Si le pouvoir porte une lourde part de responsabilité, les « archs » (les comités de villages) ne sont pas exempts de reproches. Dès le début des émeutes, les autorités ont manqué de courage et de volonté politique. Au lieu d’étudier sérieusement les revendications formulées en juin 2001 dans la plate-forme d’El-Kseur – un ensemble de griefs qui ne sont guère spécifiques à la Kabylie, mais largement partagés par l’ensemble de la population algérienne -, elles ont joué le pourrissement et privilégié la répression.
De leur côté, les délégués, représentants élus ou désignés par la population, ont fait montre d’une fâcheuse intransigeance, allant même jusqu’à qualifier la plate-forme d’El-Kseur de document « scellé et non négociable ». Divisés entre partisans et opposants au dialogue, ils ont désormais perdu le souffle des premières années. En outre, pour avoir circonscrit le combat en faveur d’une justice sociale et pour les libertés démocratiques à la seule région de Kabylie, les archs ont pris le risque de « ghettoïser » la contestation. Résultat : la solidarité nationale leur a fait défaut, et certaines voix se sont élevées à l’intérieur du pays pour dénoncer un certain « séparatisme kabyle ».
Quatre ans après le déclenchement des événements, la donne a donc changé. Aujourd’hui, une large frange de la population aspire à la paix et au progrès social. Alors, de quels atouts disposerait Ahmed Ouyahia pour régler ce dossier et réussir là où avait échoué son prédécesseur à la tête du gouvernement, Ali Benflis ? L’homme est pugnace et roublard. Fin manoeuvrier et travailleur acharné, il possède la particularité d’être originaire de Kabylie, ce qui n’est pas négligeable pour le déroulement des négociations. Autre atout : la confiance dont jouit le Premier ministre auprès du président Bouteflika. Ce dernier ne lui a-t-il pas délégué tous les pouvoirs pour négocier en son nom et en celui de l’État, sans toutefois franchir certaines lignes rouges ?
Le 25 janvier 2005, donc, un protocole d’accord est signé entre le gouvernement et une délégation des archs favorable au dialogue. L’État se montre disposé à « mettre en oeuvre la plate-forme d’El-Kseur dans le cadre des lois de la République et de la Constitution ». Ouyahia peut-il réussir ? Le Premier ministre peut se targuer d’avoir mis fin à la phase de confrontation pour engager celle du dialogue. Mais ce nouveau pari est risqué parce que le consensus est loin d’être réuni. Une partie de la population ne croit pas à la bonne foi des autorités, les partis politiques font de la résistance, et il y a toujours cette réputation de région rebelle et frondeuse qui colle à la Kabylie.

Les auteurs de meurtres seront-ils jugés ?
Le gouvernement s’est engagé à ce que l’État reconnaisse sa « responsabilité unilatérale » dans la répression qui s’est abattue sur la Kabylie. En clair, ceux qui ont tiré sur les manifestants devront répondre de leurs actes. Leur jugement devant des tribunaux civils est l’une des principales exigences du « mouvement citoyen ». Or, jusqu’à présent, un seul gendarme, Mestari Merabet, le meurtrier de Massinissa Guermah, est passé devant le tribunal militaire de Blida, à 100 km d’Alger. L’homme a écopé de deux ans de prison, une peine jugée pour le moins outrageante par la famille de la victime.
Quid des autres ? Certains ont été mutés vers diverses régions d’Algérie, quelques-uns ont carrément disparu dans la nature. Selon l’ancien chef d’état-major de l’armée, Mohamed Lamari, vingt-trois gendarmes ont été mis aux arrêts. Le 12 mars 2002, dans un discours à la nation, Bouteflika affirmait : « Des poursuites sont effectivement engagées contre vingt-quatre membres du corps de la gendarmerie nationale, dont cinq officiers. Ils font l’objet de mandats de dépôt pour homicide et usage abusif d’armes à feu. » Sans autre précision.
Que prévoit, sur ce chapitre, l’accord signé le 25 janvier ? Belaïd Abrika, la figure de proue de la contestation, est catégorique : « Les dossiers d’instruction sont rouverts. Les assassins seront traduits devant les tribunaux civils », affirme-t-il. Les familles de victimes sont dès lors invitées à porter plainte devant les tribunaux et certains parents ont déjà reçu des convocations en vue d’instruire les dossiers. « Nous avons les noms des policiers et des gendarmes qui ont tiré sur les jeunes manifestants, soutient un délégué. Nous verrons si la justice algérienne est prête à aller jusqu’au bout pour les juger et condamner.

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Les victimes bénéficieront-elles du statut de « martyr » ?
La répression a fait plus de cent vingt-cinq morts, essentiellement parmi les jeunes. La population leur a d’emblée conféré une aura particulière. De ce fait, les délégués réclament un statut de « martyr » pour toutes les victimes ainsi que l’octroi d’une compensation matérielle aux parents et ayants droit. Le gouvernement soutient que l’État n’est pas en mesure d’accorder une telle reconnaissance, celle-ci étant réservée aux hommes et aux femmes morts pour la patrie durant la révolution de 1954. Toutefois, les pourparlers ont débouché sur un compromis : les familles devraient recevoir des indemnités substantielles de l’ordre de 3 millions de dinars (30 000 euros), soit une pension mensuelle de 20 000 dinars (200 euros). Quant aux blessés, ils seront indemnisés selon la gravité des atteintes subies. En contrepartie, les délégués devraient renoncer à réclamer le statut de « martyr » pour les victimes.

Les gendarmes seront-ils définitivement retirés de la Kabylie ?
Les officiels, Bouteflika en tête, l’ont répété à maintes reprises : le démantèlement pur et simple de la gendarmerie est inconcevable. Certes, en 2002, sous la pression de la rue, les autorités ont consenti à révoquer certains brigadiers, 681 précisément, et à délocaliser une dizaine de casernes. Mais cette concession reste en deçà des attentes locales. C’est qu’en Kabylie la rupture semble consommée entre les populations et les représentants de l’ordre. Dans certaines localités, les gendarmes vivent aujourd’hui en semi-réclusion. Les autorités sont-elles aujourd’hui prêtes à accepter ce qu’elles ont longtemps refusé ? « L’opération prendra du temps, mais le chef du gouvernement est disposé à faire un geste en ce sens », affirme un négociateur. De quel geste s’agit-il ? La fermeture progressive des brigades et des casernes implantées dans les zones urbaines et leur remplacement par des unités de police.
Pour l’heure, ni Bouteflika ni le haut commandement de l’armée ne sont prêts à aller plus loin. Avec un argument difficile à contester : la Kabylie demeure un foyer du terrorisme islamiste, et la région connaît une vague de banditisme alarmante. « La volonté d’y chasser les gendarmes relève de l’immaturité politique », affirme un ancien ministre. Farès Oujedi, délégué de Bejaïa, se veut plutôt pragmatique : « Le départ de la gendarmerie est lié à la situation sécuritaire du pays. » Autant dire que la présence des gendarmes a encore de beaux jours en Kabylie.

Le tamazight sera-t-il consacré langue officielle ?
Pour ce qui est du tamazight, la langue berbère, les autorités se disent prêtes à tout, sauf à lui accorder le statut de « langue officielle ». Il sera enseigné dans les écoles nationales, une chaîne de télévision amazighe sera lancée dans les prochains mois, le champ d’émission de la radio berbère sera étendu à tout le territoire et des instituts pour la formation d’enseignants du tamazight seront créés et soutenus par l’État. Ce sont les seules concessions qu’on a pu arracher, affirme une source proche des négociations.
En mars 2002, les deux Chambres du Parlement ont adopté un projet de loi consacrant le « tamazight langue nationale ». Pourquoi le pouvoir refuse-t-il d’aller jusqu’à en faire une langue officielle ? En janvier 2004, le chef du gouvernement expliquait que « l’officialisation est une question qui concerne l’ensemble du peuple souverain. Lui seul est habilité à se prononcer à ce sujet par la voie exclusive du référendum ».
Inacceptable, répond la rue kabyle. « Je n’admettrai jamais que mon identité, ma langue et mes racines soient soumises à un référendum. Je suis citoyen algérien et amazigh. Je n’ai pas besoin d’un vote pour le savoir. C’est comme si on demandait à un musulman de se déterminer sur son appartenance religieuse », affirme le gérant d’un restaurant.

Des élections anticipées seront-elles organisées dans les mois à venir ?
Pourquoi des élections anticipées en Kabylie, et uniquement dans cette région ? Parce que cette dernière a massivement boycotté les élections législatives et locales des mois de mai et d’octobre 2002. Du coup, une partie de la population refuse de reconnaître la légitimité des élus tandis que les délégués exigent leur révocation. Mais voilà, l’exécutif n’est pas en mesure de prendre une telle décision, encore moins de convaincre les partis politiques de retirer leurs élus.
La situation s’est encore compliquée en ce mois d’avril 2005. Des responsables du FFS (Front des forces socialistes) de Hocine Aït Ahmed, parti qui détient la majorité des sièges dans les assemblées communales et départementales, ont décidé de porter plainte contre le chef du gouvernement, après que celui-ci eut qualifié d’« indus » les élus de leur formation. Pour sortir de cet imbroglio, il n’y a qu’une solution : dissoudre les assemblées locales et organiser de nouvelles élections dans le courant de l’année.

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Qu’en pense la population ?
Il existe aujourd’hui un profond sentiment de lassitude et de résignation tant en Kabylie que dans le reste du pays. « Finissons-en avec cette crise pour retrouver la paix et la stabilité », affirme un délégué en rupture de ban avec le mouvement de contestation. Oui à une solution définitive, mais pas à n’importe quel prix, soutient pour sa part Mourad. Six mois d’emprisonnement n’ont pas entamé la fougue de ce jeune militant. « Si Bouteflika refuse de satisfaire toutes nos revendications, nous occuperons la rue », tonne-t-il.
La rue, les émeutes et l’inévitable répression qui s’ensuit… La région risque-t-elle de connaître de nouveaux troubles ? La question fait sourire un délégué : « Il y a un temps pour tout. Celui de la révolte est terminé. Il faudrait une catastrophe, pire que celle d’avril 2001, pour que la région s’embrase à nouveau. » Optimiste, Belaïd Abrika renchérit : « Nous passons d’une phase de confrontation à une phase de partenariat. »
Est-ce donc le début d’une ère de paix ? Un signe qui ne trompe pas : le recueillement du chef du gouvernement sur la tombe de Massinissa Guermah n’a pas provoqué de violent mouvement de contestation.

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