Ibrahim al-Jaafari, un islamiste bien tempéré

Partisan de la charia, le nouveau Premier ministre n’en est pas moins un réaliste. « L’Irak a changé, moi aussi », jure-t-il.

Publié le 25 avril 2005 Lecture : 5 minutes.

On ne le dit pas assez : Ibrahim al-Jaafari, le nouveau Premier ministre irakien, est un islamiste irréductible. Ce médecin de 58 ans entretient des relations privilégiées avec la République islamique d’Iran, où il se réfugia entre 1980 et 1989, pour échapper à la terrible répression lancée par Saddam Hussein contre la Daawa (« Appel islamique ») – son mouvement. Aujourd’hui, il oeuvre pour que l’islam soit l’unique source de la Constitution qui devrait être adoptée par référendum avant le 15 octobre. À l’en croire, la législation du nouvel Irak doit s’inspirer de la charia, c’est-à-dire d’une interprétation fondamentaliste du Coran, et le code de la famille être mieux adapté aux préceptes de l’islam. Comme tout islamiste qui se respecte, il ne serre jamais la main des femmes. Et son épouse, gynécologue de son état, porte ostensiblement le voile.
Jaafari est le chef de la Daawa, le plus ancien parti chiite irakien. Le plus populaire, aussi. Cette formation a longtemps figuré parmi les organisations terroristes périodiquement recensées par les gouvernements occidentaux. Elle a perpétré de nombreux attentats, notamment contre Tarek Aziz, l’ancien ministre irakien des Affaires étrangères (1979), contre l’ambassade d’Irak à Beyrouth (1981), puis contre celles de France et des États-Unis au Koweït (1983), en raison du soutien apporté par ces deux pays à l’Irak dans sa guerre contre l’Iran (1980-1988).
« Tout cela appartient au passé », disent les militants de la Daawa, qui ont depuis longtemps troqué la barbe et le turban contre le costume-cravate. « Le pays a beaucoup changé et moi aussi », renchérit Jaafari. Depuis son retour en Irak, en avril 2003, ce dernier s’efforce d’apparaître comme un islamiste modéré. Toujours vêtu à l’européenne, il se dit respectueux de la diversité ethnique et religieuse de l’Irak et, surtout, opposé à la création d’une République islamique à l’iranienne. « Nous n’allons pas copier notre voisin. L’Irak n’est pas l’Iran, notre société est différente », répète-t-il, comme pour faire taire les mauvaises langues qui lui reprochent ses fréquentes visites à Téhéran et ses liens privilégiés avec l’ayatollah Ali Khamenei. « C’est à Téhéran qu’il rencontre souvent son épouse, alors que celle-ci vit à Londres avec leurs cinq enfants », insistent ses détracteurs, qui le soupçonnent de sacrifier à la taqiya. Autrement dit : de cacher ses véritables pensées.
Le sunnite Adnan Pachachi, chef du Parti des démocrates irakiens et ancien ministre des Affaires étrangères – un laïc – ne partage pas ces soupçons. « Jaafari est un fervent croyant, il n’y a aucun doute là-dessus, explique-t-il. Mais il est loin d’être un extrémiste. Avec lui, on peut discuter. C’est un homme de compromis qui répugne la confrontation. » À preuve : élu sur la liste chiite de l’Alliance unifiée irakienne (qui, le 30 janvier, a remporté 140 des 275 sièges du nouveau Parlement irakien), le leader chiite s’est empressé de rendre visite aux Kurdes, dans les provinces du Nord, dès l’annonce des résultats. Il travaille parallèlement à réintégrer les sunnites, grands perdants du scrutin, dans le jeu politique en leur offrant des postes de responsabilité dans son gouvernement.
Né en 1947 à Kerbala, ville où fut mis à mort l’imam Hussein (le petit-fils du Prophète, dont les partisans seront à l’origine du chiisme), dans une famille religieuse et commerçante, Ibrahim al-Ushayqer (son véritable nom, qu’il troquera plus tard pour celui de Jaafari) rejoint le parti clandestin de la Daawa en 1968, tout en poursuivant, jusqu’en 1974, des études de médecine à l’université de Mossoul (Nord). En 1980, il fuit l’Irak pour la toute nouvelle République islamique d’Iran. Accusés d’être des agents iraniens, des milliers de militants de son parti sont torturés et exécutés dans les geôles de Saddam Hussein.
Au cours de ses dix années d’exil, Jaafari fréquente les séminaires coraniques de la Ville sainte de Qom. En 1990, il s’installe, avec femme et enfants, au Royaume-Uni, où il poursuit le combat contre le régime baasiste. Il ne reviendra au pays qu’après la chute de ce dernier. Le 30 juillet 2003, il est, contre toute attente, nommé premier président du Conseil du gouvernement transitoire irakien. Cette désignation, il la doit non à l’idéologie islamiste de son parti, mais, plus prosaïquement, à son prénom, qui commence par l’alif, première lettre de l’alphabet arabe. « La présidence sera attribuée par ordre alphabétique pour une durée de un mois. M. Jaafari sera donc président pour le mois d’août », précise en effet un communiqué du Comité présidentiel, une instance composée de cinq chiites, deux sunnites et deux Kurdes choisis parmi les vingt-cinq membres du Conseil du gouvernement mis en place deux semaines auparavant par Paul Bremer, l’ex-administrateur américain en Irak.
Le premier des neuf présidents « tournants » du premier exécutif de l’Irak post-Saddam était pourtant opposé à toute coopération avec l’administration militaire américaine. Il avait aussi refusé de participer à l’assemblée organisée par les États-Unis le 16 avril 2003, deux semaines avant la fin officielle de la guerre, près de Nasiriyya.
Un an plus tard, après le transfert du pouvoir aux Irakiens, le leader islamiste, qui a mis beaucoup d’eau dans son… thé, est choisi comme second vice-président.
Nommé le 7 avril à la tête du nouveau gouvernement, Jaafari a promis de constituer son cabinet en moins de deux semaines, même s’il dispose officiellement d’un mois pour cela. Il a également annoncé qu’il se montrera « particulièrement attentif à ce que les portefeuilles ministériels soient détenus par des technocrates efficaces et honnêtes, en tenant compte de leur passé et de leurs capacités de travail ». Les Kurdes cherchant à réduire l’influence des islamistes au sein du nouvel exécutif, les tractations pour le choix des ministres se sont donc révélées plus ardues que prévu.
Barbe grisonnante et regard sombre, Ibrahim al-Jaafari se distingue aussi par son tempérament calme et réservé. « Secret », ajoutent ses détracteurs, qui ont du mal à accepter la présence d’un islamiste à la tête du gouvernement. Mais le Premier ministre se montre ouvert, conciliant, voire consensuel. De récents sondages le placent parmi les trois personnalités les plus populaires d’Irak, après l’ayatollah Ali Sistani et l’imam rebelle Moqtada Sadr.
Bien sûr, il voudrait voir la force multinationale quitter au plus vite l’Irak, mais il sait qu’« aucun État ne peut se passer de la présence de forces étrangères sur son territoire lorsqu’il n’est pas en mesure d’assurer sa propre sécurité ». « Plus vite nos forces de sécurité seront compétentes, plus rapidement se posera la question d’un retrait de la force multinationale », dit-il. Outre la constitution d’un gouvernement le moins hétérogène possible, sa priorité reste donc de mettre un terme à la violence. Mais il va devoir apprendre à cohabiter avec un vieux routier de la politique irakienne, le président kurde Jalal Talabani, dont les prérogatives sont aussi réduites que l’appétit de pouvoir est illimité.

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