Deux surs et un film

Fabienne et Véronique Kanor ont réalisé leur premier moyen-métrage de manière artisanale, avec des acteurs bénévoles. Une histoire qui raconte les états d’âme d’une Antillaise élevée à Paris.

Publié le 25 avril 2005 Lecture : 4 minutes.

La Noiraude est le premier volet d’une trilogie sur l’amour. Une histoire simple, qui raconte les prises de tête de Marlène, jeune femme un peu coincée, un peu paumée, qui veut, qui ne veut plus, qui dit oui, qui dit non, qui dit je t’attends peut-être.
Réalisée par Fabienne et Véronique Kanor, cette saynète drôle et sensible de vingt-neuf minutes veut dire aussi, au-delà de l’histoire simple, la difficulté de trouver sa place quand on est un peu africain, un peu français, un peu noir, un peu blanc, un peu métis. Bref, antillais.
« Je suis guadeloupéenne, je suis parisienne. J’écoute France-Inter le matin, Média Tropical le dimanche. Je digère mal les sushis. Je rêve d’un retour au pays : lequel ? J’aimerais que tous les Noirs ressemblent à Denzel Washington. Je prétends être une femme libre, je me prends la tête pour rien… » Voilà Marlène, vue par elle-même.
Pour rencontrer les soeurs Kanor, il ne faut surtout pas être en talons aiguilles. Elles habitent Barbès et, le matin, c’est le souk sur le boulevard. Trottoirs encombrés où l’on slalome entre les rouleaux de tissus, les paniers de vêtements, les étals de bijoux toc… On confond les dragueurs aux colliers de rappeurs avec ceux qui distribuent de petits papiers pour le marabout du coin. Une fois la porte de l’immeuble poussée règne le silence assourdissant d’une matinée parisienne quand tout le monde est parti travailler. Les escaliers qui mènent à l’appartement des soeurs Kanor sont patinés, luisants ; il faut regarder où l’on met les pieds, sinon c’est la dégringolade assurée. On remercie ses baskets.
Chez les Kanor, on s’assied sur des planches recouvertes de tissus africains. Les rideaux en toile fine ressemblent à des moustiquaires ; la mezzanine est en bambou. Fabienne, la plus jeune des soeurs, est fine comme une liane, les cheveux protégés par un turban savamment noué, les doigts longs, les yeux noirs, des dents du bonheur. Véronique, la plus grande, est aussi fine comme une liane, les cheveux protégés par un turban savamment attaché… « Nous sommes presque jumelles », dit Fabienne. Un an à peine les sépare, elles se disent tout, apparemment, et quand elles travaillent ensemble, elles ne connaissent pas la rivalité fraternelle. Véronique est journaliste, Fabienne écrivain.
« Nous voulions raconter de petites histoires qui traduisent la créolité au cinéma », confie Fabienne. La « créolité au cinéma » serait une façon caribéenne de filmer, avec un conteur qui s’adresse à la caméra, une construction à tiroirs, des voix narratives qui se mêlent et s’entrechoquent. La Noiraude, c’est exactement cela. Marlène, Antillaise qui ne se coiffe pas comme le voudrait sa mère, se fâche avec Didier, son homme, qu’elle accuse de danser trop « collé serré ». Elle le quitte (ou c’est lui ?), se confie à sa copine qui ne l’entend pas, essaie de se rapprocher de sa mère (superbe Firmine Richard) qui, en retour, ne lui parle que d’hygiène, cherche des exutoires dans le qi gong, atterrit chez un marabout, en ressort plus paumée encore, mais avec un coq.
Filmé à Paris dans le quartier des Abbesses et de Barbès, ce moyen-métrage donne à voir la complexité d’une femme antillaise élevée à Paris. « Nous, petites négrottes élevées dans un milieu complètement blanc, tenues dans l’ignorance des racines, des légendes, de l’histoire nègre par des parents qui voulaient tellement s’intégrer », dit Marlène dans le film. Une Marlène sincère, mais qui se contente de faire le « tchip », ce bruit d’agacement que font souvent les Antillaises et les Africaines avec les lèvres au lieu de se battre vraiment.
C’est leur première fiction à quatre mains. Véronique fait des reportages à la télé, Fabienne a déjà réalisé de petits documentaires, mais, surtout, elle écrit. Son premier roman, D’eaux douces, est paru l’année dernière aux éditions Gallimard. « Ma grande frustration dans l’écriture est de ne pas pouvoir toucher mes personnages, de ne pas les rencontrer autour d’un thé. Le cinéma me permet d’entretenir une sensualité, une proximité avec les acteurs que je n’ai pas dans les livres », explique Fabienne.
Pourtant, La Noiraude n’a pas été simple à réaliser. Véronique rejoint Fabienne, alors au Sénégal, en 2003 pour écrire le scénario. De retour à Paris, elles présentent des canevas aux chaînes de télévision qui se disent emballées et vont même jusqu’à mettre la barre plus haut : pourquoi pas une série pour la télé ? Mais voilà, les producteurs voudraient changer La Noiraude en quelque chose de plus « sensationnel ».
« Ils voulaient une version de Fatou la Malienne, genre « Gyslaine l’Antillaise », avec une thématique sur l’excision ou encore le mariage arrangé », raconte Fabienne. Les deux soeurs refusent, mais les producteurs ne lâchent pas prise. « Et une bonne comédie antillaise, avec boudin, acras de morue et le mec qui trompe sa femme, ça vous tente ? » Awa, disent les soeurs Kanor. Non.
Finalement, elles financeront avec Olivier Nahmias leur projet, en cassant leur tirelire. Dix mille euros tout rond à eux trois, et, au final, un film délicieux, réalisé avec beaucoup de soin et d’esthétisme, porté par des acteurs bénévoles et enthousiastes. Firmine Richard, Roland Brival, Édouard Montoute, Aïssa Maïga et surtout une Marlène incarnée très justement par Daniély Francisque. « Nous n’avons presque rien payé. Des copains qui nous ont prêté un appartement, un décor, du matériel. Des acteurs qui jouent bénévolement. Seul le coq a dû être loué… », racontent les réalisatrices.
Le deuxième volet de la trilogie est en cours d’écriture. Ce sera, encore, une production bokay (maison). La Noiraude fait la tournée des festivals. Les deux soeurs envisagent sérieusement de réduire la durée du deuxième pour lui permettre d’être dans la case « court-métrage » et ainsi, peut-être, être diffusé en salles. Encore une fois, elles refuseront de faire des films à « message », mais se consacreront à des images qui leur ressemblent : grandes, belles, simples sans pour autant être simplistes.

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