Les folles nuits d’Alger
Argent, villas, voitures de luxe, voyages, fringues, virées en boîte… Malgré la menace terroriste, la jeunesse dorée de la capitale veut s’amuser. Elle mène grand train et s’affiche.
« À force de côtoyer la violence, on finit par s’y habituer, confie Lyes. Ce n’est pas parce qu’il y a eu des attentats à Alger que l’on va s’interdire de sortir, de manger, de boire et de s’amuser. Ce soir, on va s’éclater en boîte et oublier tout ça. » Nous sommes fin 2007, au lendemain de deux attaques kamikazes qui ont fait une trentaine de morts et plus d’une centaine de blessés dans deux quartiers huppés de la capitale. On aurait pu croire que les Algérois accuseraient le coup mais il n’en est rien. Les commerces restent ouverts tard le soir, les restaurants affichent complet, les bars sont bondés, les cabarets refusent du monde et les discothèques voient défiler une clientèle fortunée qui vient s’encanailler jusqu’au petit matin. Ce soir, comme à chaque fin de semaine, Lyes et sa bande de copains, Massy, Hanane et Souad, vont faire la fête dans une discothèque branchée d’Alger.
Riches, très riches, les jeunes gens appartiennent à ce qu’on peut qualifier de jet-set algéroise. Fils et filles d’hommes d’affaires ou de personnalités de premier plan, la plupart ont leur propre entreprise, habitent de somptueuses villas, roulent dans des voitures de luxe, dépensent sans compter, ne portent que des vêtements signés et écument chaque week-end Le Pacha, La Véranda, Le Triangle ou La Rose bleue, les discothèques les plus courues de la capitale. « Comme les jeunes de Paris, Madrid ou New York, nous avons soif de vivre », se justifie Souad, étudiante en licence d’anglais et salariée dans une entreprise spécialisée dans l’événementiel.
Fric, villas, voitures, voyages, fringues, alcool, sorties en boîte Jamais la jeunesse dorée d’Alger n’a mené un train de vie aussi dispendieux avec autant d’ostentation. « Dans les années 1980, ceux qu’on appelait Tchitchi [les enfants de la nomenklatura, NDLR] avaient des scrupules à s’afficher parce qu’à l’époque de l’Algérie socialiste il ne faisait pas bon se revendiquer homme d’affaires, explique Lyes. Aujourd’hui, tout le monde ne jure que par l’argent. » Depuis l’arrivée d’Abdelaziz Bouteflika au sommet de l’État et l’envolée des prix du pétrole – les réserves en devises s’élèvent à 110 milliards de dollars -, l’Algérie est devenue un eldorado pour les investisseurs, les trabendistes et les hommes d’affaires.
En cette fin d’année 2007 donc, avant de finir la nuit dans une discothèque, les quatre jeunes gens dînent au Fantazia. Durant les sombres années du terrorisme, les restaurants de standing se comptaient sur les doigts de la main. Aujourd’hui, on en dénombre une bonne trentaine. Le Fantazia en fait partie. Lumière tamisée, service impeccable, mets raffinés, carte de vins élaborée et patron aux petits soins, on se croirait presque dans un restaurant du 16e arrondissement parisien. « L’endroit n’est pas accessible aux petites ou moyennes bourses. Mes clients sont essentiellement des hommes d’affaires, des cadres aisés, des diplomates et des coopérants », explique Lounès, le patron, également propriétaire du Tantra, un restaurant chic aux allures de lounge, à Riadh el-Feth. Autour d’un plat de crevettes farcies à 1 500 dinars (15 euros, 1 euro = 100 dinars) – une fortune lorsqu’on sait que le smig est à 12 000 dinars (120 euros) -, d’un steak saignant à 1 300 dinars et d’une bouteille d’un vin local réputé à 1 200 dinars, la discussion s’anime. La politique ? C’est le cadet de leurs soucis, lâchent-ils à l’unisson. « À part Bouteflika, nos hommes politiques, on ne les voit que pendant les élections », soupire Souad. L’argent du pétrole ? « Jamais le pays n’a été aussi riche. Tout le monde ne parle que de fric, assure Massy, jeune chef d’une entreprise spécialisée dans l’import-export. » Le sexe ? L’évocation du sujet fait sourire. Les quatre amis déclarent vivre leur sexualité sans le moindre tabou. « Avant, pour coucher, il fallait attendre d’être mariée, rappelle Souad. Aujourd’hui, de plus en plus d’Algériennes découvrent leur sexualité à peine sorties de l’adolescence. »
Merci papa
Où les jeunes gens ont-ils célébré le réveillon de fin d’année ? Dans une résidence huppée d’Alger ? Dans une discothèque de Paris ou de Tunis, une destination de plus en plus prisée ? Les deux couples reconnaissent avoir eu l’embarras du choix. « Je ne voulais pas aller en Tunisie, corrige Lyes. L’an dernier, j’ai dépensé 800 000 dinars pour une semaine. Cette année, on est restés à Alger, malgré les attentats. » La fête s’est donc tenue chez Lyes, ou plutôt chez ses parents, dont la maison, une villa sur deux étages avec piscine, est assez vaste pour accueillir une nuée de fêtards. « Il y a eu de la musique, de l’alcool et de la bonne bouffe. On a dansé toute la nuit pour oublier cette année », s’enthousiasme Hanane, un verre de Martini dans une main, une cigarette dans l’autre. Et de la drogue aussi ? Bien qu’ils se défendent d’en consommer, hormis quelques joints de temps en temps, nos quatre jeunes admettent que celle-ci circule librement dans le milieu branché. « Le cannabis est presque passé de mode, soutient Lyes. Aujourd’hui, on prend de l’ecstasy ou même de la coke. Une pilule coûte 1 000 dinars alors qu’un rail de coke se négocie à 6 000 dinars. »
Si le réveillon se déroule chez Lyes, c’est que ce jeune homme ne manque pas de ressources. Son père gère un juteux commerce dans le secteur de la pêche, sa mère est propriétaire d’un magasin de confiseries, et lui-même, dit-il, fait du « business ». Il a une berline dernier cri, un compte bancaire bien garni et envisage de louer une résidence avec jardin à Moretti, une station balnéaire à l’ouest d’Alger. « Le coin est calme et hyperprotégé », précise-t-il. En effet. Moretti, comme le Club des pins, constitue le lieu de villégiature des hauts dignitaires algériens. Montant de la location : 700 000 dinars par an. Rien n’est trop beau pour notre jeune homme. Pour financer une formation d’une année en commerce international dans un institut privé d’Alger, Lyes a encore déboursé 130 000 dinars.
La nuit se prolonge à La Véranda, une discothèque située au Bois des arcades. Dès que l’on s’y attable, le serveur accourt pour déposer une bouteille de vodka. C’est, dit-on, le minimum syndical pour prétendre se divertir dans ce club. Coût de la bouteille : 10 000 dinars. Pour le champagne ou le whisky, il faut compter le double, au minimum. C’est que l’établissement est loin d’être un sordide cabaret comme il y en a beaucoup dans la capitale et sur la côte algéroise. Coussins et fauteuils d’un blanc immaculé, piste de danse en marbre, écrans géants diffusant des clips de surfeurs australiens ou californiens, tubes de David Guetta, Bob Sinclar ou de hip-hop américain, La Véranda n’accueille qu’une clientèle nantie. On se croirait à Nice ou à Saint-Tropez. « Les étrangers s’imaginent qu’Alger est une ville morte dès la tombée de nuit, regrette Nabil. En vérité, les gens s’amusent, dansent, boivent comme ils ne l’ont jamais fait auparavant. Évidemment, il faut avoir les poches pleines pour s’offrir le luxe de s’encanailler. »
Nabil n’a guère de soucis à se faire. À 23 ans, il possède déjà sa propre entreprise spécialisée dans l’importation de vêtements de luxe et s’octroie un salaire de 50 000 dinars par mois. Bien qu’il habite encore chez ses parents, il est propriétaire d’un appartement situé au cur d’Alger. Pour s’habiller, Nabil ne lésine pas sur les griffes. Montre Bulgari, portable acheté à Paris pour 1 000 euros, costumes, chemises et pantalons Armani, chaussures Versace, Nabil aime la sape. Créée moins de trois ans plus tôt, sa société d’import-export dégage des bénéfices substantiels. Bien sûr, le père de ce jeune entrepreneur n’est pas étranger à une telle réussite, et participe largement à son train de vie. Haut fonctionnaire dans un ministère, le papa a fait jouer ses réseaux pour permettre à son fils d’obtenir des prêts bancaires, décrocher des marchés et faciliter les opérations de dédouanement, réputées lentes et laborieuses dans les ports d’Alger. « Certes, je suis un privilégié, affirme Nabil, mais des jeunes comme moi, il y en a des milliers. Il y a tellement d’argent dans ce pays qu’il suffit de se pencher pour ramasser des millions. »
Évidemment, le propos est expéditif, mais il n’en demeure pas moins que l’Algérie de Bouteflika a vu apparaître une nouvelle caste de millionnaires qui font étalage de leur fortune. Pour s’en convaincre, il suffit de faire un tour à Sidi Yahia, mitoyen de Hydra, le Neuilly algérois. Il y a cinq ans, Sidi Yahia était une sorte de no man’s land. Aujourd’hui, on le surnomme les Champs-Élysées algériens. Long de deux kilomètres à peine, ce boulevard compte la plus grande concentration de magasins de luxe au mètre carré. Des deux côtés de la grande avenue, des villas imposantes ont poussé du jour au lendemain. « En l’espace de deux ans, le prix de l’immobilier a été multiplié par dix », précise Mourad, gérant d’une agence immobilière. C’est ici que les grandes enseignes internationales ont ouvert des boutiques. Ici, on peut aussi acheter une grosse berline, un 4×4 ou un Hummer pour la coquette somme de 8 millions de dinars chez les nombreux concessionnaires. Sidi Yahia a même succombé à la mode des boutiques d’animaux domestiques, qui proposent aux gosses de riches des hamsters, des souris « Ratatouille » et même des cochons d’Inde à 6 000 dinars l’unité. « Quand tu as du fric, tu n’as qu’un seul souci à te faire, explique Massy : comment et où le dépenser ? » À 24 ans, ce beau gosse aux yeux verts qui fait se pâmer les filles a fait fortune en important des sous-vêtements féminins. « Les Algériennes sont de plus en plus coquettes, dit-il. Même celles qui portent le hidjab [voile islamique] raffolent de ces produits. » Résultat : ce jeune Kabyle assure gagner 100 000 dinars par semaine, aligne cinq voitures au garage, possède un bateau de plaisance ainsi que trois ou quatre pied-à-terre à Alger et en Kabylie. Ses parents ne sont pas en reste. Son père, cadre dans le secteur de la pétrochimie, loue la villa familiale à une ambassade pour 1 million de dinars par mois. Quel est le secret de sa réussite ? Massy reste évasif. « De nos jours, il est facile de gagner de l’argent en Algérie. Il suffit d’avoir les bonnes relations. »
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