Cuba : Fidel Castro, le parcours d’un combattant

Décédé le 25 novembre, le chef de l’État cubain a toujours suscité admirations aveugles et haines radicales. Entre les bienfaits du « fidélisme » et les méfaits du « castrisme », seuls les Cubains pourront trancher.

Un portrait de Fidel Castro sur une chaise dans un bâtiment officiel de La Havane, le 27 novembre 2016. © Ramon Espinosa/AP/SIPA

Un portrait de Fidel Castro sur une chaise dans un bâtiment officiel de La Havane, le 27 novembre 2016. © Ramon Espinosa/AP/SIPA

Publié le 25 février 2008 Lecture : 21 minutes.

Ni la revolución, ni la muerte : la retraite ! Castro l’avait dit et répété en cette fin du mois de février 2008 : « Je n’aspirerai ni n’accepterai la charge de président du Conseil d’État et de Commandant en chef. » Même si ses opposants craignaient encore qu’il prépare l’un des retournements dont il avait le secret, on pouvait le croire.

L’âge et la maladie sont des ennemis plus coriaces que ces satanés Yankees. Même quand on a pendant près de cinquante ans imposé son unique et implacable volonté à tout un pays, on ne peut rien contre la biologie. D’ailleurs, la transition était déjà bien engagée par la délégation de pouvoirs accordée au petit frère, Raúl, 76 ans, fin juillet 2006.

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Une retraite qui aura donc duré peu ou prou dix années, jusqu’au décès du Comandante, le 25 novembre 2016. Au bout du compte, Fidel Castro aura croisé le fer avec dix présidents américains et survécu à plus de six cents tentatives d’assassinat pour se retirer avant que la mort ne survienne. L’avenir fournira sans doute les clés permettant de comprendre le « mythe » Castro, qui a suscité admirations aveugles et haines radicales. Entre les bienfaits du « fidélisme » – l’attachement au père de la Révolution – et les méfaits du « castrisme » – ce stalinisme tropical – seuls les Cubains pourront trancher.

Fidel Alejandro Castro Ruz était le dernier des grands acteurs de la guerre froide en poste près de vingt ans après la chute du mur de Berlin. Un tyrannosaure charismatique qui n’a cessé de montrer les dents à son grand voisin et fait de sa petite île de 11 millions d’habitants l’avant-poste symbolique de la résistance à l’arrogance américaine. « Grâce » à lui, Cuba s’est forgé une reconnaissance internationale sans mesure avec son poids réel. Encensé par certains intellectuels à l’image de l’ex-directeur du Monde diplomatique Ignacio Ramonet ou de l’écrivain colombien Prix Nobel de littérature Gabriel García Márquez, honni par la plupart des exilés et la majorité des défenseurs des droits de l’homme, Castro laisse un bilan controversé. Restent les faits : une histoire personnelle hors du commun qu’aucun écrivain n’aurait osé imaginer. À part, peut-être, le dramaturge britannique William Shakespeare.

1926-1945 : Enfance d’un rebelle

Né le 13 août 1926 à Birán, dans la Provincia de Oriente, Fidel Ruz a dû attendre l’adolescence pour porter le patronyme de Castro. Et pour cause : il est né d’une relation adultérine. Originaire de Galice, son père, Ángel Castro Arguiz, découvre Cuba comme soldat de la couronne espagnole. Quand l’île tombe dans l’escarcelle américaine, il rentre chez lui pour trouver sa fiancée dans les bras d’un autre. Il reprend aussitôt le bateau pour La Havane, s’installe à Birán, se consacre à son bétail et épouse une institutrice, María Luisa Argota. Ils ont deux enfants. Don Ángel Castro règne sur ses terres, ses bovins et ses employés, arme à la ceinture. Quatorze ans plus tard, Ángel Castro embauche une nouvelle domestique, Lina Ruz. Elle devient bientôt sa maîtresse et donne naissance à une petite fille, Angela, puis à un fils, Ramón. María Luisa Argota Castro part s’installer à Santiago avec ses deux enfants. Lina accouche de son troisième enfant en août 1926. Il s’appellera Fidel. Fidel Ruz, parce que Ángel et Lina ne sont pas mariés.

Fidel Castro, jeune avocat, à une date indéterminée. © AP/AP/SIPA

Fidel Castro, jeune avocat, à une date indéterminée. © AP/AP/SIPA

À l’âge de 4 ans, Fidel est envoyé chez un tuteur, Luis Hippolyte Alcides Hibbert, à Santiago. L’homme est sévère et violent. Comme le raconte Serge Raffy dans sa biographie à charge, au collège de La Salle tenu par les frères maristes, Fidel doit supporter les quolibets de ses camarades qui le traitent de « sale juif », insulte réservée aux enfants non baptisés. Résultat : le petit Fidel se montre indomptable. Jusqu’au jour où il agresse un prêtre qui a eu l’outrecuidance de le gifler ! Fidel est renvoyé. Son tuteur promet de tout faire pour qu’il reçoive le baptême. C’est chose faite en janvier 1935. Fidel a alors 8 ans et demi. Il ne s’appelle toujours pas Castro, mais il réintègre le collège de La Salle avec ses deux frères, Ramón et Raúl, son cadet né en 1931. Fidel est le chef ; les trois garnements jouent aux caïds.

Fidel va chercher à se distinguer dans toutes les matières, s’entraînant la nuit et le week-end pour être le meilleur au basket

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De nouveau flanqués à la porte, ils se retrouvent réunis chez leur père, qui décide de les reprendre en main. Fidel le rebelle menace de mettre le feu au domaine et insiste pour poursuivre ses études. Il est renvoyé chez son tuteur où il va suivre l’enseignement de la belle Mercedes Danger. Celle-ci lui communique une intense soif de savoir et, après un séjour de trois mois à l’hôpital pour une grave crise d’appendicite, il entre chez les jésuites du collège Dolores de Belen. Il y apprécie la stricte discipline et les randonnées sac au dos dans les collines. Il se métamorphose en bon élève – sa mémoire est phénoménale – et trouve un exutoire dans la pratique du basket, du base-ball et de la pelote basque. Il y excelle. Perdre, déjà, il déteste ça.

En 1940, le « bâtard » peut enfin prendre le nom de son père grâce à un certain Fulgencio Batista. Élu président de la République, ce dernier instaure à Cuba une démocratie parlementaire dont la Constitution autorise le divorce. Redevenu un élève « parmi d’autres », Fidel va chercher à se distinguer dans toutes les matières, s’entraînant la nuit et le week-end pour être le meilleur au basket. Il est le premier à prendre des risques dans les expéditions de son groupe de scouts, Los Exploradores.

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1945-1959 : Aux armes, Cubains

Ambitieux, dévoré par le désir d’être reconnu, Castro entre à l’Académie Avellaneda pour parfaire sa rhétorique et maîtriser une voix qu’il trouve « trop haut perchée, un peu nasillarde, trop féminine ». En 1945, il entame sa première année de droit à l’université de La Havane, où la politique anime les curs et les esprits. Grandes idées et armes à feu font bon ménage au sein des bandes nationalistes qui s’affrontent. Ce climat de violence plaît à Castro, qui multiplie les zigzags politiques et les coups d’éclat. Déjà, il harangue ses camarades depuis l’Escalinata, l’escalier de pierre situé à l’entrée de l’université. En janvier 1947, il se fait remarquer avec un texte violent contre le président Ramón Grau San Martín, élu contre Batista trois ans plus tôt. Pis : il trempe vraisemblablement dans une tentative d’assassinat contre Rolando Masferrer, ancien membre du Mouvement socialiste révolutionnaire (MSR), qui a accepté le poste de chef de la police secrète du gouvernement.

Fidel Castro et son frère Raoul (à g.), dans les montagnes de l'est de Cuba, le 14 mars 1957. © ANDREW ST. GEORGE/AP/SIPA

Fidel Castro et son frère Raoul (à g.), dans les montagnes de l'est de Cuba, le 14 mars 1957. © ANDREW ST. GEORGE/AP/SIPA

Ce genre d’action ne pardonne pas. Désormais, la tête de Castro est mise à prix. Il se procure un Browning et tente d’échapper à la traque en évitant de dormir deux fois au même endroit ! Rester à La Havane est trop risqué. Il se réfugie à Banes, chez son ami Rafael Díaz Balart, d’où il négocie son sort à distance. Il propose pour cela de se rallier à une opération organisée par le MSR et visant à libérer Saint-Domingue, alors sous la coupe du dictateur Rafael Trujillo. La proposition est acceptée et Castro embarque pour l’îlot de Cayo Confites où se prépare un embryon d’armée rebelle. La Havane, sous pression américaine, intervient, et Fidel a juste le temps d’échapper à la rafle organisée contre les putschistes.

Rentré à l’université, Castro embellit les circonstances de sa fuite – il aurait gagné la terre ferme à la nage – et profite de l’occasion pour fustiger le président Grau, vendu à la CIA. Il se rapproche alors du sénateur Eddy Chibas (1907-1951), qui incarne la lutte contre la corruption du régime, et monte l’un de ces « coups médiatiques » qui lui permettront, plus tard, d’asseoir sa popularité. Il fait rapatrier à La Havane la demajagua, cloche mythique qui symbolise l’indépendance pour les Cubains. Membre du Parti orthodoxe, Castro a dû, pour réaliser cet « exploit », se rapprocher du Parti socialiste progressiste, le PC cubain. En novembre 1947, la photo de Castro enlaçant la cloche est à la une des journaux, mais devenant de plus en plus voyant, il réveille bien des rancunes. Et quand le chef du MSR, Manolo Castro, est assassiné, en février 1948, il ne peut y avoir qu’un coupable : Fidel Castro. Pendant un temps, il se déplace avec des gardes du corps armés jusqu’aux dents. Il n’a finalement qu’une seule solution : se faire oublier. Il prend l’avion le 20 mars, direction le Venezuela, le Panamá et la Colombie. À Bogotá, il participe à l’insurrection (le Bogotazo) qui suit l’assassinat du chef de l’opposition, Jorge Eliécer Gaitán. Recherché par la police colombienne, il doit fuir le pays via l’ambassade cubaine !

De retour à Cuba, il épouse Mirta, la sur de son ami Rafael Díaz Balart. Toujours membre du Parti orthodoxe, Castro dirige ses foudres contre le nouveau président du pays, Carlos Prío Socarrás (1903-1977). Selon Serge Raffy, c’est à cette époque que Castro est approché par Abraham Semjovitch, alias Fabio Grobart, « chargé de constituer le réseau caraïbes, une organisation secrète suppléant dans la région le défunt Komintern ». Contre un soutien financier, Fidel devient un agent dormant du KGB, violemment anti-impérialiste mais officiellement anticommuniste !

Le 1er septembre 1949, Mirta Castro donne naissance à un fils : Fidelito. Heureux, Fidel n’en devient pas pour autant un père modèle. Ses coups d’éclat politiques le mettent de nouveau en danger. Il disparaît trois mois durant aux États-Unis et en revient transformé. Il reprend ses études pour devenir en un temps record docteur en droit, en droit international et en sciences sociales. En 1950, il ouvre son cabinet d’avocats. Les procès lui servent de tribune politique. Un an plus tard, le chef du Parti orthodoxe Eddy Chibas se suicide en direct à la radio d’un coup de revolver dans le ventre après avoir accusé de corruption – sans preuves – le président Carlos Prío Socarrás. Le dauphin Castro est propulsé en première ligne. En quelques mois, il réunit les preuves manquantes et, le 28 janvier 1952, porte plainte contre le président.

Le 15 mai 1955, Fulgencio Batista commet une grave erreur

Si l’agit-prop profite à quelqu’un, ce n’est pas à lui. Le 10 mars 1952, Fulgencio Batista s’empare du centre de commandement de l’armée et se proclame président. Castro, en retour, entreprend de constituer une organisation militaire, le Mouvement. Comment trouver des armes ? Fidel Castro décide d’attaquer la caserne de la Moncada, à Santiago, le 26 juillet. L’opération est un lamentable fiasco. La Buick pilotée par Castro finit contre un trottoir. Les assaillants sont faits prisonniers ou exécutés. Réfugié dans la sierra, à Gran Piedra, Fidel Castro est arrêté le 16 août par un peloton de gendarmerie. À la prison de Boniato, il retrouve son frère Raúl. Lors de son procès, Castro attaque. Il se lance dans une plaidoirie interminable peuplée de références à l’apôtre de l’indépendance José Martí, aux philosophes français des Lumières et à la Bible. À la fin de son discours, il prononce une phrase pour la postérité : « Condamnez-moi, cela n’importe guère. L’Histoire m’acquittera ! » Il écope de quinze ans de prison.

Photos de Fidel et Raoul Castro prises par les autorités après l'échec de l'attaque de Moncada en 1953, exposées au Siboney Museum, près de Santiago, à Cuba, le 19 juillet 2003. © JOSE GOITIA/AP/SIPA

Photos de Fidel et Raoul Castro prises par les autorités après l'échec de l'attaque de Moncada en 1953, exposées au Siboney Museum, près de Santiago, à Cuba, le 19 juillet 2003. © JOSE GOITIA/AP/SIPA

Le 15 mai 1955, Fulgencio Batista commet une grave erreur. Élu sans opposant président de la République, il libère les assaillants de la Moncada. Selon la CIA, Castro n’est pas communiste. Fils d’un grand propriétaire terrien, élevé par les frères maristes aux idées proches du franquisme, c’est un caudillo en herbe ! En réalité, il n’a qu’un objectif : reprendre les armes. Le Mouvement devient le M26 en référence à l’attaque du 26 juillet. À La Havane, sa popularité a grandi. Son ennemi préféré reste Batista, qu’il agonit de provocations. Résultat : la police se lance à ses trousses et il doit prendre la route de l’exil. Le Mexique sera sa terre d’accueil.

C’est là, à Mexico, au 49 de la rue Emparán que, le 9 juillet 1955, Fidel Castro rencontre un jeune Argentin aux poumons fragiles, Ernesto Guevara. Entre eux, l’entente est immédiate, et le « Che » se dit prêt à prendre les armes contre Batista. Inspiré par l’exemple du Mexique et de son président, Lázaro Cárdenas, Fidel rédige un manifeste en quinze points qui n’a rien d’un programme léniniste. Ses plans sont d’abord militaires : il veut débarquer à Cuba et s’emparer du pouvoir. L’argent qui manque, il part le chercher aux États-Unis, où il annonce qu’en 1956 son armée de libération sera à pied d’uvre ! Le mot est un peu prétentieux pour désigner les quelques apprentis guérilleros qui s’entraînent au maniement des armes en appartement et maintiennent leur forme physique en pratiquant la varappe sur les flancs du Popocatépetl et de l’Ixtaccíhuatl. Cela n’empêche pas Fidel et Raúl Castro de leur imposer une discipline de fer.

Au bout d’un moment, l’agitation des exilés cubains et la pression des services de Batista poussent la police mexicaine à agir. Castro est arrêté et, une fois de plus, il profite de son procès pour se lancer dans d’interminables diatribes contre la corruption. Il parvient, malgré les accusations de trafic d’armes qui pèsent sur lui, à se faire libérer.

Au cours de l’été 1956, Fidel Castro se procure un bateau de tourisme, le Granma, grâce à l’argent obtenu auprès de l’ancien président cubain Carlos Prío Socarrás – enrichi par des années de corruption ! Le 2 décembre 1956, après une tempête mémorable, Castro pose de nouveau le pied sur le sol cubain à la tête des quatre-vingt-deux hommes entassés dans le rafiot. L’opération est un fiasco, mais ?Batista est trop pressé de fêter sa victoire. En annonçant la mort de Castro, il lui fournit l’occasion d’une résurrection. Mi-décembre, les rescapés du débarquement ont rejoint la Sierra Maestra et se retrouvent dans une ferme, sur la commune de Plurial de Vicana. Ils sont vingt. C’est peu, mais à défaut de mener des actions décisives, ils peuvent faire du bruit. Castro va multiplier les coups médiatiques. Son charisme lui permet d’embobiner l’envoyé spécial du New York Times et bien des reporteurs séduits par son allure de Robin des Bois barbu et ses airs de Jésus-Christ La légende vient de naître : cigare à la bouche, treillis vert olive, un homme seul – ou presque – se dresse contre la dictature. Même la CIA semble prête à financer sa lutte

Dans la Sierra, l’armée de Fidel s’étoffe. Elle reçoit des armes du Costa Rica. Elle diffuse sa propagande grâce à Radio Rebelde. Elle alphabétise les paysans dans la région qu’elle contrôle. Fin mai 1958, Batista lance une opération d’envergure contre les Barbudos : il envoie près de 10 000 hommes dans la Sierra. Mais le dictateur n’a plus les moyens de se faire entendre : ses méthodes violentes ont poussé les États-Unis à déclarer un embargo sur les ventes d’armes. En juin, les rebelles prennent 49 citoyens américains en otages. Castro temporise, fait croire à des problèmes de communication avec son frère Raúl, qui, dans la Sierra de Cristal où il dirige la guérilla, entreprend déjà de jeter les bases d’un système de gouvernement marxiste. Batista – « Mister Yes », comme on le surnomme à cause de sa proximité avec les Américains – espère toujours que ces derniers vont venir à son secours. L’administration Eisenhower ne mesure pas la menace que représente Castro.

Pendant ce temps, Ernesto Guevara et Camilo Cienfuegos, à la tête de 230 guérilleros, prennent le contrôle de la région de l’Escambray. Dans l’armée régulière, les désaffections se multiplient. Huber Matos et Juan Almeida lancent l’assaut contre Santiago. Le 2 janvier, fusil à la main, Castro entre en vainqueur dans la ville. Les Américains viennent de se rendre compte que le M26 est noyauté par les communistes. Trop tard. Batista fuit vers la République dominicaine, puis l’Espagne de Franco. Castro nomme Manuel Urrutia président de la République. La Havane tombe une semaine plus tard.

1959-1990 : « El Comandante » dans son labyrinthe

Maître de Cuba, Castro joue un temps les modérés. Il n’accepte aucune fonction au sein d’un gouvernement composé de réformistes. En réalité, maître de l’armée, il prépare en sous-main un gouvernement parallèle composé de communistes et de révolutionnaires issus de l’aile dure du M26. Deux mois après la prise du pouvoir, l’Assemblée nationale est dissoute, et une nouvelle Constitution promulguée. Le 8 février 1959, celui que l’on surnomme déjà el caballo pour ses ruades de cheval fou « accepte » le poste de Premier ministre qu’il s’est lui-même offert. La rue cubaine est derrière lui.

Fidel Castro « épure » le pays par les armes et prend des mesures populaires : suppression des plages privées, baisse des loyers, du téléphone et de l’électricité. Il se fait passer pour un démocrate humaniste et met pour un temps une sourdine à son soutien aux guérillas sud-américaines. Son aversion pour la dictature paraît sincère. En mai 1959, il lance la réforme agraire : les terres sont désormais gérées par l’Institut national de la réforme agraire (INRA), doté d’une puissante milice et présidé par lui-même.

Avant la fin de l’année 1959, Castro centralise l’ensemble des pouvoirs. Auprès de lui, Raúl, devenu ministre de la Défense et rouage essentiel des services de renseignements – le G2 -, se charge des basses besognes. Notamment de l’élimination symbolique ou physique des anciens compagnons de route, comme Camilo Cienfuegos (qui meurt dans un mystérieux accident d’avion) ou Huber Matos (envoyé en prison pour vingt ans). Début 1960, Castro gouverne avec les communistes. Anastase Mikoyan, premier vice-président du Conseil des ministres de l’URSS, est reçu à bras ouverts. Bras droit de Nikita Khrouchtchev, il propose à Castro un accord d’importance : contre du sucre cubain, l’Union soviétique fournira machines, pétrole et équipements divers. Le 4 mars de la même année, le cargo français La Coubre, chargé d’explosifs, explose dans le port de La Havane. Pour Castro, l’attentat est signé des Américains. « Patria o muerte, venceremos ! » tonne-t-il pour la première fois.

Castro a tombé le masque, il peut accueillir tous les apprentis guérilleros à Cuba et nationaliser les entreprises étrangères installées sur l’île – y compris la puissante United Fruit. Le grand Fidel et le rondouillard Nikita s’embrassent devant les caméras, aux Nations unies. Les bateaux soviétiques livrent des armes aux Cubains. Les États-Unis rappellent leur ambassadeur et décrètent un embargo sur les produits américains à destination de La Havane. À l’intérieur, Castro consolide son pouvoir via les Comités de défense de la Révolution. Les opposants sont éliminés.

En janvier 1961, John Fitzgerald Kennedy trouve sur son bureau le plan d’invasion de Cuba concocté par la CIA avec les exilés cubains. Il maintient l’opération, sans enthousiasme, ignorant que de nombreuses « fuites » ont déjà alerté Castro. Le 15 avril 1961, des bombardiers américains B26 pilotés par des exilés cubains détruisent des avions leurres sur le tarmac des bases cubaines. Deux jours plus tard, la brigade 2056 se jette dans la gueule du loup dans la Ciénaga de Zapata – connue sous le nom de baie des Cochons. L’opération tourne au désastre. JFK n’intervient pas ; les exilés cubains ne lui pardonneront jamais. Castro, lui, exulte.

Il vient de damer le pion aux Yankees. Pour le monde, il incarne la résistance à l’impérialisme. Ses campagnes d’alphabétisation (et de propagande) séduisent au-delà des frontières du pays. Mais l’économie ne suit pas, les récoltes sont insuffisantes, la production de sucre s’effondre et il faut avoir recours au rationnement.

De l’autre côté du détroit de Floride, les États-Unis ruminent. Par l’intermédiaire de Marita Lorenz, dernière conquête de Fidel, « achetée » par la suite par la CIA, ils ont en vain tenté d’assassiner Castro. Ils préparent désormais l’opération « Mangouste » pour reprendre l’île en main. Informé par le KGB, Khrouchtchev se décide à agir et impose à un Castro plutôt réticent l’installation de missiles à ogives nucléaires. Les avions de reconnaissance américains U2 découvrent les fusées, et JFK met en place un blocus naval. Le monde tremble : la Troisième Guerre mondiale semble sur le point d’éclater. La crise dure presque quinze jours, au bout desquels le statu quo l’emporte. En échange d’un retrait soviétique, les États-Unis n’interviendront pas à Cuba et retireront les missiles Jupiter pointés vers l’URSS en Turquie. Vraisemblablement, le chef de l’État cubain était prêt à aller jusqu’au bout, mais, mis sur la touche, il n’a pas eu les moyens de laisser éclater sa colère. L’aide économique de l’URSS était vitale : Castro a troqué l’indépendance contre des crédits et du pétrole et lâché le Che, trop « doctrinaire », selon les hiérarques du Kremlin.

Fidel, qui a envoyé le Che au casse-pipe, lui organise des funérailles nationales. La révolution a ses saints et ses martyrs

À vrai dire, Castro n’est peut-être pas mécontent de l’affaire. Ernesto Guevara a porté la bonne parole aux Nations unies et même réussit à rencontrer Mao. Il commence à faire de l’ombre à Fidel, qui, en 1965, l’envoie se battre au Congo. Le Che ne comprend rien à l’Afrique et le fiasco est total. En 1966, le G2 l’exfiltre vers Cuba et Castro l’aide à repartir pour la Bolivie afin d’y créer une école de guérilla. Sans soutien, le Che sera capturé et exécuté, en octobre 1967, dans la petite école de La Higuera. Fidel, qui l’a envoyé au casse-pipe, lui organise des funérailles nationales. La révolution a ses saints et ses martyrs.

Un portrait du Che sur un mur de La Havane, le 27 novembre 2016. © Desmond Boylan/AP/SIPA

Un portrait du Che sur un mur de La Havane, le 27 novembre 2016. © Desmond Boylan/AP/SIPA

La fièvre de l’aventurisme reprend Castro. Proche de Moscou, il soutient l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie et encourage les guérillas sud-américaines, au Guatemala, au Venezuela ou en Colombie. À Cuba, la presse est bâillonnée, les homosexuels opprimés, les opposants pourchassés. Fin 1975, dix ans après sa création, le Parti communiste tient son premier congrès. Le président fantoche Osvaldo Dorticós cède la place au président du Conseil d’État, Fidel Castro, le 2 novembre 1976.

L’élection du démocrate Jimmy Carter à la Maison Blanche permet une certaine détente avec les États-Unis. L’embargo pourrait être levé, à condition que Castro desserre l’étreinte qui étouffe les Cubains et renonce à s’impliquer en Afrique. Les exilés peuvent enfin rendre visite à leur famille et, en 1979, 3 000 prisonniers politiques sont libérés. Une brise de liberté souffle sur Cuba. L’État se désengage – légèrement – et un maigre secteur privé apparaît. Ce n’est pas suffisant. Au début d’avril 1980, un bus rentre en force dans l’ambassade du Pérou et tous ses passagers demandent l’asile politique. Bientôt, les candidats à l’exil affluent dans l’ambassade ouverte. Plutôt que de choisir le bain de sang, Castro autorise une émigration massive. C’est l’occasion pour lui de placer ses espions, mais aussi de se débarrasser des « indésirables » : les chômeurs, les criminels, les homosexuels et les dissidents ! Ils sont 125 000 à quitter le port de Mariel pour le « rêve américain ».

En Afrique, Cuba n’a pas cessé d’intervenir depuis les années 1960. En Éthiopie, où le « Négus rouge » Mengistu Haïlé Mariam a pris le pouvoir. En Angola, surtout, où Castro se permet un remarquable coup d’éclat. Un vétéran de la guérilla castriste, Arnaldo Ochoa, y est envoyé pour barrer la route aux troupes sud-africaines. Il remporte une victoire éclatante à Cuito Cuanavale. Castro peut désormais se targuer d’avoir combattu l’apartheid ! Il a bien besoin de ce genre de publicité. Le Républicain Ronald Reagan a durci l’embargo et, à l’Est, la mise en place de la Glasnost, puis de la Perestroïka sonne le glas du soutien financier de l’URSS. Soit 4 milliards de dollars par an. Forcé de se tourner vers les démocraties occidentales, Castro va-t-il assouplir son régime ? Au contraire. Accusé de trafic de drogue, le « héros » Arnaldo Ochoa est jugé au cours d’un procès dans la plus pure tradition stalinienne, puis exécuté.

1990-2008 : Une si longue fin de règne

Les Cubains ploient sous le joug : les magasins sont vides, les transports, l’électricité et la nourriture sont rationnés, les malades du sida sont parqués dans des « sidatoriums », la presse libre n’existe pas Jeune cubain exilé à Paris, Fernando, 34 ans, raconte : « Au départ, on avait le soutien de l’URSS, mais au début des années 1980 tout a commencé à changer. La vie est devenue très difficile pour manger, pour s’habiller, pour tout. J’ai eu l’idée de partir par la mer, mais c’est très risqué. » Au début des années 1990, des milliers de balseros tentent la traversée sur des embarcations de fortune. Castro continue de fustiger les Yankees et leur fait porter la responsabilité de tout ce qui ne tourne pas rond à Cuba.

Fidel Castro à La Havane, le 7 juillet 2003. © RAFAEL PEREZ/AP/SIPA

Fidel Castro à La Havane, le 7 juillet 2003. © RAFAEL PEREZ/AP/SIPA

Vieillissant, le dictateur reste un politicien retors. Ainsi, effrayé à l’idée que l’Église cubaine devienne, à l’instar de ce qui s’est passé en Pologne, un foyer de contestation, Castro manie la carotte et le bâton. Il surveille les évêques de près, mais rend visite à Jean-Paul II en 1995 et le reçoit en 1998. Le pape le sert en critiquant l’embargo.

En matière d’économie, la fin des années 1990 et le début du XXIe siècle sont marqués par des assouplissements. Le dollar a été légalisé en 1994. L’île s’ouvre au tourisme et accueille des joint-ventures. La jeunesse cubaine n’y trouve pas toujours son compte. « Les jeunes n’ont pas d’endroit où aller, raconte Fernando, car la plupart des lieux sont réservés aux touristes et on n’a pas d’argent pour payer. Si tu discutes avec eux, la police va te demander de quoi tu parles, ton identité, et si tu continues, tu vas en prison. »

Pour exister sur la scène internationale, Castro est encore capable de coups d’éclat stupéfiants. En 1999, le père en lui se réveille habilement lors de l’affaire du petit Elían González, naufragé de 6 ans tiraillé entre son père resté à Cuba et sa famille « américaine » de Miami. Au terme d’une longue bataille judiciaire, l’administration Clinton renvoie l’enfant chez lui. Un geste qui coûtera aux démocrates les voix des exilés cubains qui leur ont manqué pour battre George W. Bush aux élections de 2000.

D’accord, les hôpitaux sont gratuits. Mais il n’y a pas de médicaments

À Cuba, l’atmosphère a des relents de fin de règne. Castro amuse la galerie avec ses gesticulations : il fustige les auteurs des attentats du 11 septembre 2001, lance une grande offensive contre les moustiques, propose son aide quand Katrina dévaste la côte américaine En face, George W. Bush ne cache pas le peu de cas qu’il fait de Castro : sous son nez, en dehors de toute légalité internationale, il transforme la base de Guantánamo en prison pour terroristes présumés
Quand le fondateur du Mouvement chrétien de libération, Oswaldo Paya, lance le projet Varela, une pétition dont l’objectif est de permettre une révision de la Constitution pour sortir de la dictature, Castro frappe. Quatre-vingts dissidents sont emprisonnés, à l’exception de Paya. Une attention qui ne trompe personne : Castro donne le change pour ne pas s’attirer les foudres de la communauté internationale. Mais déjà, il ne peut que constater l’inéluctable. Si la violence des sentiments antiaméricains aiguisés par l’arrogance des néoconservateurs au pouvoir à Washington lui assure un certain crédit auprès des mouvements opposés à l’impérialisme made in USA, il n’est plus le Grand Satan qu’il incarnait autrefois. Oussama Ben Laden, Mahmoud Ahmadinejad ou même Kim Jong-il ont repris ce rôle. Son aura reste pourtant intacte dans les cercles où l’on chante toujours le même refrain : alphabétisation, éducation, système de santé gratuit S’il reconnaît les aspects positifs de l’éducation gratuite, Fernando s’insurge contre certaines idées reçues : « Il y a plein de médecins qui font taxi pour gagner de l’argent. D’accord, les hôpitaux sont gratuits. Mais il n’y a pas de médicaments. Castro, on a appris à l’école que c’est notre second père. Mais on en a marre, on n’a pas droit aux élections, on ne peut pas voyager, on a un Intranet mais pas d’Internet, on est surveillés vingt-quatre heures sur vingt-quatre. »

Avec le temps, la santé s’en va : en juin 2001, Castro s’évanouit en public ; en octobre 2004, à Santa Clara, il tombe et se fracture le genou gauche ; en juillet 2006, il subit une opération complexe et cède le pouvoir à son frère Raúl. On ne remonte pas cette pente-là. Fatigué, le tyrannosaure des Caraïbes a pris une décision dont la sagesse surprend : se retirer avant de mourir, dix ans plus tard. Il reste à dresser le bilan historique de ces quarante-neuf années de pouvoir sans partage. Mais avec un autre Castro au pouvoir, une question demeure : les Cubains auront-ils, demain, le choix de leur avenir ?

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