Bourguiba et l’union arabe
Le 22 février 1958 était proclamée, à Damas et au Caire, la République arabe unie, nouvel État unitaire qui devait mettre la Syrie et l’Égypte, les deux pays clés de la région à l’époque, en front uni sous la bannière de Nasser. Cette décision fut sans doute prise pour des considérations plus affectives que politiques, sur fond d’impuissance face au coup de force sioniste en Palestine.
Dès l’annonce de cet événement, le président tunisien Habib Bourguiba s’est dit sceptique sur les chances de succès d’une telle union, décidée à la hâte, disait-il, entre deux pays différents à plus d’un titre et sans frontière commune. Bourguiba pensait que l’union entre États ne pouvait, à notre époque, être décrétée d’en haut. Se voulant volontiers satirique, il disait qu’on ne pouvait plus, aujourd’hui, ressusciter l’empire de Haroun al-Rachid, contemporain de Charlemagne. Séparés depuis des siècles, les peuples arabes, soutenait-il, ont fait chacun son chemin de manière séparée. Et il posait la véritable question : que cherche-t-on en faisant l’union ? Si c’est la force, disait-il, additionnez des zéros, à l’infini, vous n’obtiendrez rien d’autre. Nos sociétés ont connu le déclin vers la fin de ce qu’on appelle, en Occident, le Moyen Âge. Ce fut une longue période de régression sociale, de stagnation culturelle et d’absence sur la scène régionale.
Ce à quoi les États nouvellement créés après la colonisation doivent consacrer leurs efforts, disait Bourguiba, c’est de lever cette chape de sous-développement qui étouffe nos sociétés, et les empêche de s’épanouir. Il faut les développer, réorganiser l’enseignement, émanciper la femme et retrouver les valeurs fondamentales de l’islam créatrices de progrès social et intellectuel, donc de puissance. Ce que recèle, aujourd’hui, l’union entre États, poursuit Bourguiba, c’est la possibilité qu’elle leur offre de s’entraider, de coordonner leurs efforts, de se concerter sur les grands défis du développement. Ces avantages, on peut les obtenir par la coopération dans les différents domaines essentiels, sans fusionner les États.
Bourguiba était un grand théoricien de la lutte contre le sous-développement. Il soutenait que les pays arabes ne pouvaient se développer qu’en coopérant avec l’ancien colonisateur – sans devenir ses otages politiques. Cela implique des relations d’amitié et de respect mutuel. Ni hostilité de principe, donc, contre l’Occident, ni dépendance. Mais, en même temps qu’il réfléchissait de manière lucide, Bourguiba était travaillé par des sentiments qu’il arrivait difficilement à contenir. D’abord, à aucun prix il ne pouvait céder sur le principe de l’indépendance de la Tunisie – chèrement acquise. Mais aussi, en 1958, Nasser était au zénith de sa gloire, l’idole des foules, même au Maghreb. La radio La Voix des Arabes, émise à partir du Caire, était reçue dans toute la région. L’ardeur de ses pamphlets excitait la colère des masses contre le colonialisme – encore agressif en Algérie – et ceux qui étaient accusés de pactiser avec lui. Bourguiba fulminait contre Nasser, qui soutenait le dissident tunisien Ben Youssef. Entre les deux hommes, c’était la guerre. Elle ne s’apaisa qu’après la bataille de Bizerte (1961) et l’évacuation totale de la base.
Mais l’adversaire des unions improvisées, affaibli par le grand âge et une méchante dépression nerveuse, tomba dans l’erreur qu’il reprochait à Nasser. En quelques heures, dans un hôtel de Djerba, il signa, en 1974, sur un papier de fortune, avec le « Guide » de la Révolution libyenne, l’accord de fusion des deux États.
Quelle leçon tirer de ces tentatives d’union avortées ? Principalement une crainte : que les échecs répétés des expériences unionistes ne finissent par donner aux Arabes la fâcheuse opinion que tout rapprochement entre eux est, dans son principe même, une entreprise vouée à l’échec – alors que ce qui est en cause c’est l’inadéquation des approches, le dogmatisme avec lequel le problème était traité et cette propension à retomber dans les mêmes errements.
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