Ali et les soixante « voleurs »

En guerre contre la corruption, le vice-Premier ministre et garde des Sceaux a-t-il ordonné des enquêtes secrètes sur ses collègues du gouvernement ? Révélations sur une affaire d’État.

Publié le 25 février 2008 Lecture : 7 minutes.

Affaire Clearstream à la camerounaise – c’est-à-dire en plus grand, en plus fort et sans doute en plus inquiétant – avec faux listing et dénonciations calomnieuses ? Ou dernier avatar, en forme de bombe, de la lutte anticorruption lancée début 2006 par le président Paul Biya sous le nom d’« opération Épervier » ? Les deux à la fois peut-être. Depuis la fin janvier, dans un mouvement continu de va-et-vient à peine interrompu par les exploits des Lions en Coupe d’Afrique des nations, la presse et la rumeur camerounaises s’alimentent de ce qu’on appelle désormais « la liste d’Ali » : une soixantaine de personnalités de premier plan – en réalité, le cur du système et l’épine dorsale du régime – sur lesquelles le vice-Premier ministre et garde des Sceaux, Amadou Ali, aurait commandité des enquêtes financières, avec l’aval du chef de l’État.
Sur le fond, rien d’illogique. C’est à Amadou Ali, en effet, que Paul Biya, visiblement excédé de voir son pays régulièrement épinglé par Transparency International au palmarès mondial de la corruption, a tout à fait officiellement confié, il y a un peu plus de deux ans, la tâche de mener une chasse déterminée aux détournements de fonds – laquelle s’est jusqu’ici traduite par une dizaine d’arrestations et de condamnations. Spectaculaires sans doute, mais largement insuffisantes aux yeux des Camerounais et des bailleurs internationaux. « Ce dont nous avons besoin maintenant, ce sont des actions concrètes », avertissait il y a peu l’ambassadrice des États-Unis à Yaoundé, Janet Garvey, avant d’ajouter que son gouvernement serait « heureux d’apporter son concours » à toute demande d’enquête internationale sur les biens détenus à l’étranger par les individus soupçonnés de crimes économiques. Une opinion apparemment partagée par Biya lui-même. À deux reprises, fin 2007, le président s’est même montré menaçant à ce sujet : qualifiant la corruption de « vice » et de « fléau », il a fait de la lutte contre ce phénomène « une priorité absolument capitale », avant d’ajouter : « Ceux qui croient que c’est une mode se trompent [], il ne faut pas croire que cette lutte s’arrêtera à quelques exemples emblématiques. Nous continuerons à traquer la corruption là où elle se trouve et à la sanctionner comme elle le mérite. »
C’est dans ce cadre précis que le ministre de la Justice a, si l’on en croit deux lettres de mission confidentielles signées de sa main (voir fac-similé) en date du 16 septembre 2007, confié à un « expert en intelligence économique » camerounais vivant entre l’Europe et l’Afrique, Francis Dooh Collins, le soin de mener des enquêtes tous azimuts sur la fortune cachée de ses compatriotes – voire de ses collègues du gouvernement. La méthode peut surprendre : pourquoi avoir recours à un cabinet privé (Strageco) plutôt qu’à l’Agence nationale d’investigation financière, créée justement pour jouer ce rôle ? Frère d’un député RDPC (parti au pouvoir) du Wouri et proche d’Amadou Ali, Francis Dooh Collins est en outre un personnage très discret auquel, dit-on, le président de la République lui-même aurait déjà eu recours, et qui s’est signalé l’an dernier en Côte d’Ivoire dans l’entourage de Guillaume Soro. Il est notamment l’auteur d’un appel aux Ivoiriens publié en mai 2007 dans les colonnes du Front (journal proche des Forces nouvelles) afin qu’ils rejoignent « l’arche noachique de la paix » (sic) que « les frères Compaoré, Gbagbo et Soro ont construit ». À la fois insaisissable et policé, souvent très bien informé, Dooh Collins, qui aurait ses entrées au sein de la DGSE (services de renseignements français), entretenait il y a peu encore des contacts suivis (et parfois chaotiques) avec les présidences centrafricaine et congolaise.

Une double liste de noms
Étrange donc, mais bien dans la manière d’Amadou Ali. Originaire de l’extrême nord du Cameroun, ce grand baron de 65 ans, aussi affable que secret, est un solitaire et un homme de réseaux. Sa triple carrière – préfectorale sous Ahidjo, sécuritaire puis judiciaire sous Biya, dont il est le garde des Sceaux depuis sept ans – a été émaillée de coups d’éclat, de rumeurs de complots toujours démenties (dont celui dit de la Poudrière, en 2001) et de soupçons entretenus par ses adversaires sur les supposées ambitions présidentielles de l’enfant de Kolofata, localité où il possède un ranch respectable. « Terminator » (un surnom acquis dans les années 1990, quand Ali menait dans le Nord une lutte aussi impitoyable qu’efficace contre le grand banditisme) n’a cure de ces péripéties. Hier, quand il affrontait le « lobby béti » au ministère de la Défense, comme aujourd’hui face à ceux qu’irrite sa démarche de « Monsieur Propre » de la République, un label à leurs yeux usurpé, Amadou Ali affiche la même posture : celle d’un serviteur de l’État, en service commandé, loyal envers un président à qui seul il a des comptes à rendre. En outre, ce qui ne gâche rien, il se sait populaire
Enquêtes, donc. Mais enquêtes sur qui ? Jointe aux lettres de mission dont J.A. a obtenu copie, mais sans que ces dernières y fassent la moindre allusion – sans que l’on sache formellement donc si elles émanent de la même source, en l’occurrence le ministre de la Justice – figure une double liste. L’une, en anglais, intitulée « File of Economic Criminals Suspected », comprend 61 noms accompagnés de leur état civil et de leur fonction actuelle. L’autre, en français, reprend les mêmes noms, mais agrémentés cette fois de leur photo d’identité, de leur signature et de leur relevé d’empreintes digitales. Ces derniers renseignements étant authentiques (J.A. a pu le vérifier auprès de quelques-uns des concernés), l’origine policière est ici évidente. Quant au contenu de la liste, autant recopier le Bottin politico-économique du Cameroun. Y figurent des banquiers, des directeurs généraux (Impôts, Trésor, port de Douala, coton), douze anciens ministres, deux conseillers à la présidence, six ministres en exercice (dont ceux de la Défense, de l’Administration territoriale et le secrétaire général de la présidence, rien de moins), le patron de la Sûreté nationale et même le président de l’Assemblée nationale, numéro deux de l’État. Tous « suspectés de détournement, de corruption et de blanchiment » au détriment de l’État camerounais. Aucune preuve d’aucune sorte, mais un mot – « suspect » – qui fait mal. C’est dire si la publication, à partir de la mi-janvier, d’éléments de cette liste par Le Messager et La Nouvelle Expression font l’effet d’une bombe. En public, l’omerta est de rigueur. En privé, des ministres se précipitent chez Paul Biya pour offrir leur démission afin de pouvoir se défendre. Au sein du gouvernement, beaucoup des collègues d’Amadou Ali le fuient. Rares sont ceux qui, en chuchotant, l’encouragent – inutile de préciser que ceux-là ne figurent pas sur ladite liste.
D’après nos informations, la fuite – dont J.A. a bénéficié – de l’ensemble de ce dossier émane des adversaires d’Amadou Ali. Leur but : démontrer la « légèreté » du garde des Sceaux, attirer l’attention sur la « dangerosité » de sa démarche pour le régime et mettre le doigt sur sa « partialité », aucun de ses amis politiques, comme par hasard, ne figurant sur ladite liste. Reste qu’en l’état actuel des choses, si les lettres de mission sont incontestées, rien ne prouve que cette liste soit réellement la « feuille de route » donnée par le ministre à son enquêteur afin d’orienter ses recherches. Plus complexe encore, selon de bonnes sources : les détails de la liste auraient été discutés par le ministre avec le chef de l’État lui-même, qui aurait transmis le dossier à son secrétaire général, Laurent Esso, lequel fut très surpris d’y découvrir in fine son propre nom – ce qui laisse ouverte la possibilité de rajouts ultérieurs. Par qui ? Un micmac finalement très camerounais que l’intéressé lui-même, de passage à Paris mi-février pour la conférence des ministres francophones de la Justice, se refuse à démêler.

la suite après cette publicité

Déballage nauséabond
Depuis le début de la crise, Amadou Ali se tait. Il ne confirme ni ne dément ce qu’on lui attribue. « Je ne peux pas vous répondre, ni vous éclairer sur ce point », a-t-il confié à J.A. au téléphone, le 19 février, avant d’ajouter ces deux phrases passablement sibyllines, dans lesquelles chacun puisera ce qu’il veut : « Ceux qui ont diffusé cette liste savent pourquoi ils l’ont fait. » et « Moi, quand je poursuis quelqu’un, je le fais réellement, à visage découvert : les cas sont connus ; tant que le chef de l’État m’accordera sa confiance, je continuerai mon travail jusqu’au bout. » Une chose est sûre : ce déballage nauséabond, sur fond de suspicion généralisée, que d’aucuns n’hésitent pas à placer dans le contexte politiquement tendu d’une prochaine révision constitutionnelle destinée à faire sauter le verrou de la limitation du nombre de mandats présidentiels, ne fait qu’accroître le malaise camerounais. Constat lucide de Paul Biya lui-même, il y a quelques mois lors d’une interview à France 24 : « La population m’écrit tous les jours, pour me dire : Attention, tel acte est un détournement. Évidemment, je fais des recherches. Si je les prenais au mot, peut-être que les prisons ne seraient pas assez grandes. » Peut-être ? Sûrement

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires