Théo Klein, éternel résistant
À 87 ans, l’une des plus grandes figures du judaïsme français, Théo Klein, se retourne sur son parcours singulier. Histoire d’un esprit libre.
C’est tout lui ! À la fois lui tout entier, depuis ce 25 juin 1920, une autre époque, où il voit le jour dans une famille « pieuse, unie, disparate et chaleureuse » du 10e arrondissement de Paris – « quartier Saint-Vincent-de-Paul », aime-t-il à préciser -, jusqu’à aujourd’hui, ou plutôt demain, car son indestructible confiance en l’avenir, inspirée par la Torah, lui fait laisser son livre ouvert sur cette dernière phrase roborative : « Il ne faut jamais s’arrêter ou penser que c’est fini. » Et c’est aussi tout à fait lui, tel qu’il est, éternel jeune homme qui passe avec élégance entre les années et les gouttes de l’Histoire, fussent-elles de sang.
Avec pudeur, aussi. Pour se confier à nous, Théo Klein, déjà signataire d’une bonne douzaine d’ouvrages ayant pour thème le judaïsme, l’histoire des juifs et Israël, ne pouvait se dispenser pour nous raconter sa vie de l’aide d’un partenaire qui lui tende le miroir et qui se charge de le « ramener à lui » en l’empêchant de glisser discrètement vers d’autres sujets que lui-même.
Conquête de soi
Si Théo a choisi de converser avec Jean Bothorel, dans Une manière d’être juif publié chez Fayard, ce n’est évidemment pas par hasard : Bothorel est un Breton bretonnant, biographe du très catholique Bernanos, de François Pinault et du baron Seillière, qui a publié il y a peu des entretiens avec Raymond Barre. Pas vraiment, comme on le voit, un habitué des yechivot (centres d’études) ashkénazes ou du Mur des lamentations Mais Klein est ainsi : il ne s’adresse pas d’abord aux siens, mais à l’autre, fût-il son contraire. C’est en effet l’autre qu’il faut convaincre en le respectant pour ce qu’il est, c’est par l’autre qu’il faut être compris, donc accepté, et c’est chez l’autre qu’il faut éteindre l’antisémitisme, jusqu’à sa dernière flammèche. Théo Klein est cet homme que l’on voit s’enfoncer au plus profond du camp adverse, là où il a le sentiment de pouvoir se rendre vraiment utile.
Ceux qui connaissent le brillant rhéteur, le négociateur retors, le responsable courageux de sa communauté et plus encore l’avocat, conseil des principaux acteurs du CAC 40 en France et en Israël – Théo, encore présent chaque jour dans son bureau-vigie en forme de rotonde qui surplombe les Champs-Élysées, a installé son fils aux commandes d’un cabinet d’affaires international qui compte plusieurs centaines de correspondants – savent que l’homme est tout sauf un ingénu.
Et pourtant, il nous faut le croire quand il brandit l’étendard du « service rendu » qui a guidé toute son existence : « Être au service des autres, c’est avant tout concevoir la vie comme une conquête de soi. [Â] Je dois au scoutisme cet acquis extraordinaire. » À commencer par cette fameuse B. A. (la « bonne action ») qui « fait sourire » aujourd’hui, mais prenait évidemment un sens tout différent à la fin des années 1930 et au début des années 1940, quand Klein créa une troupe d’éclaireurs israélites à laquelle il donna le nom de Rachi, le plus important commentateur de la Bible hébraïque.
Politiquement « incorrect »
Du scoutisme à la Résistance, il n’y a que ce pas de l’oie qui résonne dans les rues de la capitale après la débâcle de l’armée française, et qui surprend Klein, étudiant le droit et les sciences politiques à Paris : « Nous n’imaginions pas une défaite de la France », avoue celui qui se reproche, aujourd’hui encore, d’être allé acclamer Daladier après les accords de Munich. Il lui faut cependant se rendre à l’évidence, celle des juifs réfugiés de l’Est qui colportent les récits des premières horreurs du nazisme ou celle de l’antisémitisme qui s’exhibe dans les rues de Paris. Théo n’en est pas directement la victime, mais le témoin, presque amusé, qui voit la foule prendre à partie le ministre de l’Intérieur – lequel n’est pas juif – à la sortie d’une synagogue, et acclamer au même moment l’arrivée d’un officier de marine en grand uniforme : le juif Jules Moch !
Réfugié dans la zone libre, Klein s’engage dans un réseau clandestin marseillais. « Cela s’est passé très simplement », confie-t-il. Il s’agit alors de « donner un coup de main » à ceux qui sont en danger, de les cacher, de leur fournir de fausses cartes d’identité et d’évacuer les enfants juifs vers des lieux plus sûrs, comme la Suisse, d’où la mère de Théo est originaire. Le faux Jean-Michel Morcrette (c’est l’identité que s’est choisie Théo), doté d’un calme imperturbable, d’une audace propre à épater tous ses compagnons d’alors ainsi que d’une excellente connaissance des organisations, des procédures et des derniers recours institutionnels subsistant à l’époque, sauve sa peau, parmi de nombreuses autres. Dans l’action, il ne prend pas encore la mesure du génocide dont la découverte le bouleversera plus tard, sans que pour autant l’émotion altère le discours, assez « incorrect » politiquement, qui restera toujours le sien : « Aujourd’hui, trop de juifs n’existent que par rapport à la Shoah, qu’ils n’ont pas vécue, et par rapport à Israël, où ils ne vivent pas. Ni la Shoah ni l’État d’Israël ne constituent des fondements de la judéité. »
Benelux moyen-oriental
Aussitôt après la Libération, Klein, peut-être sur les traces de Léon Blum, s’inscrit au barreau. Une autre façon de continuer à rendre service. C’est dans le cadre de ce métier qu’il effectue son premier voyage en Israël, en 1956. Jusque-là, il ne s’était jamais reconnu comme sioniste – aujourd’hui encore, il ironise sur ce terme en le revendiquant pour son compte seulement lorsqu’il est assis sur sa terrasse de Jérusalem, face à la colline du mont Sion -, mais la rencontre se fait, dans le parfum des orangers. Théo, avocat, ouvre un cabinet à Tel-Aviv et prend la nationalité israélienne, « heureux de reconquérir [son] origine lointaine ». Désormais, il ne variera plus : « J’ai des devoirs vis-à-vis de la France et j’entends aller au bout de ceux-ci, comme j’ai sans doute des devoirs à l’égard d’Israël et entends les respecter. »
C’est à partir de là que Théo Klein imprimera, tant dans une communauté juive française souvent rétive à son discours que sur la scène israélienne, sa marque singulière. Ses « devoirs » ont toujours consisté en effet pour lui à une simple exigence de paix dans un pays – le sien – qu’il aime, et dont tous les habitants, Israéliens et Palestiniens, le touchent également. Cet impératif catégorique du dialogue et du respect de l’autre, Klein l’a adopté dès l’origine malgré la peur, malgré « cette obsession que seule la force peut l’emporter », malgré les crimes d’État et les attentats aveugles, dans un théâtre géostratégique où la paix a bien du mal à s’installer.
Qu’importe ! Klein, qui aurait tout réussi dans sa vie s’il était aussi parvenu à éteindre les incendies du Moyen-Orient, n’est pas du genre à piétiner ses principes sous prétexte qu’ils tardent à faire leur trou dans le réel : « Je crois qu’un ensemble israélo-palestinien est le seul avenir. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait qu’un seul État. [Â] Je pense qu’il faut imaginer une forme de fédération, un Benelux moyen-oriental. [Â] Chacun reste indépendant, chacun a sa culture, sa langue, sa religion, mais, ensemble, on essaie de développer la région. »
Un Benelux (réunion de la Belgique, des Pays-Bas et du Luxembourg), au pays des colons, d’Olmert et du Hamas Comment ne pas craindre qu’au terme de ce parcours les lecteurs de Klein soient tentés de se dire : « Décidément, il est unique ! »
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