Prix du brut : l’impossible pari

Prévisible jusqu’à la fin des années 1990, la variation du prix du baril de pétrole est devenue trop aléatoire pour être anticipée. Car, plus que jamais, les données économiques ne sont plus les seules à influencer les cours. Décryptage.

Publié le 20 décembre 2007 Lecture : 5 minutes.

Si vous êtes économiste, ou même un simple observateur plus ou moins spécialiste de la scène pétrolière, il existe, depuis une dizaine d’années, un moyen infaillible de vous ridiculiser aux yeux de votre entourage ou de vos lecteurs : répondez-leur en acceptant de donner un chiffre, même approximatif, quand ils réclament de votre part une prévision à quelques mois sur le prix du baril. Car vous avez neuf chances sur dix de vous tromper et de beaucoup !
À partir du milieu des années 1970, après les fameux chocs pétroliers consécutifs à la guerre d’octobre 1973 au Moyen-Orient, et jusque vers la fin des années 1990 – même si les effets de la situation dans la région ou des décisions de l’Opep rendaient souvent les cours très volatils -, il était relativement aisé de faire un pronostic. Si le niveau du cours du brut restait difficile à définir avec exactitude, du moins l’orientation des prix de l’or noir pouvait être aisément anticipée, en fonction des facteurs qui sont supposés l’influencer : l’offre et la demande de brut, les investissements en cours, l’état des réserves dans les pays producteurs, les pronostics sur l’état de l’économie mondiale, la cohésion du groupe des grands pays producteurs agissant de concert au sein de l’Opep, etc.
Tout le monde, certes, n’était pas d’accord sur le cours le plus souhaitable, d’où des querelles interminables sur le « juste prix du pétrole » : autour de 10 dollars ou plutôt autour de 20 ou 25 dollars le baril, se demandait-on jusque vers le milieu des années 1990. Mais les écarts entre la réalité et les conjectures, ou même entre les souhaits des uns et des autres – et en particulier entre ceux, opposés bien sûr, des porte-parole des consommateurs et des producteurs -, restaient relativement peu importants. Si, pourtant, un événement grave et imprévisible venait modifier radicalement la situation sur le marché – comme la révolution islamique en Iran à la fin des années 1970 ou un fort ralentissement de l’économie mondiale au milieu des années 1980 -, le soudain envol ou la rapide dépréciation des cours ne durerait qu’un temps limité.
Il n’en est plus du tout de même. Le coup d’envoi de la vague des pronostics qui font s’esclaffer, a posteriori, ceux qui les avaient relevés date de la toute fin du siècle dernier. Le spécialiste pétrolier du très sérieux The Economist a été le premier sur la liste, désormais interminable, des « experts » qui doivent se couvrir la tête de cendres après avoir avancé une prévision chiffrée. En 1999, l’hebdomadaire britannique a en effet annoncé, en l’imprimant à la une, qu’en raison de l’abondance de l’or noir, son cours, alors légèrement supérieur à 10 dollars, allait inéluctablement tomber vers les 5 dollars dans les mois ou les années à venir, soit au niveau de son prix de revient le plus courant. Quelques mois plus tard, le prix du baril dépassait largement les 30 dollars, soit six ou sept fois plus !
Depuis lors, et surtout depuis que la guerre d’Irak fait régner un grand climat d’incertitude au Moyen-Orient, plus aucun pronostic ne tient le coup. L’explosion des cours consécutive au renversement de Saddam Hussein était-elle durable ? Pour beaucoup, d’évidence oui. Car cette hausse spectaculaire ne faisait qu’accompagner brutalement une évolution inéluctable et jusqu’alors trop peu aperçue : le pétrole, matière polluante s’il en est, n’est pas, de surcroît, une ressource renouvelable, ce qui justifie que son prix soit très élevé. Donc, pour ces tenants du pétrole cher, qu’on se dirige vers les 100 dollars (prix déjà atteint d’ailleurs en monnaie constante après la révolution iranienne il y a un quart de siècle), voire vers les 200 dollars le baril (prédiction de plusieurs auteurs américains, dont Mat Simmons, dirigeant d’une banque d’affaires) est à la fois souhaitable et probable.
La plupart des spécialistes ont cependant pensé qu’après la flambée consécutive à la guerre, les cours retrouveraient un niveau certes plus élevé qu’auparavant, notamment du fait d’une demande croissante (Chine et Inde en particulier), mais « raisonnable » (de leur point de vue bien sûr). Donc, selon eux, on devait s’attendre à un retour assez rapide vers les 30 dollars en moyenne (prédiction du président de Total lors d’une interview en 2005). Les premiers ont semblé avoir tort quand, après avoir dépassé les 70 dollars le baril, les prix sont retombés en 2006 jusque vers 50 dollars. Mais ils triomphent aujourd’hui alors qu’on vient de frôler les 100 dollars. Les seconds attendent simplement le moment de leur revanche, qui pourrait bien venir (le chef économiste de la grande banque d’affaires Morgan Stanley ne vient-il pas de prédire début novembre un retour probable des cours sous les 50 dollars le baril dans les deux ans à venir ?).
De fait, le lecteur l’aura compris, il n’y a pas – en tout cas plus – de « juste prix » du pétrole. 10 dollars, soit légèrement plus que le prix de revient réel peut, certes, être désormais considéré comme un prix-plancher absolu du baril de brut. Mais nul ne connaît le prix-plafond. Celui des principales énergies de substitution qui pourraient le concurrencer ? Encore faudrait-il le connaître avec certitude (60 dollars ? plus de 100 dollars ?) et faudrait-il surtout que des progrès technologiques avérés rendent le pétrole facilement substituable en matière de transports (l’hydrogène ? les biocarburants ?). Celui que les « spéculateurs » sur les marchés à terme du pétrole sont prêts à payer au maximum en temps de crise ? Personne ne saurait l’établir (100 dollars ? 150 dollars ? plus ?).
Voilà pourquoi, même si les réserves de pétrole, n’en déplaise aux catastrophistes, n’ont jamais été aussi élevées, et même si les marchés, comme ne cesse de le répéter l’Opep, restent correctement approvisionnés jusqu’à ce jour, nul ne saurait faire le moindre pronostic sérieux sur l’avenir du prix du pétrole. Par les temps qui courent, ce qui est certain, c’est que ce prix n’est pas dicté par des données essentiellement économiques. Il semblerait même que les considérations politiques (comme la situation au Moyen-Orient), psychologiques (comme la peur d’une très hypothétique pénurie) ou idéologiques (comme l’importance accordée à la défense de l’environnement) l’emportent. Elles ont toujours pesé sur la scène pétrolière, mais rarement à ce point.
Plus que jamais, pour ne pas se rendre ridicule, il est donc raisonnable de ne pas prendre le moindre pari sur l’avenir des cours de l’or noir. Ou alors, avec de fortes chances de gagner, comme on l’aura compris, en pariant systématiquement contre celui qui accepte de faire un pronostic chiffré précis.

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