Le vrai « Jeune Afrique »

Quel est le secret de la longévité de l’hebdomadaire qu’il a fondé en 1960 ? Après qu’il a décidé de cesser d’en diriger la rédaction (voir J.A. n°2440), « BBY » tire les leçons de son expérience.

Publié le 20 décembre 2007 Lecture : 13 minutes.

Une page se tourne dans l’histoire de la presse africaine : quarante-sept ans après avoir fondé Jeune Afrique, Béchir Ben Yahmed fait un pas vers la retraite. Il cesse de diriger la rédaction de l’hebdomadaire – confiée à François Soudan, qui sera entouré d’Amir et de Marwane Ben Yahmed – même s’il reste président du Groupe Jeune Afrique.
Comment être indépendant ? Comment résister aux pressions, qu’elles soient politiques ou financières ? « BBY » répond aux questions de Jean-Karim Fall, rédacteur en chef Afrique de Radio France internationale.*

* Cette interview a été diffusée sur les ondes de RFI le 30 novembre dernier, puis enrichie par BBY.

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Jean-Karim Fall : Pourquoi avez-vous décidé de vous retirer de la direction de la rédaction de Jeune Afrique ?
Béchir Ben Yahmed : Oh, c’est très simple, c’est le calendrier qui m’impose – comme il l’impose à nous tous – de prendre une telle décision à un moment donné.
Il faut avoir le courage de la prendre, ce n’est pas une décision facile, mais c’est une décision nécessaire. C’est mon âge qui l’a dictée. Un jour, il faut trancher et, quelques mois avant mes 80 ans, le moment m’a paru opportun. J’ai pensé que j’avais atteint le maximum de ce que je pouvais faire.

Qui va diriger le journal ? Un homme ? Un triumvirat ?
Bien que je sois un démocrate, je crois qu’il faut toujours un homme – pas un triumvirat. Et c’est donc François Soudan, qui est à Jeune Afrique depuis trente ans. Il a exactement l’âge qui convient : il a devant lui dix, quinze, vingt ans pour diriger le journal. Il disposera d’un pouvoir total et unique sur les rédactions non seulement de Jeune Afrique, mais de tous ses hors séries et suppléments.

Vous allez quand même garder un il sur votre bébé, ou plutôt votre fils, qui a aujourd’hui 47 ans ?
Oui, certainement ! D’abord, je regarde tous les papiers, je regarde les documents d’avancement de chaque numéro. Les décisions ne sont plus prises par moi, mais j’ai naturellement une opinion, je la leur communique, et ils en tiennent compte ou ils n’en tiennent pas compte.

Quarante-sept ans, c’est beaucoup. Quel est le secret de la longévité de ce journal, dans un environnement qui n’a pas été facile ?
C’est très simple à dire et très difficile à faire. Très difficile à faire parce que, comme vous le dites, l’environnement n’était pas et n’est pas facile, nous avons toujours dû faire face à des pouvoirs politiques très puissants et très jaloux. Jeune Afrique a été interdit vingt-trois ans en Algérie, vingt-sept ou vingt-huit ans en Guinée, huit ans par le Maroc de Hassan II. Même des gens comme Bourguiba, qui a été mon patron, et Houphouët, qui a été un grand homme, ont tous les deux interdit Jeune Afrique plusieurs années. Et Houphouët est allé jusqu’à envoyer un ministre, Dona Fologo, avec son avion dans toute la région pour demander aux autres chefs d’État d’en faire autant. Il n’y avait qu’une seule solution, c’était de résister et de dire : « Non, nous n’acceptons pas de ne pas faire notre métier et de ne pas appliquer ses règles. » C’est donc ce que nous avons fait assez courageusement, assez difficilement. Nous avons publié les informations que les tyrans voulaient tenir cachées, et c’est cela qui est payant, et c’est ce qui fait, je crois, la crédibilité d’un journal.

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Avec le recul, avez-vous des regrets au-jourd’hui ?
Non, je n’ai absolument aucun regret, parce que nous n’avons pas une seule fois cédé d’une manière qui nous éloigne des règles de notre métier et de notre éthique. Nous avons résisté. Ceux qui nous ont combattus sont morts, et Jeune Afrique leur a survécu intègre et intact.
Je me souviens de Mobutu. On lui opposait régulièrement ce que nous écrivions. « Jeune Afrique a dit, Jeune Afrique a écrit », lui répétait-on, et un jour, il a éclaté : « Mais Jeune Afrique, ce n’est pas la Bible ! ». Évidemment, non, Jeune Afrique, ce n’est pas la Bible, mais sa crédibilité venait du fait qu’elle résistait à ces gens-là, ne leur disait pas « amen »

La devise de Jeune Afrique est : « Le devoir d’informer et la liberté d’écrire », mais peut-on, quand on est à la tête d’une institution comme la vôtre, tout écrire ?
Non, je ne peux pas vous dire qu’un journal est totalement indépendant, un pays n’est pas totalement indépendant, une entreprise n’est pas totalement indépendante, un homme n’est pas totalement indépendant. Nous sommes tous influencés, nous devons tenir compte de l’autre, mais nous pouvons et devons nous efforcer de conserver le maximum d’indépendance possible et réaliste.

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Vous évoquez le problème de la complaisance. Beaucoup de vos détracteurs vous ont précisément accusés d’être parfois trop complaisants avec certains régimes.
S’ils le font sincèrement, ils doivent avoir des raisons ou des apparences de raisons. Mais nous, nous pensons que nous ne nous sommes jamais déshonorés dans notre métier. Nous n’avons jamais transigé d’une manière consciente avec les règles principales de notre métier, mais nous avons en face de nous des pouvoirs avec lesquels nous sommes obligés de composer.
C’est très facile de critiquer, mais quand vous avez un pouvoir devant vous – et dans tous les pays de notre zone, ils sont là depuis dix, vingt, trente, quarante ans, sans apparemment la moindre solution de rechange à l’horizon -, vous êtes obligé de dialoguer avec eux, de tenir compte d’eux, comme eux sont obligés de tenir compte de vous et d’accepter votre indépendance.

Avez-vous une méthode pour gérer les pressions politiques ?
La première des méthodes, c’est de ne pas trop fréquenter les pouvoirs. Les gens croient que, parce que je suis à la tête de Jeune Afrique, je suis tout le temps avec les chefs d’État. Ce n’est pas vrai. La plupart d’entre eux, je ne les ai jamais vus : Hassan II, je l’ai vu trois ou quatre fois en plus de trente ans ; Kadhafi, jamais, et je ne m’en porte que mieux.
Comme je me tiens à distance, je ne suis pas soumis à des arguments d’amitié ou de familiarité. Je connais bien trois ou quatre chefs d’État qui sont, par chance, des démocrates. Je n’ai pas vu le président Bongo depuis neuf ou dix ans. J’ai vu le président Houphouët deux fois dans ma vie et il m’a appelé au téléphone une fois.
Les hommes politiques africains viennent nous voir, nous fréquentent, lorsqu’ils sont dans l’opposition, luttent pour prendre le pouvoir ou le reprendre ; une fois parvenus à ce pouvoir, nous les voyons le moins possible.
La deuxième méthode, c’est de dire : « Ça, je ne peux pas le faire, parce que c’est contraire à ma règle. » C’est comme la corruption, si vous mettez le doigt dedans, vous ne vous arrêtez plus. Si vous le faites une fois, vous continuerez à le faire. Il ne faut jamais faire ce qui est interdit par votre règle professionnelle.

Ne pensez-vous pas que la presse africaine, faute d’annonceurs, est condamnée à accepter l’aide de certains chefs d’État ?
Non, je ne le pense pas. C’est vrai que la publicité des entreprises intéressées par le marché africain est insuffisante, et malheureusement trop souvent tenue par les pouvoirs. Et bien entendu quand vous voyez, dans Jeune Afrique, des pages de publicité, des publireportages d’entreprises publiques africaines, vous pouvez dire : « Certains exercent une influence sur Jeune Afrique. » Oui et non, parce que les États concernés, eux aussi, sont obligés d’exister et de se montrer dans Jeune Afrique. Il en résulte alors un rapport de force. Lequel dépend le plus de l’autre ? Et lequel apporte le plus à l’autre ? C’est bien évidemment une affaire de dialogue et de négociations. Mais telle est notre Afrique, notre marché, on n’y peut rien. Et nous faisons avec du mieux que nous pouvons.

Vous venez de lancer une nouvelle maquette à Jeune Afrique, et vous dites que vous souhaitez donner du sens à l’Afrique ?
La formule n’est pas de moi, mais de François Soudan. Mais elle exprime la pensée de tous au sein de l’hebdomadaire. L’Afrique traverse depuis des décennies une crise de croissance, de non-croissance, de stagnation, et je crains que cette période d’incertitude ne dure encore longtemps. L’Afrique doute d’elle-même, les Africains doutent de leurs dirigeants. Notre continent voit le reste du monde progresser plus vite que lui. Il y a donc un problème, et c’est notre rôle de chercher à lui suggérer comment sortir de cette situation.
Lorsque nous avons constaté qu’un grand pays comme la Chine s’intéressait à l’Afrique, nous nous en sommes réjouis en estimant que c’était excellent pour le continent africain. C’est la meilleure manière de montrer aux Européens, aux Américains, que ce continent qu’ils négligeaient existe bel et bien, que d’autres lui trouvent de l’importance et croient en son avenir. D’ailleurs, les Européens, qui ne trouvaient plus aucun intérêt à l’Afrique, ont ressenti soudain le besoin de tenir la réunion annuelle avec le continent africain qui n’avait pas eu lieu depuis sept ans. Ils sont allés jusqu’à accepter qu’un des grands pays de l’Europe, la Grande-Bretagne, ne participe pas au sommet de Lisbonne, parce que les Africains ont exigé que Mugabe y soit. C’est nouveau et c’est d’une très grande importance, nous en voyons les conséquences tous les jours et nous les verrons davantage dans les prochaines années !

Jeune Afrique souhaite également être, c’est aussi une citation, « la conscience du continent ». Est-ce qu’elle ne perd pas sa capacité d’indignation ?
Rassurez-vous, contrairement à ce que certains peuvent penser, notre capacité d’indignation est intacte. Nous ne l’avons pas perdue, ni avec l’âge du journal, ni avec le mien, ni avec celui de ses rédacteurs.
Un journal qui ne s’indigne pas n’existe plus. Un journal qui devient blasé, cynique, n’existe plus car ses lecteurs le sentent.
Si vous allez dans notre salle de rédaction, vous verrez que la plupart des journalistes n’ont pas 30 ans et sont enthousiastes. Certes, nous avons une certaine expérience, mais nous savons aussi que le rôle d’un journal, sous peine de disparaître, est d’être une espèce d’avant-garde, d’ouvreur de route, de passeur, de transgresseur, de démystificateur.
Jeune Afrique est, à mon avis, toujours jeune.
Jeune Afrique n’a jamais adhéré au parti unique quand celui-ci était, pendant plus d’une génération, un dogme de l’idéologie dominante.
Jeune Afrique a toujours cru à la démocratie en Afrique, à sa nécessité, et a combattu en sa faveur. Jeune Afrique a toujours dit aux Africains : « Nous sommes désormais en grande partie responsables de notre retard, c’est à nous qu’il incombe de rattraper ceux qui sont devant nous » et dit en même temps aux autres : « Nous sommes désolés, vous avez vous aussi votre part de responsabilité dans notre retard. »
Nous contribuons donc, ainsi, à dégonfler les mythes qui apparaissent comme des vérités établies. C’est également ça, le rôle d’un journal, surtout lorsqu’il est devenu le principal hebdomadaire de sa zone de lecture.

La question s’adresse à l’homme. N’avez-vous pas parfois tendance à baisser les bras ?
Pas du tout : ma qualité principale, ou si vous préférez mon défaut, est l’obstination. Composer avec l’adversité, oui : mais baisser les bras, jamais. Je rends grâce à Dieu de ne pas avoir perdu ma capacité d’indignation, mon besoin de comprendre et de savoir, ma propension à agir Une de mes devises, je ne l’ai pas inventée mais je l’ai adoptée, est : « Il faut avoir la volonté de changer ce qu’on peut changer, la sagesse d’accepter ce qu’on ne peut pas changer et l’intelligence de faire la part entre l’un et l’autre. » Je m’efforce d’en faire une règle de vie.
Tous les jours, je découvre en lisant des journaux, des livres, en français, en anglais ou en arabe, de quoi m’émerveiller ou apprendre davantage. Et c’est la raison pour laquelle je n’ai pas pris ma retraite et que je ne la prendrai pas. Je continue à trouver à la fois du plaisir et de l’intérêt à lire, à écrire, à découvrir, à voyager. Je remercie Dieu et mes parents de m’avoir fait ainsi.
Une précision : c’est peut-être anecdotique, mais tous les matins vers 7 h 30, alors que les hommes et les femmes de ménage n’ont pas encore terminé leur tâche, les trois premières personnes qui arrivent au bureau sont François Soudan, moi-même et notre assistante, Dominique Nobécourt.

Vous avez dit tout à l’heure que l’Afrique suscite aujourd’hui un intérêt stratégique. Mais dans quelle mesure ne s’agit-il pas d’une conjoncture sans lendemain ?
Non, parce que le principal atout de l’Afrique est, à mon avis, que dans vingt ou trente ans, elle sera le seul continent dont la population, pour une part importante, est jeune. Tous les continents sont en train de vieillir, y compris l’Asie, y compris la Chine. Et la jeunesse (moyenne) de sa population est probablement ce qui fournira à l’Afrique la porte de sortie. À une condition toutefois : qu’on s’attaque sérieusement au paludisme. C’est une honte sur le front des dirigeants africains de ne pas avoir éradiqué, en près de cinquante ans, cette maladie, qui l’a été sur tous les autres continents. Il faut plus généralement s’occuper beaucoup de la santé et de l’éducation, c’est-à-dire des universités. C’est grâce à l’éducation que l’Asie est en train de reprendre sa place dans la caravane du progrès ; ce n’est que par la santé – et l’éducation – que l’Afrique s’en sortira : les exemples positifs de la Tunisie et de l’Afrique du Sud le prouvent.

Comment expliquez-vous le relatif désintérêt, qui va croissant, des élites françaises à l’égard de l’Afrique ?
Au départ, il y a eu une décision, très mauvaise pour la France, prise en 1993, par le Premier ministre de l’époque, Édouard Balladur : il est arrivé à la conclusion que la France n’avait plus ni les moyens, ni intérêt à s’occuper de l’Afrique, et qu’il revenait à la Banque mondiale (et au Fonds monétaire international) de s’en occuper, la France devant désormais se consacrer à autre chose, et d’abord à l’Europe. Cette politique a été reprise et prolongée, malheureusement, par le Premier ministre Lionel Jospin en 1997 et son ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine. Ils l’ont fait en espérant occuper la première place en Europe.
Je leur ai dit, à ce moment-là, que l’Allemagne, occupant une position centrale, serait toujours première en Europe, et que la France avait absolument besoin du complément de puissance que lui apportent le continent africain et la langue française. Ils ont choisi l’autre voie, ils ont perdu, ou sont en train de perdre. Comme vous le savez, les journaux français se sont peu à peu désintéressés de l’Afrique, l’AFP s’en est désintéressée, les banques françaises s’en sont désintéressées.
On a assisté à un repli progressif. Et au bout de quinze ans, la France n’a plus ni les moyens humains, ni les moyens financiers, ni même peut-être l’envie de connaître l’Afrique, d’y être présente réellement. Désormais, il ne lui reste – et ce n’est pas ce qu’elle a de plus beau -, que des militaires stationnés à Djibouti, au Tchad, au Sénégal, au Gabon.
Où sont les banques françaises et les grandes entreprises françaises ? Un ou deux groupes se sont maintenus ici et là ; le reste est parti. Les intellectuels français, les universitaires, les écoles se sont également repliés. En 2007, on ne trouve plus en France de gens nombreux et qualifiés pour s’intéresser à l’Afrique et faire que la France soit une puissance africaine.

Où est l’avenir de Jeune Afrique, à la fois en France et en Afrique, ou uniquement en Afrique ?
Notre passé, notre présent et notre avenir sont pour l’essentiel en Afrique. Entre les deux tiers et les trois quarts de nos lecteurs viennent d’Afrique. Nous sommes liés comme les doigts d’une main. Quand l’Afrique va mal, cela retentit sur Jeune Afrique et nous allons mieux lorsque la situation du continent s’améliore.
Quant à la France, nous utilisons sa langue, ses moyens techniques, mais elle ne représente que 15 % de notre marché. Si Jeune Afrique veut faire un dossier spécial sur la France, elle ne trouve plus assez d’annonceurs, puisqu’ils ne s’intéressent plus à l’Afrique.
Jeune Afrique n’a d’avenir que si le continent africain a un avenir meilleur que son présent.
Depuis que Jeune Afrique est devenu un hebdomadaire important et considéré comme le plus influent, disons depuis trente à quarante ans, des gens riches et/ou puissants viennent nous demander de le leur vendre au prix que nous voulons en retirer.
Je n’ai pas compté ces démarches, mais il y en a eu une bonne dizaine, la dernière il y a un an. Aucun de ces « acheteurs » n’a compris notre réponse : « Jeune Afrique n’est pas à vendre. À aucun prix. »
Et, d’ailleurs, comme vous le savez, tout en continuant à soigner et à développer Jeune Afrique, notre hebdomadaire en langue française – notre vaisseau amiral, comme nous l’appelons -, nous avons créé The Africa Report en anglais. Il est encore bimestriel, mais mes successeurs devront en faire, vite, un mensuel et, à moyen terme, un hebdomadaire. Je le leur demande.
Vous le voyez, le Groupe Jeune Afrique, qui fêtera en 2010 son cinquantenaire, a « du pain sur la planche »

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