La gloire et le naufrage

Que l’un des orientalistes les plus prestigieux se spécialise dans la détestation acharnée de l’islam ne manque pas de surprendre. Mais tout s’éclaire si l’on retrace son parcours.

Publié le 21 décembre 2007 Lecture : 21 minutes.

Bernard Lewis a été un grand historien, un professeur érudit, expert dans plusieurs domaines – l’islam, les Arabes, l’Empire ottoman ; puis il s’est compromis dans la politique. Il a été la victime – consentante ou non – d’une manipulation cynique. Ce serait en somme la figure du penseur dévoyé, qui n’aurait jamais dû quitter l’Olympe de la pensée pour se salir les mains dans la politique. Voilà grosso modo la vision qu’on a souvent du penseur préféré des néoconservateurs américains.
C’est une vision superficielle. Elle s’appuie sur une comparaison hâtive entre ses articles scientifiques d’autrefois, à première vue de très haute valeur, les interviews qu’il a données au cours de la dernière décennie, ainsi que les livres de circonstance qu’il a publiés depuis le 11 septembre 2001. En réalité, il n’y a pas de coupure claire dans la carrière de Bernard Lewis. Dès ses premiers travaux, il a fait preuve d’une volonté affirmée de vulgarisation et d’intervention dans la politique. Et dès le début, ses propres opinions ont plus ou moins subtilement « coloré » lesdits travaux. Une étude attentive de son parcours le montre amplement.

Enfant précoce, carrière exemplaire
Bernard Lewis est né le 31 mai 1916 à Londres, dans une famille juive de la classe moyenne. Très tôt, il est attiré par l’étude des langues. Préparant sa bar-mitsva, à l’âge de 11 ans, il se plonge dans l’étude de l’hébreu. De là, il passe à l’araméen puis à l’arabe. Plus tard, il étudiera le perse et le turc, en plus du latin et du grec, qui font partie des études classiques. L’histoire le passionne également : il semble qu’un livre reçu à l’occasion, justement, de sa bar-mitsva, et consacré à l’histoire juive ait joué un rôle crucial dans l’éveil de cette vocation.
Une telle précocité augure d’un cursus universitaire brillant et rapide. C’est le cas : à 20 ans, le jeune homme est diplômé en histoire « du Proche-Orient et du Moyen-Orient1 » de la School of Oriental Studies de l’université de Londres. Parallèlement, il a mené des études juridiques qui lui seront utiles, par la suite, lorsqu’il se penchera sur le droit ottoman. Il se rend à Paris suivre les cours de Louis Massignon, ce qui lui vaudra un « diplôme d’études sémitiques » en 1937. L’année suivante, il est de nouveau à la School of Oriental Studies, mais cette fois-ci c’est pour y enseigner et y écrire sa thèse de doctorat. Encore quelques mois et il est effectivement docteur en histoire de l’islam, à 23 ans. Sa thèse, The Origin of Ismaelism, sera publiée sous forme de livre dès 1940 et plusieurs fois rééditée. Encore influencé par le marxisme, le jeune homme y présente la secte chiite des ismaéliens comme une sorte de « classe » sociale en révolte larvée. Par la suite, Lewis s’éloignera du marxisme et deviendra un critique virulent de l’Union soviétique.
Il est important de noter que le Moyen-Orient qu’il étudie alors est encore la chasse gardée des grandes puissances occidentales, qui occupent le terrain, qui font et défont les régimes et qui accaparent les ressources naturelles. Dans ses années de formation, Lewis n’a donc connu que des Arabes dépendants, dominés, dépassés

la suite après cette publicité

L’ami américain
Une nouvelle période de sa vie s’ouvre en 1974 – l’année de son divorce, d’ailleurs -, lorsque l’université de Princeton et le fameux Institute for Advanced Studies – qui se trouve aussi à Princeton – lui offrent conjointement un contrat de rêve : Lewis n’enseigne qu’un semestre sur deux et, surtout, il est déchargé de toute tâche administrative. Dès lors, sa production devient abondante et variée. Et surtout, il devient un « intellectuel », quelqu’un qu’on invite dans les débats et dans les salons, que les think tanks consultent, auquel on demande des articles de journaux. Est-ce le début du dévoiement ? Ce n’est en fait qu’une continuation.
En 1982, Bernard Lewis acquiert la nationalité américaine. Il a 66 ans et fait partie de l’establishment. L’ardeur du chercheur ne se dément pas. Lorsqu’en 1986 il prend sa retraite de Princeton, c’est pour mieux poursuivre sa carrière à Cornell, jusqu’en 1990.

L’homme de science
Bernard Lewis avait commencé sa carrière universitaire par un coup d’éclat : un article consacré aux guildes professionnelles de l’islam médiéval. De l’avis général, c’est la meilleure étude consacrée au sujet depuis des décennies. Un boulevard s’ouvre donc devant le jeune historien, qui devrait logiquement devenir un des grands experts du monde arabe, en particulier de la Syrie2, vu le rôle que celle-ci a joué dans l’islam médiéval. Las ! Après la fondation de l’État d’Israël, en 1948, plusieurs pays arabes interdisent aux universitaires juifs l’accès à leurs archives ainsi que les études sur le terrain. Lewis est persona non grata sur les lieux mêmes de sa passion Faut-il voir là une sorte de « frustration originelle » qui influera sur ses prises de position publiques ?
Quoi qu’il en soit, le chercheur se tourne, contraint et forcé, vers l’étude de l’Empire ottoman. Il en deviendra l’un des meilleurs spécialistes. Cela ne l’empêche pas de publier d’abord, dès 1950, une synthèse de ses recherches et de ses réflexions sur les Arabes dans un ouvrage destiné au grand public, The Arabs in History3. Ce livre court et dense, écrit dans une langue élégante et fluide, constitue encore aujourd’hui une bonne introduction au sujet, même si on peut lui reprocher un déficit d’information sur l’époque préislamique.
Mais l’ouvrage qui établit définitivement sa stature de savant est certainement The Emergence of Modern Turkey (1961). Ses « fouilles » approfondies dans les archives ottomanes, alors récemment ouvertes aux chercheurs occidentaux, lui valent l’admiration de ses pairs, jusque-là habitués à ce que l’on se serve surtout de sources européennes. Cela dit, les archives en question contenaient suffisamment de matériel relatif au passé « arabe » des Ottomans pour lui permettre de devenir, dans ce domaine aussi, un expert incontesté. On peut dire sans exagération que Bernard Lewis a révolutionné l’histoire économique et sociale du Moyen-Orient en intégrant plusieurs dimensions jusque-là séparées : l’État, l’économie, la démographie
Cependant, l’érudition n’empêche pas les prises de position. Ainsi, Lewis conteste l’idée selon laquelle l’arriération des pays d’Islam est due au colonialisme européen. Selon lui, l’Empire ottoman et les pays musulmans – autant de provinces de l’empire, à l’époque4 – sont eux-mêmes responsables de leur déclin : leur inflexibilité, leur « arrogance culturelle », c’est-à-dire l’idée qu’il n’y a rien de valable en dehors de l’islam, les a conduits à rejeter tout apport étranger. Ce qui est évidemment une erreur monumentale au moment où l’Europe connaît la Renaissance, puis la Révolution industrielle5 Cette idée n’est d’ailleurs pas propre à Lewis : plusieurs orientalistes l’avaient eue avant lui. Mais la plume raffinée du gentleman polyglotte, traducteur à ses heures perdues de poésie perse ou arabe, lui donne une force irrésistible.
Arrêtons-nous un instant sur cette idée. Il suffit de lire La Chanson de Roland ou La Divine Comédie pour s’apercevoir que la chrétienté non plus n’a pas toujours porté un intérêt démesuré à l’islam. L’auteur anonyme de La Chanson de Roland se contente de « plaquer » l’organisation féodale du monde de Charlemagne sur les Sarrasins, auxquels il concède d’ailleurs des qualités de courage et de longanimité, mais sans chercher à les connaître ni à les décrire comme ils sont. Dante mentionne Mohammed et son cousin Ali, qu’il situe tous deux en Enfer, ainsi que « le grand Saladin », Averroès et Avicenne – ces trois derniers dans les limbes, d’ailleurs, comme d’autres héros païens. Et c’est tout, en ce qui concerne l’immense monde arabe et musulman ! Les exemples de ce type abondent. On peut en conclure que les deux civilisations se sont également rendues coupables d’indifférence et de manque de curiosité envers l’autre, à des époques diverses. C’est peut-être même une caractéristique des civilisations hégémoniques – combien d’Américains, aujourd’hui, connaissent vraiment le reste du monde ? En ne relativisant pas ainsi « l’arrogance culturelle » de l’islam, Lewis procède à son « essentialisation » – ce qui est le reproche fondamental que les critiques de l’orientalisme – en particulier Anouar Abdel Malek, Abdallah Laroui et Edward Saïd – lui font.
Pour en revenir à The Emergence of Modern Turkey, si c’est d’abord un grand ouvrage de recherche et d’érudition, Lewis ne se prive pas d’y « féliciter » les Turcs pour la façon déterminée avec laquelle ils ont rejeté leur passé impérial – sérieusement vermoulu au moment où la Première Guerre mondiale éclate – pour se tourner vers la modernité que constituent l’État-nation et la démocratie. Et il attribue cette détermination à certaines qualités que posséderaient les Turcs (par opposition aux Arabes ?) : « savoir se prendre en charge, avoir le sens des responsabilités et, par-dessus tout, faire preuve de courage civique ». Ce tropisme turc jouera d’ailleurs des tours à notre homme, condamné deux décennies plus tard à Paris pour avoir « nié le génocide arménien » (voir plus loin).
Bernard Lewis prendra l’habitude d’écrire de temps en temps un ouvrage à la fois érudit et accessible au plus grand nombre. Ce sera, par exemple, The Middle East and the West en 1964, qui fera de lui un « expert » régulièrement consulté sur les affaires du Proche-Orient. Il publie aussi des monographies sur l’ismaélisme, sur Istanbul, sur les Assassins. Coïncidence (qui n’en est pas une), ce dernier livre (The Assassins) paraît en 1967 au moment où l’OLP, fondée en 1964, commence à faire parler d’elle en multipliant les actions violentes. Lewis présente la fameuse secte des Hachachine (ou Assassins), fondée au XIe siècle par Hassan Sabbah, comme un précurseur des mouvements « terroristes » du XXe siècle. D’ici à dire « qu’ils ont ça dans le sang »
Le pli est pris : le savant publie sur sa lancée un autre ouvrage « de combat », Race and Color in Islam (1970), qui vise à démolir l’idée selon laquelle la civilisation musulmane ignorait le racisme – une vertu dont les musulmans ont toujours été fiers et qui ne manque jamais d’être évoquée dans les apologies de l’islam. Plus tard, Race and Slavery in the Middle East (1990) s’attaquera à l’idée selon laquelle la traite des Noirs était une entreprise de l’Occident « chrétien ». Et c’est encore une fois les Arabes qui trinquent, si on peut dire Tout cela est sans doute vrai, historiquement. Mais on peut s’interroger sur l’opportunité de se pencher sur ces questions-là au moment où se déroule le conflit arabo-israélien dans toutes ses dimensions – y compris celle de la propagande

Controverses
Évidemment, une spécialité comme celle de Lewis – il s’agit tout de même de l’endroit de la planète qui suscite le plus de troubles, de désastres et de passions – ne pouvait manquer de le plonger dans des controverses interminables. La plus fameuse fut celle qui l’opposa à Edward Saïd. Pour ce dernier, l’uvre de Lewis était l’exemple même de ce qu’il dénonça dans son fameux ouvrage polémique Orientalism, publié en 1978. On connaît la thèse principale de Saïd, selon laquelle l’orientalisme, en tant que discipline universitaire et en tant que mouvement romanesque, avait surtout été une entreprise d’affirmation de soi de l’Occident face à un Orient « construit » par les savants ou imaginé par les artistes ; que cette entreprise comportait une bonne dose de racisme ; et qu’elle allait de pair, le plus souvent, avec le projet colonial et impérialiste.
Bernard Lewis, violemment pris à partie par Saïd, rejeta avec un mépris très « aristocratique » la vision de son collègue et néanmoins ennemi. Il eut beau jeu de rappeler que l’intérêt des Européens pour l’islam avait commencé au XVIe siècle, donc bien avant l’expansion coloniale et que les orientalismes allemand – le plus systématique – et italien florissaient en l’absence de tout projet de conquête. Et il demandait avec une certaine hauteur : « Qu’est-ce que le déchiffrement des hiéroglyphes [par Champollion] avait à voir avec l’impérialisme ? Il rendait au contraire aux Égyptiens savoir et fierté ! » Et d’enfoncer le clou en affirmant que l’orientalisme était en fait un aspect de l’humanisme européen.
La controverse Saïd/Lewis se déploya bien entendu sur fond de conflit palestino-israélien. Edward Saïd était membre du Conseil national palestinien et Bernard Lewis était un sioniste convaincu. Selon l’historien Joël Beinin, il était même « le plus éloquent et le plus érudit défenseur du sionisme dans la communauté universitaire d’Amérique du Nord ». Lewis ne pouvait « comprendre » le Palestinien Saïd, puisqu’il ne semble jamais avoir compris la spécificité de l’affaire palestinienne. Ainsi, dans plusieurs ouvrages et articles, il développe l’argument de « disproportionnalité » : pourquoi, demande-t-il, les Arabes réagissent-ils avec fureur quand l’armée israélienne fait quelques victimes, alors qu’ils ne bougent pas quand le régime syrien massacre vingt mille civils à Hama en 1982, quand des centaines de milliers de morts tombent pendant la guerre civile algérienne après 1992, quand plus d’un million de musulmans perdent la vie au cours de la guerre entre l’Irak et l’Iran ? Mais cet argument, qui n’est pas entièrement faux, ne tient pas compte d’une dimension importante dans la perception par les Arabes de l’affaire : celle de l’inscription du projet sioniste dans le sillage du projet impérialiste/colonialiste des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. En somme, pour un Arabe, quand Assad massacre des Syriens, c’est regrettable mais c’est une affaire intérieure. Quand Israël tue des Palestiniens, c’est de nouveau « tout » l’Occident colonialiste qui tue « tous » les Arabes. Le sioniste Lewis ne peut pas avoir la même perception, puisqu’elle revient à délégitimer Israël, à lui refuser sa spécificité. D’où un dialogue de sourds, qui est peut-être inévitable entre hommes politiques, mais qui ternit le propos des hommes de science.

L’heure de gloire
Ce sera la destruction du World Trade Center de New York, le 11 septembre 2001, qui va projeter sur le devant de la scène cet homme depuis longtemps à la retraite. Très opportunément, on se souvient qu’il a écrit, dès 1990, un essai intitulé The Roots of Muslim Rage. Et on se jette sur les ouvrages qu’il publie après ce « nine/eleven » si traumatisant : The Crisis of Islam et What Went Wrong (écrit avant l’attaque, contrairement à ce qu’on croit parfois).
C’est la gloire. Cheney déclare : « En ce début de siècle, sa sagesse est recherchée chaque jour par les hommes politiques, par les diplomates, par ses collègues et par les médias. » Dans ces ouvrages largement diffusés et lus avec avidité par ceux qui veulent comprendre « l’Orient compliqué », Lewis montre les deux faces de sa personnalité : d’un côté, érudition, esprit de synthèse et clarté de l’expression ; de l’autre, insinuations et formulations qui trahissent un regrettable parti pris.
Quelques exemples. Dans The Crisis of Islam, à l’origine un long article paru dans le New Yorker en novembre 2001 et publié sous forme de livre en 2003 dans une version étoffée, Lewis note à la page 52 que l’intérêt du mufti de Jérusalem pour l’Allemagne de Hitler s’expliquait par son combat contre l’occupant britannique6. Même chose pour Sadate, qui espionna les Anglais en Égypte pour le compte de l’Allemagne7 : en somme, l’ennemi de notre ennemi est notre ami, sans pour autant qu’on partage (toutes) ses idées. Très bien. Mais plus loin, dans la même page, Lewis écrit que « les » Arabes, après la guerre, cherchèrent un remplaçant au IIIe Reich – comme si ce dernier avait constitué leur objectif propre, et non un allié de circonstance. Le lecteur inattentif ne peut que conclure que « les » Arabes partageaient les vues des nazis D’ici à trouver normal qu’ils paient pour les crimes de ces derniers – par exemple, en devant accepter la création de l’État d’Israël -, il n’y a qu’un pas.
Dans le même ouvrage, Lewis note avec une certaine condescendance que les musulmans sont les seuls à avoir créé une organisation islamique mondiale – ce qui n’est pas le cas des chefs d’État catholiques ou protestants. Mais il « oublie » d’indiquer que la création de l’OCI en 1969 était la conséquence directe de l’incendie de la mosquée Al-Aqsa, à Jérusalem, événement qui avait soulevé une émotion considérable dans le monde musulman. Les chefs d’État en question tentaient de calmer cette émotion et de coordonner leur réaction, et non pas de créer une sorte d’instrument mondial du djihad. De deux choses l’une : ou bien Lewis ne le sait pas, mais une telle lacune est impensable chez un historien ; ou bien il le sait et il ne le dit pas, et c’est encore plus grave.

la suite après cette publicité

Choc des civilisations
Pour Lewis, la chrétienté et l’islam sont en guerre depuis le VIIe siècle, c’est-à-dire depuis Mahomet – ce qui suppose une sorte d’incompatibilité ontologique entre les deux religions. Dans son essai The Roots of Muslim Rage, publié en 1990, il estime que ce conflit est en train de s’aggraver. C’est d’ailleurs dans ce texte qu’il invente l’expression Clash of civilizations – c’est le titre de la dernière partie et c’est la thèse principale de l’auteur – qui sera reprise avec le succès qu’on sait par Samuel Huntington.
Si on lit attentivement The Roots of Muslim Rage, on ne peut s’empêcher d’être perplexe, même en tenant compte du fait qu’il s’agit d’un article de vulgarisation publié dans The Atlantic. Lewis commence bien, si on peut dire : il écrit, dès les premiers paragraphes, que l’islam est l’une des grandes8 religions du monde ; qu’il a apporté la dignité et la paix de l’esprit à des millions de gens ; qu’il a inspiré une grande civilisation, etc. Après ces précautions oratoires, il entre dans le vif du sujet : quelles sont les « sources de la rage musulmane » ? Il a vite fait d’en identifier une, d’ordre lexicologique : l’expression adu Allah, « ennemi de Dieu ». On se frotte les yeux, mais c’est pourtant vrai : avant de parler du conflit du Moyen-Orient, de l’affaire palestinienne, du pétrole et des pétromonarchies chères aux Américains, c’est de sémantique que s’occupe l’éminent professeur. Sur deux pages, il suit les vicissitudes du concept de adu Allah, passe à ceux de dar al-islam et dar al-harb, puis arrive sans s’émouvoir à la phase actuelle, où les leaders du réveil religieux assignent à adu Allah une place et un nom : l’Occident, l’Europe, les États-Unis.
Le tour de passe-passe est ahurissant. On a envie de lui crier : mais pourquoi ? Pourquoi ce musulman générique – cette essence de musulman ? – qu’il vient d’inventer a-t-il décidé que l’Occident était adu allah ? N’avait-il aucune raison, bonne ou mauvaise ? Et la colonisation ? Et le charcutage du monde arabe et les frontières arbitraires qui en ont résulté ? Et la déclaration Balfour de 1917 ? Et les multiples trahisons de la Grande-Bretagne dénoncées en leur temps par Lawrence d’Arabie, par exemple, qui était pourtant lui-même au service de Sa Gracieuse Majesté ? Pas un mot là-dessus. En revanche, voici les vrais coupables de cet anti-occidentalisme, selon lui :
– l’Allemagne (mais oui), en particulier Rainer Maria Rilke (on croit rêver), Ernst Jünger et Martin Heidegger, qui ont dénoncé l’Amérique comme une « civilisation sans culture ». (Et c’est pourquoi les Arabes et les musulmans des années 1930, qui avaient évidemment toutes les uvres de Rilke, Jünger et Heidegger sur leur table de chevet, se sont mis à haïr l’Occident américanisé) ;
– le marxisme dans sa version soviétique. Sans entrer dans les détails, quelqu’un devrait rappeler à Lewis que Nasser ne s’est tourné vers Moscou qu’après le refus américain de financer, directement ou indirectement, le haut barrage d’Assouan, vital pour le développement de l’Égypte ;
– l’idéologie tiers-mondiste, développée en particulier, écrit-il, par des intellectuels français.
Deux remarques : d’abord, tout cela vient d’ailleurs, comme si les Arabes et les musulmans étaient incapables de penser par eux-mêmes. Ensuite, il s’agit de théories, de weltanschauungen9, et on s’explique mal que des masses, alors en grande partie analphabètes, en tirent une si cordiale détestation de l’Occident. Lewis mentionne bien, en passant, que « d’aucuns pensent qu’Israël et les régimes despotiques locaux jouent un rôle dans cette affaire », mais c’est pour mieux réfuter l’argument. Il n’en démord pas : il y a quelque chose de plus profond là-dessous. Outre les trois « causes » évoquées plus haut, il en découvre une autre, mais c’est pour mieux l’escamoter. En gros, voici son argument : très bien, l’Occident est ou a été impérialiste, raciste, esclavagiste Mais vous (les musulmans) aussi ! Et c’est ainsi qu’il arrive à la notion de « choc des civilisations » : si l’Islam en veut autant à l’Occident, ce n’est pas pour ses défauts – puisqu’on les retrouve en Islam -, mais simplement parce qu’il est l’Autre. « Ce n’est ni plus ni moins qu’un choc des civilisations, la réaction peut-être irrationnelle mais certainement ancrée dans l’Histoire d’un ancien rival contre notre patrimoine judéo-chrétien, contre notre présent laïque et contre l’expansion mondiale des deux. »
Comme un prestidigitateur, Lewis a fait disparaître les problèmes réels, et en particulier la question palestinienne et le pétrole, pour les remplacer par un antagonisme éternel, féroce, inexplicable. « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » Pour quelqu’un comme moi qui a grandi dans le monde arabe et qui en lit quotidiennement la presse, cette thèse est ahurissante. On a envie de poser à Lewis cette simple question : combien d’Arabes connaissent-ils mieux le Sein und Zeit de Heidegger ou les Neue Gedichte de Rilke que l’émouvante poésie arabe du Palestinien Mahmoud Darwish ?

Apocalypse
Cependant, que la thèse de Lewis tienne ou non, les événements semblent lui donner raison. En 1998, il lit avec perplexité dans Al-Quds Al-Arabi, journal en arabe édité à Londres, une déclaration de guerre contre les États-Unis signée par un inconnu nommé Oussama Ben Laden. Il y reconnaît le langage et le style de l’idéologie du djihad. La réaction de Lewis est immédiate et typique de son caractère : il publie un essai intitulé A License to Kill où il avertit du danger. Ce qui lui vaut, bien sûr, une réputation de Cassandre ; mais c’est une Cassandre d’un type nouveau : lui, on le croit. Quelles que soient ses élucubrations.
C’est ainsi qu’en août 2006, le Wall Street Journal, d’habitude plus circonspect, publie un article étrange de Lewis où il annonce l’Apocalypse. De quoi s’agit-il ? L’Iran avait annoncé qu’il répondrait le 22 août de cette année-là aux exigences américaines concernant son programme nucléaire. Lewis nota que cette date correspondait au 27 Rajab, soit le jour où les musulmans commémorent le miraj, l’ascension nocturne du Prophète Mohammed. Et il conclut : « Ce serait une date appropriée pour la fin apocalyptique d’Israël, et si nécessaire du monde entier. » Cassandre est devenue madame Soleil ou Nostradamus. Il est heureux que ni Israël ni les États-Unis n’aient pris au sérieux ses lubies. Après tout, les deux pays sont vraiment capables de déclencher l’Apocalypse, même à titre préventif

la suite après cette publicité

Condamné à Paris
Il est pour le moins incongru qu’un juif sioniste, de surcroît historien, ait été condamné à Paris pour négationnisme. Il est vrai qu’il ne s’agissait pas de l’extermination des juifs d’Europe par les nazis, mais de la question arménienne. Dans une interview donnée au Monde en novembre 1993, Lewis affirma que le million et demi de morts arméniens en 1915 n’avaient pas été victimes d’un génocide : il s’agissait plutôt d’un effet collatéral de la guerre (« a byproduct of war »), c’est-à-dire de la Première Guerre mondiale. Le 21 juin 1995, il fut condamné à une amende de 1 franc symbolique pour avoir « nié la réalité du génocide ». Le professeur Lewis ne se démonta pas. Il a par la suite réitéré son point de vue : il n’y avait pas, de la part des autorités turques de l’époque, de volonté délibérée de massacre. Au contraire, elles ont fait ce qu’elles pouvaient pour s’y opposer. Sur ce point, l’historien familier des archives n’a peut-être pas tort. Mais c’est ce qu’il dit ensuite qui suscite la perplexité. Il ajoute en effet que « toute comparaison entre les événements de 1915 et l’Holocauste est absurde ». Exagérée, peut-être. Outrée, à la rigueur. Mais absurde, quand il y a eu un million et demi de morts ? Quand une bonne partie d’un peuple a disparu ?
Dans une interview avec le quotidien israélien Haaretz, le 23 janvier 1998, il alla plus loin puisqu’il déclara : « Les Arméniens veulent gagner sur tous les tableaux. D’un côté, ils évoquent avec fierté leur résistance au despotisme ottoman ; de l’autre, ils comparent leur tragédie avec l’Holocauste juif. Je ne peux accepter cela. Je ne dis pas que les Arméniens n’ont pas terriblement souffert, mais j’ai de bonnes raisons de m’opposer à leur utilisation des massacres qu’ils ont subis pour diminuer la valeur de l’Holocauste juif (sic : « to diminish the worth of the Jewish Holocaust »).
On voit donc quelque chose de désagréable apparaître dans cette dernière phrase. Ce qui semble gêner Lewis, c’est surtout qu’on puisse comparer quoi que ce soit avec cette sorte d’absolu de l’horreur que serait « la destruction des juifs d’Europe » (pour reprendre le titre de l’uvre majeure de Raul Hilberg, disparu le 8 août dernier). Si des artistes, des croyants, de simples individus ont parfaitement le droit d’adopter ce point de vue (on pense par exemple à un Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoah, qui n’a cessé d’insister sur le caractère unique, métaphysique, de l’Holocauste), il n’en va pas de même pour un homme de science. Quand un scientifique fait intervenir la transcendance, sous quelque forme que ce soit, dans ses réflexions, il est perdu pour la science. Louis Pasteur disait avec raison qu’il laissait sa foi (réelle, profonde) en franchissant le seuil de son laboratoire.
Par ailleurs, en essentialisant l’Holocauste, en lui donnant une valeur ontologique particulière et exclusive, Lewis ne fait que retrouver les réflexes de l’orientaliste qui essentialise à tour de bras, si l’on peut dire. Mais est-ce du bon travail d’historien ? Est-ce une bonne attitude d’homme, de penseur ? On peut en douter. Dans un entretien publié par le Jerusalem Post le 29 janvier 2007, Lewis estima que l’islam pourrait bientôt devenir la force dominante en Europe. À qui la faute ? À l’Europe elle-même, qui a tout simplement « abandonné la bataille pour le contrôle culturel et religieux ». Et il enfonce le clou : « Les Européens n’ont aucun respect pour leur propre culture. » Conséquence : les musulmans semblent être sur le point de s’emparer (take over) de l’Europe. La seule question qui reste est la suivante : sera-ce une Europe islamisée ou un islam européanisé ? Dans tous les cas de figure, cela n’augure rien de bon pour les communautés juives d’Europe ni pour le reste du monde, vu le support croissant (selon Lewis) dans le monde musulman pour les mouvements extrémistes et terroristes. Ce scénario catastrophe s’appuie sur trois facteurs : l’immigration, la démocratie et le multiculturalisme. On ose à peine tirer la conclusion de cette analyse : faut-il mettre un terme à l’immigration, abolir la démocratie ou décréter la fin du multiculturalisme ? Vaste (triple) programme ! Bernard Lewis ne va pas jusque-là : il se contente de jouer les Cassandres. Certes, il n’est ni le premier ni le dernier à le faire. Le pessimisme culturel n’est rien de nouveau, puisqu’on peut le faire remonter au moins jusqu’au célèbre Untergang des Abendlandes d’Oswald Spengler dont la première partie fut publiée en 1918. Mais le pessimisme de Lewis – ou plutôt son défaitisme pour ce qui est de l’Europe – n’est pas seulement une attitude intellectuelle, il ressemble davantage à une justification par anticipation de toutes les aventures militaires : contre les Arabes, contre l’Islam, contre les Iraniens. Puisqu’il s’agit d’une question de vie ou de mort
Négationniste, défaitiste, fauteur de guerre : voilà des mots qu’on ne s’attend pas à trouver accolés au nom d’un grand savant. On est presque tenté de dire : quel dommage ! Pour toutes ces raisons, et même si une bonne partie de son travail de recherche et de synthèse est d’une grande valeur, il faut espérer que Bernard Lewis sera effectivement le dernier orientaliste. N’en déplaise aux néoconservateurs, au Pentagone et aux tenants du choc des civilisations.

1. Traduction littérale de « Near East and Middle East ». Tout cela est bien entendu une question de définition. Il s’agit en gros de l’aire qui s’étend de la Turquie à la frontière orientale de l’Iran et qui inclut tous les pays arabes, à l’exception du Maghreb.
2. La Syrie « médiévale » est bien plus vaste que la Syrie d’aujourd’hui, puisqu’elle comprend le Liban actuel, la Palestine, une partie de l’Irak, etc.
3. Disponible en français dans la collection « Champs » de Flammarion sous le titre Les Arabes dans l’histoire, dans une excellente traduction de Denis-Armand Canal.
4. À l’exception du Maroc, qui n’a jamais fait partie de l’Empire ottoman.
5. Cf. Muslim Discovery of Europe (1982).
6. Il s’agit du texte original en anglais : The Crisis of Islam, édition Phoenix, 2003.?7. Anouar al-Sadate, Al bahth an ad-dhât, Le Caire, 1978.
8. Encore que « grande » est un adjectif plutôt vague : une religion est-elle grande par le nombre de ses adeptes, par sa stature morale, par son raffinement théologique ?
9. Conceptions du monde, en philosophie allemande.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires