Katoucha, la blessure

L’ex-star des podiums révèle dans un livre le traumatisme de son enfance. Excisée puis abusée, la « Princesse peule » mène aujourd’hui le combat contre les mutilations sexuelles.

Publié le 20 décembre 2007 Lecture : 9 minutes.

Il lui a fallu presque quarante ans pour révéler au grand jour le traumatisme qui a déterminé le cours de son existence. À 47 ans, Katoucha, l’ancienne vedette des défilés de mode parisiens, raconte dans un livre autobiographique comment son univers a chaviré le jour où, à 9 ans, elle a été excisée.
La scène se passe à la fin des années 1960, à Conakry, où jusqu’ici Khadiatou, de son vrai prénom, coule des jours heureux dans une famille de bourgeois éclairés. Cette journée s’annonce particulièrement radieuse. La maman de Khadiatou lui a promis, ainsi qu’à ses soeurs, une sortie au cinéma pour aller voir les Beatles dans Quatre garçons dans le vent. Un véritable événement dans la Guinée de Sékou Touré qui vit à l’heure des Soviétiques et de leurs films ennuyeux à mourirÂ
Surprise, c’est dans un immeuble qui n’a rien à voir avec un cinéma qu’est conduite la fillette. On la fait entrer dans une pièce aux murs carrelés de blanc où elle doit s’allonger sur une table. Quand on lui demande d’écarter les cuisses, Khadiatou, vaguement inquiète, s’exécute, en détournant les yeux.
Et puis la douleur, brutale, intense, terrible : « On dirait qu’on m’arrache les jambes, le ventre, ça monte jusqu’aux bras, au cou, à la tête, je hurle, je saigne, mon corps se tord dans tous les sens, je suis morte. »
Mais il n’y a pas que la souffrance physique. Le pire est peut-être la confiance trahie. L’enfant ne se remettra jamais d’avoir été trompée par ses parents. Trompée par ce père si brillant, Djibril Tamsir Niane, issu du mariage d’un officier sénégalais et d’une Guinéenne, enseignant en histoire, et qui se révélera comme l’un des plus illustres représentants de cette discipline en Afrique. Mais surtout trompée par sa maman, l’être qu’elle chérit le plus au monde et qui, fille d’un imam peul du Fouta Djalon, est tout sauf une « arriérée », faisant partie de la première génération des Guinéennes à fréquenter l’école.
Ce traumatisme suffit-il à expliquer l’existence chaotique de celle qui va devenir le chouchou des plus grands couturiers parisiens mais qui défrayera aussi régulièrement la chronique par ses frasques ? En tout cas, comme elle le dit aujourd’hui, elle devint, à l’instant, une rebelle. Et allait le rester toute sa vie.

Une nuit de décembre 1994, la célèbre Katoucha, ancien mannequin reconverti dans le stylisme, est arrêtée en pleine rue à Dakar puis conduite sans ménagement au commissariat avec les prostituées dans la capitale sénégalaise. A-t-elle eu la malchance de se retrouver au mauvais endroit au mauvais moment, comme elle s’en défend dans son livre ? L’ex-star des podiums, dont le goût pour la coke est un secret de Polichinelle, était-elle pistée par la brigade de répression des stupéfiants ?
Quoi qu’il en soit, elle est soupçonnée de trafic de drogue et restera plusieurs jours en prison. La presse locale se déchaîne, parle de réseau international. On l’aurait, avancent certains, interceptée en possession de vingt kilos d’héroïne. En réalité, c’est tout à fait fortuitement qu’elle s’est retrouvée à Dakar, au retour d’un déplacement en Turquie, où elle était allée présenter sa collection de vêtements sous le patronage de Tansu Çiller, le Premier ministre de l’époque.
Pourquoi un tel acharnement à son endroit ? En Afrique, l’ancien mannequin traîne une réputation sulfureuse. Sa vie pour le moins mouvementée ne plaide pas, il est vrai, en sa faveur.

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Destin exceptionnel
Quand, à 18 ans, elle débarque à Paris en compagnie d’un ami franco-sénégalais, elle a déjà fait les 400 coups. À Dakar, où elle a vécu avec ses parents après que toute la famille a fui la Guinée, elle a connu une adolescence agitée. Amitiés douteuses, sorties nocturnes bruyantes, fugues, elle a, qui plus est, « gagné le bébé » comme on dit en Afrique.
Mais Khadiatou sent qu’elle est promise à un destin exceptionnel. Dès son plus jeune âge, elle rêvait chiffon, persuadée qu’elle travaillerait un jour dans la couture. Elle avait raison de croire à sa bonne étoile. Par un heureux concours de circonstances, elle se retrouve en cet hiver 1978 à l’agence de mannequins Glamour. À l’époque, les Noires ne sont pas les bienvenues dans le milieu de la mode. Mais son petit nez droit, ses yeux en amande, sa bouche ronde et sa silhouette longiligne séduisent d’emblée. On l’engage sur-le-champ. Belle revanche pour la grande gigue qui, avec son 1,80 m et ses jambes interminables, n’essuyait que des moqueries en Afrique où l’on prise les femmes aux hanches arrondies et au fessier proéminentÂ
Le succès, elle le tient. Moins de quatre mois après son arrivée à Paris, elle est embauchée chez Lanvin. Certes, elle n’est encore que « mannequin cabine », c’est-à-dire que l’on fabrique les robes sur elle. À la fin d’octobre 1980, elle touche son premier salaire : 20 000 francs français. Une fortune pour l’adolescente de Dakar qu’elle est encore dans sa tête.
C’est Thierry Mugler qui lui offre son baptême de podium. Au moment d’entrer sur scène, elle n’en mène pas large. « Vas-y, Katoucha ! C’est à toi », lui lance-t-on. Le miracle opère. Portée par l’enthousiasme du public, elle défile comme si elle avait fait cela toute sa vie. Elle devient vite une des plus grandes professionnelles de sa génération.
Comme elle l’écrit dans son livre, elle est arrivée pile au bon moment. C’est le début du phénomène de starisation des mannequins. Son métier, c’est avec Paco Rabanne qu’elle l’apprend véritablement. Première règle, ne pas sourire. « Tu n’es pas une putain, lui explique le concepteur des robes métalliques, tu n’as rien à vendre. Pense que tu es plus belle que toutes les femmes qui sont dans la salle, toise-les et regarde-les de toute ta hauteur. »
Bientôt, elle fait la connaissance d’une étoile montante de la couture parisienne : Azzedine Alaïa. Non seulement le « plus grand des petits Tunisiens » invente un nouveau style en sanglant les femmes de bandes de maille soyeuses, les transformant en momies luxueuses et sexy. Mais il fait montre de qualités humaines exceptionnelles. Une ambiance familiale règne dans son atelier, il héberge les mannequins chez lui et les couvre de cadeaux. Toutes lui vouent la plus grande affection.

« Le maître »
Sa vie amoureuse, Katoucha la mène de façon particulière. D’un petit ami à l’autre, elle papillonne sans se fixer. Ce qui lui plaît avant tout, c’est de faire la fête. Sex, drugs and rock’n roll Un vent de libération souffle sur l’Occident au début des années 1980. Night-clubbeuse invétérée, Katoucha évolue entre le Palace, l’Élysée-Matignon et les Bains Douches, où elle côtoie le couturier Karl Lagerfeld, le cinéaste Roman Polanski, le musicien Serge Gainsbourg et bien d’autres figures du Paris branché. Il lui arrive de passer une semaine sans dormir dans son lit.
Dans les endroits huppés qu’elle fréquente, l’alcool coule à flots et la drogue circule. Jusqu’ici, elle s’en tenait à l’herbe, roulant des joints à ses amis. Voilà qu’elle découvre la cocaïne, essaie l’ecstasy.
Si le succès lui monte à la tête, s’autorisant par exemple des retards pour les essayages, elle n’en continue pas moins à progresser dans le métier de top model. Alors qu’elle marche très fort à Paris, les couturiers américains font à leur tour appel à elle. Calvin Klein, Geoffrey Bean, Ralph Lauren, pour ne citer que ceux-là, lui demandent de présenter leurs vêtements.
Jusqu’à ce qu’elle fasse la connaissance de celui qu’elle appelle « Le Maître » ou « Monsieur » (« pour rimer avec Dieu ») : Yves Saint Laurent. Le hasard a voulu que, pour des raisons accidentelles, elle se soit rasé le crâne à la veille du rendez-vous. Son allure androgyne fait craquer Saint Laurent, qui décide, séance tenante, qu’elle ouvrira son prochain défilé. Nous sommes en 1987. Leur collaboration – Katoucha parle d’« union artistique » – durera jusqu’en juillet 1992, à raison de deux collections par an.

« Dope-modèle »
Côté travail, elle est au sommet de son art. Du côté de sa vie familiale et affective, le tableau est nettement moins brillant. Déjà, à Dakar, elle s’était très vite séparée du père de sa fille. Celle-ci, confiée à la garde de la belle-famille, grandira loin de sa maman. Rebelote à Paris. Elle est tombée amoureuse de Philippe, un photographe suisse rencontré lors d’une séance photo en Afrique. Après qu’ils ont décidé de vivre ensemble, elle donne naissance à un fils, Alexandre. Mais la parenthèse de bonheur se ferme rapidement. Ils se séparent et se disputent la garde de l’enfant.
En 1993, après quinze ans de métier, elle choisit de tirer sa révérence en pleine gloire. Sa reconversion est toute trouvée : elle créera sa maison de couture. Le projet prend corps grâce au soutien d’un richissime homme d’affaires d’origine russe établi à Paris. 10 octobre 1994, le grand jour : son défilé ouvre les collections printemps-été 1995. La réussite est totale. Mais elle sera de très courte durée. Un mois après les applaudissements enthousiastes de l’Espace Cardin, Sergueï, son mécène, est assassiné.
Quelques semaines plus tard, surviendra l’épisode de l’emprisonnement à Dakar. Celui-ci sonnera le glas de son entreprise. À son retour à Paris, celle que certains journaux ont qualifiée de « dope-modèle » trouve son atelier dévasté. Tout a disparu : les vêtements, mais aussi les documents comptables et ses books : vingt ans de souvenirs envolés.
La vie ne s’arrête pas pour autant. Elle repart dans le stylisme et, une fois encore, elle connaît le succès sur les podiums. Une fois encore, aussi, c’est la gestion qui est défaillante. Entre-temps, un autre homme est entré dans sa vie : Bruce, styliste anglais établi au Japon. Ils se marient à Londres en 1997 et conçoivent un garçon (Aïden) la nuit même de leurs noces. La suite est déjà écrite : rupture orageuse, bagarres autour de la garde de l’enfant, etc.

Mutilation à 9 ans
Arrivée à ce point de sa vie, Katoucha, qui approche la quarantaine, commence enfin à se poser des questions. Elle a gagné des sommes folles, il ne lui reste rien. Ses expériences amoureuses tournent inévitablement au désastre. Elle a trois enfants, de trois pères différents, qui vivent loin d’elle. Elle essaiera encore de redresser la barre, mais, pour conjurer son mal de vivre, elle ne sait que s’étourdir en faisant la fête.
Son mal, elle en a pour partie identifié l’origine : la mutilation subie à 9 ans. « Je suis persuadée que cette atteinte à la dignité de mon corps a constitué l’élément fondateur d’une fêlure qui s’est peu à peu muée en ravin », écrit-elle dans son livre. Après avoir précisé, avec la pudeur qu’il faut, combien cette mutilation a entravé son épanouissement sexuel et donc perturbé ses relations amoureuses, elle lâche une autre confidence, tout aussi douloureuse. Elle avait à peine plus de 10 ans quand ses parents l’envoyèrent pour plusieurs années chez un oncle au Mali. Là, une autre épreuve l’attendait, qui allait creuser encore la fêlure. Tous les soirs, en rentrant de l’école, elle dut subir les attouchements ignobles d’un membre de la maisonnée. Elle le vécut comme un viol. Un viol de son innocence. À cet âge-là, on se tait et on a honte.
Après avoir touché le fond à la fin des années 1990, la « Princesse peule » a recommencé une nouvelle vie au Sénégal tout récemment. Elle a ouvert un atelier de mode grâce auquel elle peut donner libre cours à sa passion pour les robes extravagantes et ultrasophistiquées. Surtout, elle s’est engagée dans les causes humanitaires : contre la pauvreté, le sida, la sécheresse. Mais c’est évidemment dans le combat contre les mutilations sexuelles qu’elle donne toute son énergie. Après avoir créé sa propre association, KPLCE (Katoucha pour lutter contre l’excision), elle s’est mise au service de Tostan (« éclosion » en wolof), dont la stratégie repose sur un subtil travail d’information et d’explication.
Ainsi, l’âge de la maturité venu, plus belle que jamais, est-elle en train de se réconcilier avec les siens et avec elle-même.

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