Tunisie : la Haica et la presse vigilantes à l’égard d’un retour de la censure
L’interdiction de diffusion par la justice de deux émissions traitant du décès de 15 nourrissons à Tunis a suscité un tollé dans la profession, qui craint un retour de la censure. Nouri Lajmi, président de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica), explique à Jeune Afrique les difficultés rencontrées par la presse en Tunisie.
La Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica) est née après la révolution, dans le but de réglementer les médias et de rompre avec les pratiques liberticides et propagandistes de l’ancien régime. Elle forme, observe, met en garde et sanctionne si besoin la profession, tout en s’assurant que les droits de cette dernière sont respectés. Nouri Lajmi la préside depuis mai 2013. Il revient pour Jeune Afrique sur les difficultés de la réforme du secteur et les incidents qui émaillent les tentatives de régulation ainsi que sa professionnalisation.
La diffusion de deux émissions concernant le décès de 15 bébés à la maternité de la Rabta a été interdite sur les chaînes El Hiwar Ettounsi et Carthage+. Que cette décision de justice nous dit-elle sur l’état de la liberté de la presse en Tunisie ?
Nous avons dénoncé dans un communiqué ces décisions et leurs conséquences sur la liberté d’expression. La première relève d’un contrôle préalable, en amont de la diffusion, ce qui est interdit depuis la révolution, comme le stipule l’article 31 de la Constitution.
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C’est de la censure, et cela rappelle ce qui se pratiquait sous la dictature car, à l’époque, beaucoup d’émissions devaient avoir une autorisation de diffusion. Dans le second cas, une rediffusion a été interdite, mais il s’agit aussi d’une interférence de la justice dans les médias. Or, cela relève des compétences de la Haica, créée pour garantir la liberté d’expression, la diversité du discours médiatique et le respect des dispositions légales.
Le gouvernement assure n’y être pour rien et met en avant l’indépendance de la justice. D’après vous, quel rôle les autorités tunisiennes jouent-elles dans ces atteintes à la liberté d’expression ?
Je veux bien croire les membres du gouvernement quand ils disent qu’ils n’ont rien à voir dans cette décision. Je pense même que c’est bon signe qu’ils dénoncent la décision d’un juge, qui semble avoir eu une mauvaise appréciation du contexte et peut-être une mauvaise lecture du cadre légal. Certains magistrats ne sont pas familiers du nouveau cadre juridique. Si on prend l’exemple du décret loi 115 concernant les sites électroniques, il a fallu du temps pour que les juges l’appliquent à la place du droit pénal. Toute une nouvelle culture est en train de s’installer.
La justice souligne que le traitement médiatique peut entraver l’instruction. Ces deux processus ne sont-ils pas censés être indépendants, voire complémentaires ?
Le traitement des affaires devant la justice nécessite beaucoup de vigilance, de prudence et de professionnalisme de la part des journalistes, qui ne doivent pas systématiquement prendre le parti de l’accusation, mais faire l’équilibre. On peut garder en tête l’affaire d’Outreau en France, où les médias ont commis des erreurs.
La Haica dispose d’un excellent service de monitoring pour contrôler pratiquement tous les contenus diffusés. Il ne faut pas se substituer à notre rôle
Si on pense que les journalistes peuvent participer à la consécration de la démocratie, il faut qu’ils soient capables d’exercer conformément aux règles professionnelles et à la déontologie. Mais cela ne veut pas dire qu’on peut interdire une diffusion avant même qu’elle soit sur les écrans. La Haica dispose d’un excellent service de monitoring pour contrôler pratiquement tous les contenus diffusés. On prend des décisions en conséquence : d’un rappel à l’ordre à une sanction financière, jusqu’au retrait de la licence. Il ne faut pas se substituer à notre rôle.
Avez-vous relevé des précédents ou d’autres types d’atteintes à la liberté d’expression ces dernières années ?
Sous les différents gouvernements qui se sont succédé depuis 2011, il y a eu quelques tentatives de s’immiscer dans le travail des médias et un risque de recul par rapport aux acquis. Mais la liberté d’expression reste un acquis très précieux, et en même temps très fragile. Heureusement, ces tentatives ont souvent été stoppées à temps. La Haica a été aux avant-postes de la résistance, avec la société civile, les médias et les professionnels.
Radio Canada évoquait récemment une « chasse » aux blogueurs tunisiens poursuivis en justice. Des journalistes rapportent également des tentatives de « flicage » de leurs reportages voire de leurs sources. Ces événements restent-ils isolés, ou font-ils de nouveau système ?
Je pense qu’il s’agit d’événements isolés. À chaque fois, ils suscitent un tollé général et font long feu, sans suites graves, mais heureusement qu’il y a cette prise de conscience des différents acteurs de leurs droits à cette liberté. C’est un combat permanent, même pour la Haica qui doit imposer son indépendance et l’application de ses décisions.
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C’est un travail continu de pédagogie, notamment auprès des détenteurs du pouvoir. Au stade où nous en sommes, je ne pense pas que les acteurs des médias soient dans l’autocensure. Au contraire, on a parfois besoin de refréner des élans incompatibles avec les règles professionnelles.
La Haica doit être remplacée par une instance constitutionnelle. Vous avez estimé le 12 mars que le projet de loi la concernant, proposé par le gouvernement, constituait une régression par rapport à l’indépendance, et un risque d’un retour à une presse gouvernementale. Pour quelles raisons ?
Le gouvernement a présenté un projet de loi organique concernant la future instance de communication audiovisuelle, sans parler du secteur ni des outils dont elle disposera. L’accent n’est pas non plus mis sur l’indépendance de cette nouvelle instance. Nous réclamons un projet complet. Pour l’architecture juridique, il faut rassembler les textes, sinon il y a un risque de contradiction ou d’interprétation.
Notre mandat de six ans se termine théoriquement le 3 mai 2019, mais nous ne pouvons la quitter avant la mise en place d’un nouveau conseil
34 députés ont déposé une nouvelle proposition sur la base de concertations menées par la Haica. Nous avons l’impression que le projet est dans l’impasse. Notre mandat de six ans se termine théoriquement le 3 mai 2019, mais nous ne pouvons la quitter avant la mise en place d’un nouveau conseil, qui ne viendra qu’après la promulgation de la loi. Nous ne savons toujours pas si ce renouvellement se fera sur la base de candidatures ouvertes ou sur proposition des structures professionnelles, comme nous le demandons. Étant donné les échéances électorales, cela risque de traîner encore.
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