Yossi Beilin et Yasser Abed Rabbo

Vieux routiers des négociations israélo-palestiniennes, les artisans du pacte de Genève ont ravivé la flamme de l’espoir.

Publié le 20 novembre 2003 Lecture : 6 minutes.

Il leur aura fallu trois ans. Trois ans de passion, d’entêtement, de complicité intellectuelle et d’ingéniosité pour que Yossi Beilin et Yasser Abed Rabbo en arrivent, ce 1er décembre, à Genève, à officialiser le plan de paix israélo-palestinien le plus remarquable jamais élaboré depuis les malheureux accords d’Oslo et la « feuille de route » mort-née du Quartet (États-Unis, Union européenne, Nations unies, Russie).

Violemment attaqués – ce qui est bon signe – par Ariel Sharon et, plus tristement, désavoués par le président de l’État hébreu Moshe Katsav, souvent mieux inspiré, les deux auteurs de ce « pacte de Genève » ne sont pourtant pas, comme on l’insinue ici et là, des dissidents irresponsables qui concoctent à la sauvette de pseudo-accords pour lesquels ils ne sont pas mandatés.
D’abord, parce qu’ils jouissent l’un et l’autre d’une autorité personnelle qui dérive de leur expérience. Né le 12 juin 1948 à Petach-Tikva, près de Tel-Aviv, Yossi Beilin fut le porte-parole du Parti travailliste de 1977 à 1984, avant d’être élu à la Knesset en 1988 et de devenir, notamment, ministre adjoint des Finances, puis vice-ministre des Affaires étrangères, enfin ministre de la Justice dans le cabinet d’Ehoud Barak. Et, en 2002, il fut le seul des dirigeants d’un Parti travailliste compromis par sa politique d’union nationale à dénoncer ouvertement la brutale opération dite « Rempart », lancée par Ariel Sharon en Cisjordanie : véritable offensive de reconquête des territoires administrés par l’Autorité palestinienne.
Yasser Abed Rabbo, pour sa part, né en 1945 à Jaffa, fut, en 1968, un membre fondateur du Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP), aile « gauchiste » de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), qu’il abandonna en 1981 pour créer l’Union démocratique palestinienne (FIDA), travaillant dès lors en liaison plus étroite avec Yasser Arafat. Nommé en 1994 ministre de la Culture et de l’Information de l’Autorité palestinienne, il dirige depuis 1998 le Comité pour l’éducation, la culture et la science.
Ensuite, parce que ces deux hommes, loin d’être isolés dans leur entreprise, se sont entourés de personnalités fort représentatives : notamment, du côté israélien, Avraham Burg, ex-président de la Knesset, Amram Mitzna, ex-président du Parti travailliste, ou Amnon Lipkin-Shahak, ancien chef d’état-major ; et, du côté palestinien, l’ancien ministre Nabil Kassis et deux députés de la jeune garde du Fatah, Mohamed Ourani et Qaddura Farès.
Enfin, et surtout, parce que tous deux sont de vieux routiers des négociations israélo-palestiniennes. Principal animateur des pourparlers secrets qui débouchèrent, en 1993, sur les accords d’Oslo, Yossi Beilin dirigea ensuite la délégation israélienne à tous les groupes de travail sur le processus de paix, avant de négocier avec les Palestiniens à Taba, en janvier 2001, après l’échec de Camp David.

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Yasser Abed Rabbo, quant à lui, fut membre de la délégation palestinienne à la conférence de Madrid, en 1991, avant de participer à toutes les négociations avec Israël, notamment à Camp David, en 2000, puis, lui aussi, à Taba.
Et c’est à Taba, précisément, que se noua de façon décisive l’alliance entre ces deux conjurés de la paix. « Quelques jours après l’échec de Taba [consécutif à la chute du cabinet d’Ehoud Barak], raconte Abed Rabbo, j’ai dit à Yossi que si nous avions disposé d’un peu plus de temps, nous serions revenus avec en main un accord total et définitif. Aujourd’hui encore, je pense que jamais dans l’Histoire, deux peuples n’avaient été aussi proches d’un accord. »
Ce que confirme à sa manière Yossi Beilin : « Avec Abed Rabbo, j’ai eu de nombreuses conversations à caractère intellectuel. C’est un ex-communiste qui renie son communisme et c’est un grand érudit. À Taba, j’ai vu en lui le partenaire avec lequel j’avais envie de parvenir à un accord. Il parlait très ouvertement des erreurs palestiniennes. Nous avions le sentiment de vivre un moment historique, bien que certains politiciens aient considéré que ces pourparlers n’avaient rien de sérieux. Même Barak, qui nous avait envoyés à Taba, les a qualifiés plus tard d’exercice de simulation. Mais les élections sont arrivées et Barak a été écarté.

Quelques jours après la défaite, nous nous sommes rencontrés au Media Center Al-Qods et nous avons compris que Sharon [nouveau Premier ministre] ne reviendrait jamais à Taba. Nous nous sommes alors demandé ce que nous pouvions faire pour mettre fin au conflit. »
Ainsi commença, dans la discrétion, entre les deux complices une série de rencontres qui les conduisirent successivement – avec, chaque fois, certains de leurs amis – à Londres, à Genève ou à Amman. Tandis que les autres acteurs de Camp David ou de Taba se répandaient en articles et en déclarations pour expliquer leur échec, eux s’obstinaient à réussir. Reprenant patiemment chaque dossier, ils s’employaient – ce qui n’avait jamais été fait – à entrer dans tous les détails, là où se cache le diable : qu’il s’agît du statut de l’esplanade des Mosquées (le mont du Temple pour les Juifs), d’un partage de Jérusalem, ou du sort des réfugiés palestiniens de 1948. « Nos cartes étaient si précises, racontent-ils, qu’elles tenaient presque compte de chaque maison. »
On connaît le résultat. Pour l’essentiel : retour aux frontières de 1967 et partage de Jérusalem entre les deux peuples ; renonciation d’Israël au « mont du Temple » et des Palestiniens au « droit au retour » des réfugiés. À cet égard, précise Abed Rabbo : « Personne ne peut renoncer à ses rêves, mais ici il faut faire preuve de réalisme. Après avoir présenté notre plan, nous organiserons un référendum auprès de tous les réfugiés palestiniens, pas uniquement ceux qui se trouvent dans les Territoires, mais ceux du monde entier, pour obtenir leur assentiment. Je suis certain qu’ils adhéreront à la solution équilibrée que nous leur présenterons. L’édification de l’État palestinien ne doit pas annihiler la volonté des Israéliens d’avoir un État juif et démocratique. »

Mais le plus remarquable est que les deux négociateurs n’hésitèrent pas à se démarquer, parfois brutalement, des extrémistes de leur propre camp. Abed Rabbo : « Je crains de dire ce que je vais dire, car cela ne va pas vraiment servir le camp de la paix palestinien auquel j’appartiens. Mais la vérité est que les attentats perpétrés par des extrémistes palestiniens sont conçus au départ, et essentiellement, pour servir les intérêts de Sharon. Les auteurs des attentats veulent que cet homme reste à son poste. »
Alors Yossi Beilin, comme en écho : « Certains, parmi la droite israélienne, disent explicitement qu’ils préfèrent le Hamas parce que, de leur point de vue, le Hamas dit la vérité quant à son intention de détruire Israël, contrairement aux dirigeants hypocrites de l’Autorité palestinienne qui jouent un double jeu. »
À quoi répond Abed Rabbo : « Dire que le Hamas est le vrai visage des Palestiniens découle d’un racisme israélien qui veut faire du Palestinien un démon et un éternel ennemi. La vérité est que dans les rues palestiniennes aussi certains me disent que Yossi Beilin n’est que l’autre visage d’Effi Eitam [ministre des Infrastructures, membre du Parti national religieux, extrême droite]. Ces extrémistes aspirent à une guerre sainte éternelle. Leur motivation est transparente : quand le conflit prendra fin, toute leur idéologie volera en éclats. Mais lorsque je dis ce que je dis, je perds en popularité, parce qu’il y a encore une différence essentielle entre vous et nous : nous sommes une nation sous occupation, nous vivons toutes sortes d’exactions et nous devons rester unis contre l’agression de l’occupation. »

On ne saurait mieux dire le chemin que durent parcourir l’Israélien et le Palestinien pour conclure leur « pacte de Genève ». Aussi est-on tenté de laisser le dernier mot à l’écrivain Amos Oz, membre de la délégation israélienne, qui évoque le dernier jour des pourparlers :
« À 2 h 30 du matin, après la quinzième tasse de café, lors d’une courte pause, je dis à Abed Rabbo : un jour, nous devrons ériger un mémorial commun à cette horrible folie, la vôtre comme la nôtre. Après tout, vous auriez pu devenir un peuple libre il y a cinquante-cinq ans si vous aviez signé en 1948 un document comme celui-ci. Et nous autres, Israéliens, aurions pu vivre en paix et en sécurité, avec le même document, si nous n’avions pas été enivrés en 1967 par notre victoire dans la guerre des Six-Jours. »

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