Vent de folie à Port-au-Prince

Fasciné par un pays qui s’enfonce dans la violence, un expatrié français fonde sa propre Église. Entre document et fiction, un récit passionnant.

Publié le 21 novembre 2003 Lecture : 3 minutes.

Valéry Vlatine, bibliothécaire à l’Institut culturel français de Port-au-Prince, vient d’assister aux funérailles d’un journaliste assassiné sur les ordres d’un politicien véreux. De retour chez lui, l’expatrié manque buter sur le cadavre d’un homme décapité. Les assassins ont posé la tête à quelques mètres du reste du corps, bien en vue sur le trottoir. Les gens passent et repassent, indifférents. Ils en ont vu d’autres. La mort, compagne familière, ils la connaissent sous toutes ses coutures.
Haïti, en ce mois d’avril 2000, est en période préélectorale et le terrorisme d’État bat son plein. Chaque jour, des adversaires réels ou supposés de la Famille Lavalas, la formation qui prépare le retour au pouvoir de Jean-Bertrand Aristide, sont abattus. Souvent dans des conditions atroces. Comme dans cette scène où un homme est égorgé et éventré devant ses enfants avant que les meurtriers emportent le foie. À la violence politique se surajoutent en effet des pratiques rituelles. Le tout sur fond de misère effroyable.
C’est dans ce contexte que va se dérouler l’histoire imaginée par Marc Trillard, écrivain français adepte des voyages au long cours – il a notamment écrit sur Cuba, Madagascar, le Cap-Vert, le Paraguay(*) -, mais surtout attentif aux conditions de vie des gens qu’il rencontre.
Le bibliothécaire français, célibataire endurci préférant le monde interlope des bas-fonds de Port-au-Prince aux quartiers huppés de la capitale haïtienne, décide de ne pas demander le renouvellement de son contrat. Il veut rester en Haïti, mais libre de toute attache avec la mère patrie. C’est en flânant dans la ville qu’il va sentir naître sa nouvelle vocation. Entré incidemment en contact avec une des innombrables pseudo-Églises qui se nourrissent de la détresse de la population, il se laisse adopter par son leader, le pasteur Habermas, qui a tôt fait de repérer ses talents de prédicateur.
Vlatine va jusqu’au bout de sa reconversion et crée, en entraînant avec lui les principaux cadres d’Habermas, sa propre « Église », qu’il baptise Rocher de Baden. Pourquoi ce nom ? Parce que le nouveau pasteur est né à Baden-Baden, célèbre station thermale de l’ouest de l’Allemagne… L’entreprise est vite couronnée de succès. Les ouailles affluent, l’argent aussi, d’autant que Vlatine a un nouvel éclair de génie, lorsqu’il se met à commercialiser une liqueur miraculeuse, étrange mixture huileuse dans laquelle il affirme intégrer le sang de ses stigmates. À l’instar de nombreux leaders des mouvements religieux qui pullulent dans la région, l’ancien grouillot de l’Institut culturel ne recule devant aucun stratagème.
Mais Vlatine dépasse les bornes le jour où il prend possession d’une superbe maison, qu’il baptise la Volière, pour y héberger des restaveks, enfants cédés par leurs parents à des « protecteurs » contre rétribution. Guirlène, numéro deux de la secte mais aussi son ancienne maîtresse, a mûri sa revanche. Après avoir dévoilé la supercherie – le sang des stigmates venait d’une boucherie -, la jeune femme entraîne les fidèles dans une nouvelle aventure spirituelle. Déchu, le pasteur blanc se retrouve aussi seul qu’avant.
Ce livre, à mi-chemin entre document et fiction, est servi par une écriture alerte et foisonnante. Sans emphase, préférant la suggestion à la démonstration, Marc Trillard peint avec subtilité la violence sourde qui constitue la toile de fond de son récit. Autre intérêt, la personnalité du héros, qu’on sent hésiter entre le cynisme et la compassion. À la fois généreux et jouisseur, Vlatine est fasciné par le spectacle de la misère, par les contrastes entre la laideur environnante et la beauté des gens, des adolescents notamment. On croit déceler un moment des penchants pédophiles. Ces ambiguïtés titillent la curiosité du lecteur, brûlant de mieux cerner le personnage. Que recherche-t-il au fond ? Quelle est la part de sincérité dans sa démarche ? Jusqu’à la fin, le doute subsiste, et l’on comprend, une fois le livre terminé, que l’auteur a voulu qu’il en soit ainsi. Le bibliothécaire, comme son pays d’accueil, a sombré dans la folie.

* Eldorado 51, éd. Phébus, prix Interallié 1994.

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Le Maître et la Mort, de Marc Trillard, Gallimard, 320 pp., 19 euros.

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