Une Fallaci islamiste

La fille du vieux cheikh vient de faire paraître un livre-réquisitoire contre la culture occidentale. L’historien tunisien Mohamed Talbi en fait ici le commentaire.

Publié le 24 novembre 2003 Lecture : 7 minutes.

Pour comprendre l’ouvrage Toutes voiles dehors. À la rencontre du message coranique(1) de Nadia Yassine, digne fille de son père, le réformiste marocain salafiste, c’est-à-dire passéiste, il faut le situer dans son contexte. Il faut se souvenir du chanteur de charme italien Berlusconi, si fier d’être de culture occidentale, tellement supérieure à la musulmane. Du pasteur américain Franklin Graham, pour qui l’islam est « une religion satanique et malfaisante », ce que le président Bush, pour libérer l’Irak du satanisme, synthétisa dans sa célèbre formule qui, quoi qu’il fasse, lui collera à la peau, désignant l’Islam comme « l’axe du Mal ». Et bien sûr d’Oriana Fallaci qui, avec force, exprime dans son fameux ouvrage La Rage et l’orgueil(2) le dégoût que lui inspirent non seulement la culture musulmane, mais « l’homme arabe ».
Le livre de Nadia Yassine est, dans sa première partie, de la même encre. C’est un pamphlet, où elle rend coup pour coup, avec le même simplisme. Dans sa deuxième partie, où elle défend le réformisme de son père, il est, pour le moins, d’une naïveté désarmante. Son seul intérêt réside dans sa valeur de témoignage.
L’Islam est encore aujourd’hui traumatisé, non par le 11 septembre qui, situé dans une perspective historique d’ensemble, est pour nous un non-événement, mais par la colonisation qui tente de retrouver un nouveau souffle, à la fois dans le langage des nostalgiques de la situation où il était en 1920, totalement dominé par l’Occident expansionniste et civilisateur, et dans les interventions militaires qui, reprenant la politique du rolling-back de Foster Dulles envers le communisme, tentent de le ramener à cette situation ou à quelque chose d’approchant. Le plus grand sociologue de l’Islam au siècle qui vient à peine de faire ses valises, Jacques Berque, juste après la fin de la guerre d’Algérie, écrivait en 1964 à propos de « l’action du colonisateur » :
« L’un des effets les plus lourds de cette action, c’est que, dans une société donnée, elle dissocie la liaison nature-culture qui était propre à cette société. Elle le fait d’abord en dévaluant la culture indigène. Elle imprime un désaxement général à toutes les catégories de la vie locale. La religion devient superstition ; le droit, coutume ; l’art, folklore : le tout par rapport aux catégories correspondantes du système importé. »(3)
Les blessures des anciens colonisés, toujours ravivées par les nostalgiques de l’époque bénie de la domination sans voile de l’Occident triomphant et sûr de son bon droit, ne sont pas encore définitivement cicatrisées. Les islamistes, plus que les autres, sont toujours sous le choc, ce qui explique non seulement leur langage, mais aussi leur navigation à contre-courant.
Alors Nadia Yassine sort ses griffes. Elle fait exactement comme le colonisateur décrit par Jacques Berque, et ceux qui aujourd’hui tiennent toujours le même langage et épousent le même comportement. Elle, diplômée des écoles de la mission française et artiste peintre, déprécie la culture occidentale et n’y trouve rien de bon. L’idée qui domine est : l’Occident est décadent et pourri, et sa culture nulle. Le style est emporté, acerbe, sans nuance, et les formules sont souvent lapidaires, cinglantes. Comme « la Fallaci », elle est pleine de rage et d’orgueil. La Fallaci ferait bien de lire le livre. Elle y trouverait son image dans le miroir brisé de l’autre.
En résumé, l’Occident est « monde de laideur » (p. 45). Il est celui des skinheads et des drogués. Sa « musique infernale télécharge la haine ». Elle prémédite le crime et l’orchestre « en musique ». En se déchristianisant, il a perdu son âme. « La spiritualité chrétienne, chassée par la porte revient par la fenêtre, parfois par les égouts. Cette fascination générale pour la magie noire, très palpable dans les sociétés modernes, est significative. Ne dit-on pas d’ailleurs « messe » noire pour désigner des pratiques diaboliques ? » « On appelle cela modernité… » (p. 50). Très apparemment Nadia Yassine est satisfaite que l’Islam en soit préservé.
De cette situation catastrophique, la culture occidentale est responsable, et plus particulièrement le siècle « des Lumières ténébreuses » (p. 59), dont Descartes est le principal coupable. « On peut sans ambages inculper Descartes d’être le chef de file de la rébellion contre un monde où Dieu est trop présent » (p. 63). Il a chassé Pascal, et préparé la voie à Voltaire, « ce singe de génie, chez l’homme en mission par le diable envoyé, dira si bien Victor Hugo » (p. 60). « Dors-tu content Voltaire, et ton hideux sourire ? » Mais le mal absolu, c’est Darwin, et le responsable du darwinisme, c’est le christianisme : « Le christianisme, tel que déformé par les évangélistes, puis enseigné par l’Église au cours de longs siècles, est rébarbatif » (p. 82). Ses adeptes « se contentaient de venir se desquamer de leurs péchés dans leurs confessionnaux purificateurs… avant de vaquer tranquilles à collecter d’autres vilaines actions en attendant la semaine suivante. Leurs saints hommes ont en leur possession une gomme magique qui efface le passif de votre bilan : elle a la forme d’une croix » (p. 83).
L’ouvrage de Nadia Yassine, comme celui de la Fallaci, s’explique, en sens opposé, par l’après-11 septembre. Ils sont tous deux consternants, et ils nous permettent de mesurer l’ampleur du préjudice causé aux relations Islam-Occident.
Nous sommes loin du temps où le réformiste Abdû (mort en 1905) admirait la civilisation occidentale, du temps où, avec Afghâni, il avait fondé à Paris en 1884 son hebdomadaire L’Anse solide. Nadia Yassine se réclame d’al-Bannâ (1906-1949), le fondateur des Frères musulmans, et de Sayyid Qutb, pendu au Caire en 1966, qui détestait le matérialisme occidental tel qu’il l’avait découvert aux États-Unis. Elle appartient au mouvement fondé par son père, Al-Adl wal Ihsane (Justice et Bienfaisance), un mouvement qui, insiste-t-elle, « prône depuis trois décennies la non-violence » (p. 8). Dans quel but ? Elle se réfère à un ouvrage de son père, le seul en français sur une trentaine en arabe. « Islamiser la modernité est le titre de ce livre qui défend l’idée que les musulmans ne doivent pas rejeter la modernité ni la détruire, mais l’apprivoiser et l’islamiser afin de pouvoir redonner le message libérateur de l’Islam en cadeau à l’humanité » (p. 8).
Fort bien. Mais comment ? Bien sûr, en rejetant d’abord la culture occidentale dans sa totalité, ce qui explique le réquisitoire dont elle est l’objet et par lequel débute l’ouvrage, depuis sa peinture – Picasso est un « témoin de la bêtise humaine » et « seulement un amuseur public » (p. 48) – jusqu’à sa philosophie, en passant par sa musique. Tout un capital à jeter aux ordures. Quelle modernité « apprivoiser », et qu’en reste-t-il ? Nadia Yassine propose des antidotes (p. 182), et en premier lieu le Coran : « Le message coranique est notre bouée de sauvetage individuelle et collective. Le Coran propose l’accès à des cimes accessibles et invite à un équilibre bénéfique entre la matière et l’esprit. Il rappelle au divin qui luit au fond de chaque coeur et qui est susceptible d’être déterré et dépoussiéré pour que soit heureux l’homme, ici et dans la Vie dernière » (p. 182).
Je suis musulman. Je ne peux qu’acquiescer. La supercherie, qui est celle de tous les salafistes passéistes raisonnant en termes de retour à une perfection incarnée par les Anciens, et fixée par une charia définitivement élaborée et dont l’ijtihâd ne peut jamais remettre en question les acquis déjà définitivement établis car bons pour tous les temps et tous les lieux, consiste à confondre Coran et charia. Nadia Yassine ne conteste justement jamais la charia au nom du Coran. Pour elle, « apprivoiser » la modernité et l’islamiser consiste dans une application stricte de la charia, dans toutes ses règles déjà acquises. En matière de voile et de statut de la femme d’une manière générale, avec polygamie et répudiations à gogo réservées à l’homme. En matière de peine capitale pour ridda (« apostasie » ou « blasphème »), c’est-à-dire pour délit d’opinion. En matière de lapidation pour adultère et actes similaires dont sont victimes en pratique exclusivement les femmes – la preuve étant rendue impossible à établir pour les hommes par la charia faite sur mesure par les hommes pour les hommes, ce qui ne gêne pas Nadia Yassine. En matière de sanctions mutilantes. Et j’en passe.
Islamiser la modernité à la manière du cheikh Yassine, de sa fille et disciple, et de tous les salafistes, consiste à prendre le pouvoir par des voies démocratiques et sans violence – celle-ci a prouvé son inefficacité – pour revenir au Meilleur des mondes, celui des Anciens, et promouvoir une société pour le moins sur le modèle saoudien, et dont le modèle le plus parfait est celui des talibans. Justice et Bienfaisance, qui n’en rêve ? Mais ce n’est pas le salafisme qui y mène. Le drame de l’Islam aujourd’hui est d’être bloqué, verrouillé, par la charia, de confection humaine et totalement inadaptée à notre monde et à nos besoins. Si on ne fait pas sauter le verrou de la charia, aucune modernité, aucune démocratie n’est possible. Or la charia n’oblige pas. Elle est effort humain daté. Seule la Parole de Dieu, sans cesse actualisée dans l’instant, oblige.

1. Alter Éditions, Épinay-sur-Seine, 2003.
2. Éd. Plon, Paris, 2002.
3. Dépossession du monde, nouvelle édition augmentée, éd. du Seuil, Paris, 1994, p. 101.

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