Tuées pour un simple regard

Cinq cents femmes sont éliminées chaque année par un membre de leur famille pour comportement jugé « immoral ».

Publié le 21 novembre 2003 Lecture : 4 minutes.

Souad, une jeune Palestinienne, a échappé de justesse à la mort. Réfugiée en Suisse, elle est aujourd’hui obligée de dissimuler son visage ravagé par les flammes après que son beau-frère eut tenté de la brûler vive. Son crime : avoir parlé à un garçon. D’autres que Souad n’ont pas eu la vie sauve. Semsiye, Sevide et Elif ont toutes trois été assassinées pour avoir « sali » l’honneur de leur famille. Dans le Sud-Est anatolien, en Turquie, Semsiye a été lapidée par ses proches ; Sevide, tuée de deux balles par sa belle-famille ; et Elif, pendue par sa propre mère.
Environ cinq cents femmes sont ainsi éliminées chaque année pour avoir prétendument bafoué l’honneur de leur famille. Leur comportement « immoral » consiste à avoir été violées, parfois par un parent ! D’autres fois, elles ont juste croisé le regard d’un homme, mais cela suffit à alimenter les pires rumeurs qui conduiront à la vengeance, au geste fatal. C’est un conseil de famille qui tranchera. Il décidera de l’auteur et des modalités du meurtre. Cette coutume tribale préislamique, qui date du code d’Hammourabi et des lois assyriennes édictées en 1200 avant Jésus-Christ, sévit aussi bien chez les chrétiens et les musulmans du Moyen-Orient ou d’Afrique qu’au sein des communautés immigrées de Suède et des États-Unis. Ce n’est donc pas la charia qui est à l’origine des crimes d’honneur. Au contraire, l’interprétation stricte du Coran protège quelque peu la femme, en exigeant quatre témoins pour prouver l’adultère et en condamnant les assassinats arbitraires.
Avec quatre-vingt-neuf autres pays, la Turquie avait milité auprès des Nations unies pour l’adoption d’une résolution contre les crimes d’honneur, finalement votée en 2000, et pour la création d’une Journée internationale de l’élimination de la violence faite aux femmes (le 25 novembre). Pourtant, en septembre, trois femmes y ont été tuées sous prétexte d’avoir souillé la réputation de leurs proches.
Semsiye avait 35 ans. Elle portait un bébé dans son ventre. Le fruit d’une relation avec un homme marié de 20 ans son aîné et déjà père de deux enfants. Le foetus n’a pas survécu aux violences qui lui ont été infligées par ses cousins et ses frères. Quant à elle, elle a succombé après sept mois de coma. Impossible de faire passer cette mort pour un suicide, comme ce fut le cas pour Sevide, 24 ans, qui venait d’accoucher alors que son mari était en prison depuis longtemps. Une enquête a révélé que Sevide avait en fait reçu deux balles de kalachnikov : l’une dans la poitrine, l’autre sous le menton. À quelques kilomètres de là, quand Elif, une adolescente âgée de 15 ans, a annoncé à ses parents qu’elle craignait d’être enceinte de son cousin qui l’avait violée, sa propre mère lui a tendu une corde à linge pour qu’elle se pende. Pour qu’elle sauve la face.
Cette liste macabre est bien la preuve que la loi ne vient pas toujours à bout de certaines traditions jugées néfastes. En novembre 2001, la Turquie avait en effet réformé le code civil, plaçant ainsi la femme au même niveau que son époux. En janvier 2003, l’article 463 du code pénal turc, qui tempérait les peines de prison dans le cas d’un crime d’honneur, a été aboli. Alors, que faut-il craindre quand les textes ne protègent pas la femme, quand ce sont les coutumes sexistes, tels la polygamie, l’échange de filles à « valeur égale » ou encore les mariages arrangés, qui prévalent ?
En Jordanie – l’un des vingt pays non signataires de la résolution de l’ONU -, il y aurait près de trente crimes d’honneur en moyenne chaque année. Ce chiffre représente le quart de la totalité des homicides, selon le département de la Sécurité publique. « Mais il est encore bien en deçà de la réalité puisque beaucoup de ces meurtres sont maquillés en accidents ou en suicides », ajoute Jacqueline Thibaut, la présidente de l’association Surgir qui lutte contre les violences dont les femmes sont victimes. Or, malgré les recommandations du roi Abdallah II, le Parlement jordanien a massivement rejeté, l’été dernier, une proposition de loi visant à renforcer les punitions à l’encontre de ces « tueurs pour l’honneur ». Ils continueront d’écoper de six mois de prison seulement. La vie d’une femme ne vaut pas davantage aux yeux des législateurs. Même si elle n’a rien fait. « La distinction entre une femme coupable de relations sexuelles illicites et une femme soupçonnée de telles relations est sans importance. Ce qui atteint l’homme dans son honneur, c’est la perception des autres, le soupçon d’infidélité. L’honneur n’a rien à voir avec la vérité », note un rapport d’Amnesty International. Reste à espérer qu’il n’aura bientôt plus rien à voir avec l’horreur.

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