Peut-on romancer Alzheimer ?

Dans son dernier ouvrage, la Casablancaise Anne Bragance s’attaque à un sujet délicat. Bouleversant et convaincant.

Publié le 24 novembre 2003 Lecture : 2 minutes.

Giulietta Padovani est une romancière célèbre qui a autant de talent pour l’écriture que pour la vie. C’est peu dire qu’elle la croque à pleines dents : elle la dévore à pleines bouchées, comme il sied à la Napolitaine flamboyante qu’elle est. Elle use des hommes comme d’autant de compagnons d’une nuit ou d’une semaine – ce qui lui importe, c’est sa progéniture : sept enfants issus de trois lits différents, comme disent les tabellions. Ce n’est plus une famille, c’est une tribu, dont les membres sont soudés dans l’adoration qu’ils portent à leur mère, de Julius l’aîné, produit des amours de Giulietta avec un GI de passage – il deviendra son premier mari -, à Loretta, la petite dernière, fille d’un Italien de Rome dont on ne sait trop ce qu’il est devenu.
Mais voilà : l’âge est venu et Giuletta ressent les premières atteintes du mal qui finira par la transformer en pâle fantôme de ce qu’elle fut. Ce sont des oublis bénins, un chapeau qu’elle cherche alors qu’elle l’a sur la tête, l’interruption d’un geste de la vie courante – la voici debout, perplexe, devant la penderie, ne sachant plus pourquoi elle l’a ouverte. Devant le naufrage qui menace, elle réagit avec panache. Elle annonce qu’elle met en vente ses souvenirs. Littéralement : il faudra désormais payer pour papoter avec elle de telle ou telle chose qui lui advint jadis. Cette lubie ne dure qu’un temps, bientôt elle ne reconnaîtra plus ses enfants, qui se relaient à son chevet. Elle leur donne du « Monsieur » ou du « Madame », à leur grand désarroi. Dans un jardin calciné par l’été torride, elle voit de la neige. Pas question pour autant de confier à des étrangers cette mère adorée. Elle restera dans la Villa, la superbe résidence qu’elle s’est fait construire du côté de Portofino.
Adoration de la mère, avons-nous dit… Mais est-ce si sûr ? Voilà qu’au fil des pages une autre réalité se fait jour peu à peu. Au fond, ne préfère-t-elle pas ses personnages, dont elle se souvient, à ses enfants, qu’elle oublie ? Et si Julius a divorcé, n’est-ce-pas à cause de sa mère ? Si Elsa s’est mise à boire, si Antoine a des problèmes d’argent, n’y est-elle pas aussi pour quelque chose ? Si Loretta ne veut rien savoir du journal de sa mère (découvert par hasard par son frère), est-ce parce qu’elle craint la confirmation d’un soupçon terrible, que sa propre mère aurait été autrefois sa rivale dans le coeur et dans le lit de son mari ? La belle image se ternit en même temps que Giulietta s’estompe… Il y a des mères admirables qu’on est bien content de n’avoir pas eues.
Anne Bragance a le don de la phrase élégante et du mot juste. Ni scorie ni approximation dans ce texte qui nous fait entrer au plus intime des pensées des uns et des autres. Le monologue intérieur de Giulietta est à la fois bouleversant et convaincant. Chemin faisant, l’auteur ajoute un tome de plus à une oeuvre dont on se demande pourquoi les jurés des grands prix littéraires ne l’ont pas encore distinguée.

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