Là où grandissent les Lions
Plus ou moins sérieux, les centres de formation ne cessent de se développer. Même si c’est encore dans la rue que s’expriment le plus de jeunes talents.
Samedi 24 mai 2003. Saly, une station balnéaire située à 70 kilomètres de Dakar, est en pleine effervescence. Sur un terrain de quinze hectares que s’efforcent d’aplanir des pelleteuses, une foule bigarrée se bouscule autour de quatre hommes, tous vêtus de boubous blancs. Il y a là trois footballeurs, dont deux retraités : l’ancien international béninois Jimmy Adjovi-Bocco, les Français Bernard Lama, ex-gardien de but des Bleus, et Patrick Vieira, aujourd’hui capitaine du club londonien d’Arsenal. À leurs côtés, Saer Seck, ex-dirigeant du club dakarois l’US Gorée et négociant en poissons de profession. Truelle à la main, ils sont venus poser symboliquement la première pierre du jardin de leur rêve, sur ce terrain alloué par l’État sénégalais : un centre de formation pour jeunes footballeurs.
La maquette du projet, baptisé « Diambars », est exposée à quelques encablures du chantier. Bientôt, se dresseront ici des vestiaires, des salles de soin, des bureaux, des salles de classe, des bungalows pour l’hébergement des pensionnaires, un amphithéâtre, un réfectoire, une piscine et deux courts de tennis. Et, bien sûr, des terrains de football : un en sable, un autre recouvert de gazon et un troisième en synthétique. Le tout pour un investissement de 4 milliards de F CFA (6 millions d’euros), apporté, principalement, par les ministères français de la Jeunesse et des Sports (405 000 euros) et de la Coopération (400 000), la délégation de la région Nord-Pas-de-Calais (763 000), l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO, 75 000) et l’Union européenne (2 300 000). Un équipementier de renom et des tuteurs de luxe sponsoriseront l’opération. La moitié du budget est destinée à la construction du centre, l’autre doit permettre son fonctionnement durant les cinq premières années.
Fin octobre, l’institut peut ouvrir ses « portes » et accueillir, dans des installations provisoires, trente-deux jeunes âgés de 13 à 14 ans, sélectionnés sur quinze mille candidats. À la tête du centre, Bernard Souilez, un conseiller technique détaché par le ministère français de la Jeunesse et des Sports. « Nous aspirons à former autant des footballeurs que des hommes, assure Jimmy Adjovi-Bocco. Les deux tiers du temps seront consacrés à la scolarisation, le reste aux entraînements. » « Notre priorité, ajoute Saer Seck, ne sera jamais de faire de l’argent à tout prix en vendant n’importe comment, sans scrupule ni garantie, nos joueurs en fin de parcours. » Patrick Vieira renchérit : « Ce projet n’a rien à voir avec l’argent. Ce n’est pas du business. » Banco pour ces nobles professions de foi, dont les auteurs ne tarissent pas d’éloges pour l’académie MimoSifcom qu’anima Jean-Marc Guillou à Abidjan, de 1994 à 2001.
Le Diambars de Saly ne fait pas figure d’exception au Sénégal, pays où ne cessent de proliférer les écoles de foot depuis douze ans. Au point qu’il est impossible d’en dresser une liste exhaustive. La plupart naissent et évoluent en dehors de tout cadre institutionnel et échappent ainsi au contrôle de la Fédération sénégalaise de football (FSF). Parmi les quelque cent soixante membres de l’Association des directeurs d’écoles de football, fondée en 1995, trois font un peu plus parler d’eux.
Aldo Gentina, tout d’abord, pâtissier d’origine monégasque aujourd’hui vice-consul honoraire du Sénégal dans la Principauté. En 1992, il crée le Centre de formation des jeunes footballeurs africains (CFJA), en partenariat avec la Jeanne d’Arc de Dakar et l’AS Monaco. En juillet 1993, le centre intègre l’association Défis et solidarité et, de découvreur de talents, devient un projet à but social. Financé pendant plusieurs années par l’AS Monaco, le CFJA d’Aldo Gentina comprend un internat pour vingt-deux jeunes avec un réfectoire, des salles communes et des bureaux administratifs. Son staff comporte un directeur, El Hadj Faye, et un responsable technique, l’ancien international Abdoulaye « Ata » Ndiaye. Les pensionnaires, recrutés en priorité parmi les jeunes licenciés de la Jeanne d’Arc, s’entraînent sur un terrain poussiéreux, aménagé entre des dizaines de carcasses de bus désossés. Parfois, on leur « paye » le gazon annexe du stade Léopold-Senghor, en attendant l’édification – en cours – d’un complexe sportif autonome.
Six joueurs ayant participé à la Coupe du monde 2002 y ont fait leurs classes : le gardien de but Tony Silva (AS Monaco), les demis Salif Diao (Liverpool) et Amdy Faye (Portsmouth), les attaquants Souleymane Camara (AS Monaco), Moussa Ndiaye (Sedan) et Pape Thiaw (FC Metz). Aldo Gentina dispose d’un club aujourd’hui relégué en division III. D’autres élèves ont rejoint des grands clubs locaux avant d’émigrer en France, comme Mouhamadou Diaw et Mallo Diallo (FC Amiens).
À son corps défendant, Aldo Gentina a donné des idées à certains marchands de joueurs, qui ont maintenant pignon sur rue à Dakar. Ainsi, l’ancien footballeur Moussa Soumah fait équipe avec un entremetteur nommé Mady Touré pour diriger Génération foot, dont les pensionnaires font leur apprentissage au centre aéré de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), dans le quartier de Yoff. Mady Touré est désormais l’antenne locale de clubs comme l’AS Nancy-Lorraine et d’une foule de gros agents. Le « centre » dispose de sa propre structure, avec une « équipe » technique confiée à l’entraîneur Malang Mané et un staff médical et administratif qui travaillent à plein temps. Les élèves sont hébergés dans une villa. La FSF a rejeté la demande d’affiliation du tandem Soumah-Touré, dont les pratiques sont sévèrement dénoncées par le ministre de la Jeunesse et des Sports, Youssoupha Ndiaye : « Le militant des droits de l’homme que je suis a découvert un véritable marché à bestiaux sur le terrain de la BCEAO. On y organise des rencontres pour les jeunes des écoles de foot. Les recruteurs sont là. On lâche le ballon à 8 heures et on s’arrête à 20 heures. Les gosses sont notés, puis suivis à la trace jusqu’à chez eux. On appâte les parents avec 50 000 ou 100 000 F CFA et on revient récupérer le môme… N’ayons pas peur des mots : c’est une forme d’esclavagisme. »
Dans un autre registre, le Sporting Club de Bastia a, depuis un an, dépêché son ancien joueur Mamadou Faye à Dakar pour y ouvrir un centre de formation. Il cherche encore un terrain pour s’installer et, pour l’heure, travaille avec des techniciens locaux dans le quartier Liberté 6. Bastia a récupéré un premier stagiaire du nom d’Idrissa Mandiang. Mais le véritable vivier de talents se trouve encore et toujours dans la rue, et plus précisément dans les navétanes, ou football des quartiers. Lancé dans les années 1970 par l’ancien secrétaire d’État à la Jeunesse et au Sport, Lamine Diack, le projet visait à rassembler toute la population d’un quartier autour d’un ballon de foot : « On lâche une balle et ce sont cent jeunes de 7 à 17 ans qui foncent pour taper dedans, explique-t-il. Ils s’entraînent, se cotisent et créent une Association sportive et culturelle (ASC). Ceux qui ne travaillent pas à l’école ne jouent pas. Nous voulions encourager une éducation réellement alternative. Dans leur dynamique, les ASC, présentes dans toutes les régions, sollicitent toutes les ressources humaines du quartier (femmes, hommes, jeunes, vieux, leaders d’opinion ou représentants religieux, chefs coutumiers, entreprises et collectivités…). Le navétanes stimule le volontarisme social, le consensus, la participation, le sens communautaire et la solidarité. »
Selon cette conception, l’organisateur participe aussi à la mise en place d’un véritable réseau sportif. Bref, il s’occupe du « football d’en bas », celui de l’arrondissement, pour, ensuite, contribuer à bâtir des districts et des ligues régionales. Au bout du compte, on arrive à un football structuré, fondé sur un découpage géographique. « Le succès des navétanes ne s’est pas démenti et il est arrivé qu’un match de quartier, par exemple Rebeuss-Plateau, attire plus de public et fasse plus de recettes que le derby Jeanne d’Arc-Diaraf, raconte Lamine Diack. Nos meilleurs footballeurs sont sortis des terrains vagues occupés par les navétanes. Las, le réseau des ASC a glissé, au fil des années, vers l’informel et les préoccupations économiques. On ne privilégie plus la création d’une identité socio-spatiale dans le sport. On est revenu à la conception classique du club. On tourne de nouveau en rond. »
De nombreux clubs professionnels ainsi que des centres de formation européens ont fait leurs emplettes en arpentant les terrains des navétanes. Citons les internationaux Pape Sarr (Lens) et Pape Thiaw (Metz), qui y ont brillé avant d’être aiguillés vers l’AS Saint-Étienne par Abdoulaye Touré, qui dirige aujourd’hui Yeggo, une ASC où sont également passés Ferdinand Coly, Oumar Daf (Sochaux) et Oumar Dieng, acteurs du Mondial 2002. Autres recrues : Kordoba Sarr (Caen) ou Mouhamadou Diaw, qui a transité par l’ASC Mermoz et la Jeanne d’Arc avant d’être recruté par Amiens. Très populaires, les navétanes continuent de mobiliser dans les quartiers. On dénombre environ 2 000 ASC, dont 1 734 (434 à Dakar) sont affiliées à l’Organisme de coordination nationale des activités de vacances (ONCAV), qui organise outre des compétitions régionales, une Ligue des champions. Ces épreuves concurrencent sérieusement le championnat national officiel. La direction technique de la FSF prévoit d’ailleurs d’intégrer les navétanes dans son programme de développement, même si les résistances ne manqueront pas. Mais la vraie menace provient de la multiplication, ces dernières années, des actes de violence sur et en dehors des aires de jeu, avant, pendant et après les rencontres.
Le ministre de tutelle, en poste depuis novembre 2002, entend pour sa part se substituer à la FSF défaillante et élaborer un statut juridique pour toutes les écoles de football. Il veut s’inspirer des expériences réussies en Europe et en Afrique, particulièrement celle de Jean-Marc Guillou en Côte d’Ivoire (voir J.A.I. n° 2208). La législation française en la matière sert de référence. « Si les centres de formation, précise le ministre Youssoupha Ndiaye, ont besoin d’un cadre juridique et d’une mise à niveau, ils doivent fonctionner et recruter en toute liberté tout en disposant d’aires de jeu convenables. De même qu’il faut se préoccuper de la formation des formateurs, et réglementer leur profession. Des séminaires et des stages au Sénégal et en Europe seront organisés dans ce but. La priorité sera donnée à la compétence sur le terrain et à l’éthique. » Il y a en effet urgence en la matière. Car depuis la campagne de l’équipe nationale en Corée et au Japon, il y a dans toutes les familles sénégalaises au moins un enfant prêt à tout pour rejoindre les Lions de la téranga.
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus
- Ilham Aliyev, l’autocrate qui veut « dégager » la France d’Afrique
- Carburant en Afrique : pourquoi les exportateurs mondiaux jouent des coudes pour a...
- De Yaoundé à l’Extrême-Nord : voyage sur les routes de l’impossible
- En Guinée, Mamadi Doumbouya élevé au grade de général d’armée
- Au Kenya, l’entourage très soudé de William Ruto