Les esclaves modernes de la Terre promise

En dix ans, la population non juive a été multipliée par dix, attirée par le besoin de main-d’oeuvre. Mais Israël ne favorise pas son intégration.

Publié le 21 novembre 2003 Lecture : 4 minutes.

Israël, terre d’accueil pour les Juifs, est-il ouvert à l’immigration des goyim (étrangers ou non juifs) ? On serait tenté de répondre par la négative, tant cet État s’est toujours montré soucieux, dès sa fondation en 1948, de préserver son identité hébraïque. Et pourtant, il est un phénomène qui, depuis une dizaine d’années, a pris une ampleur insoupçonnée : celui de l’arrivée sur le territoire israélien de travailleurs étrangers non juifs. Dix fois plus nombreuse qu’au début des années 1990, cette population immigrée s’élève aujourd’hui à plus de 300 000 personnes, et représente ainsi 13 % de la population active de l’État hébreu – ce qui, en termes relatifs, place ce dernier au second rang des nations occidentales « importatrices » de main-d’oeuvre, derrière la Suisse. Venus d’Asie et d’Europe de l’Est, mais aussi de pays aussi divers que la Turquie ou la République démocratique du Congo, ces nouveaux arrivants ont progressivement remplacé les 200 000 Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza (dont 80 000 clandestins) qui, avant les accords d’Oslo, étaient employés en Israël et qui, aujourd’hui, ne peuvent plus franchir la ligne verte.
Si, de par l’ampleur de son immigration, Israël ressemble désormais aux autres nations développées abritant une forte communauté étrangère, la comparaison s’arrête là, tant la politique migratoire, mais aussi les conditions de vie de ces immigrés, y diffèrent. Alors que les pays d’Europe de l’Ouest ou d’Amérique du Nord tentent, à terme, d’intégrer socialement – et humainement – leurs nouveaux arrivants, l’État hébreu a, de son côté, mis en place une politique d’accueil favorisant davantage l’exploitation et l’exclusion. Fait significatif : les deux tiers des étrangers y connaissent aujourd’hui le statut peu enviable de travailleur clandestin – un chiffre record, bien supérieur à celui de la moyenne des autres pays occidentaux, où il oscille entre 5 % et 10 %. Comme le révèle un rapport réalisé en août dernier par le Réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme et par la Fédération internationale des droits de l’homme, les immigrés d’Israël se trouvent bien souvent dans une situation d’extrême précarité. Obligé de débourser jusqu’à 10 000 dollars (une somme couvrant le paiement de commissions pour l’agence de recrutement et pour l’employeur, ainsi que le billet d’avion) avant son départ, le travailleur étranger arrive la plupart du temps déjà très endetté. Généralement accueilli dans le cadre d’un contrat de un à deux ans, il n’a le droit de travailler au cours de cette période que pour un seul employeur. Si ce dernier le renvoie avant la fin du contrat ou si lui-même décide de quitter son emploi, il se retrouve automatiquement en situation irrégulière. D’autres comportements renforcent par ailleurs la précarité – et la peur – de l’immigré. Une pratique courante, bien qu’illégale, consiste à lui retirer, dès le premier jour de travail, son passeport. L’employeur s’assure ainsi sa « fidélité » en toutes circonstances – fussent-elles des plus pénibles, comme c’est souvent le cas. Sans ce document, le travailleur étranger ne peut en outre ni ouvrir de compte en banque, ni, a fortiori, effectuer de transfert d’argent vers son pays par le biais d’un établissement financier offrant des garanties de sécurité. Enfin, nombre d’immigrés oeuvrant dans les domaines du bâtiment et de l’agriculture sont soumis à un « couvre-feu » abusif : ils s’exposent à des sanctions financières à chaque fois qu’ils s’absentent de leur lieu de travail – même pendant leurs jours de congé – sans une autorisation de leur employeur.
Selon une étude réalisée par l’ancien ministre du Travail et des Affaires sociales Shlomo Benizri, une telle politique migratoire, fondée sur une rotation régulière de travailleurs étrangers – mais aussi sur le recours de plus en plus fréquent à des clandestins -, rapporterait à l’État hébreu 3 milliards de dollars (2,65 milliards d’euros) par an. Le remplacement des Palestiniens par des Chinois, des Roumains et autres Ghanéens a permis de faire baisser les coûts salariaux de nombreuses entreprises industrielles ou agricoles de 30 % à 50 %. Fragilisés et coupés de la société israélienne, peu au courant des lois et, de ce fait, corvéables à merci, les nouveaux arrivants doivent accepter des salaires à la baisse – qui plus est, exempts de la plupart des charges patronales. Enfin, d’un point de vue politique, ce renouvellement annuel ou biannuel de la main-d’oeuvre étrangère est destiné à préserver la « spécificité juive » d’Israël.
Fortement affecté par trois années d’Intifada et par le ralentissement économique mondial, le pays sombre, chaque jour un peu plus, dans la récession. Le taux de chômage atteint désormais 11 % de la population active : il a presque doublé depuis le milieu des années 1990. Dans ce contexte, le gouvernement d’Ariel Sharon a promis, en 2002, d’expulser 50 000 sans-papiers par an. Une décision qui, toutefois, n’est pas près d’être tenue : le recours à une population prête à travailler pour des salaires et à des conditions que la plupart des chômeurs israéliens n’accepteraient pas permet au pays de stabiliser son inflation et de rester compétitif sur le marché international. Résultat : seuls 6 000 clandestins ont été, depuis cette promesse, reconduits à la frontière.
Dans le même temps, 2 000 étrangers ont été autorisés à venir travailler dans le pays. Plus que jamais, avec sa nouvelle composante de goyim venus des quatre coins du monde, qui viennent s’ajouter aux Palestiniens et autres Russes non juifs déjà présents, la société israélienne semble s’acheminer vers ce qu’elle a longtemps redouté de devenir : une société multicommunautaire.

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