Et Sharon réveilla la bête immonde

Victimes d’agressions en tout genre, les Juifs de la diaspora font les frais de la politique catastrophique du Premier ministre israélien.

Publié le 20 novembre 2003 Lecture : 6 minutes.

Une nouvelle vague d’antisémitisme balaye-t-elle le monde ? Les Juifs sont-ils à nouveau menacés d’être la cible d’une haine irrationnelle et d’une persécution comme au temps des nazis ? Le virus mortel qui a causé l’Holocauste – tache indélébile sur la conscience et l’histoire de l’Europe – a-t-il resurgi ? Beaucoup d’Israéliens, et de Juifs, craignent que ce ne soit le cas. Une série d’événements récents, qui ont fait l’objet d’une vaste publicité et d’une large condamnation, semblent justifier leur inquiétude.
Dans un discours prononcé en octobre, peu avant de renoncer au pouvoir qu’il exerçait depuis vingt-deux ans, le Premier ministre malaisien Mahathir Bin Mohamad a présenté les Juifs comme un peuple qui voulait diriger le monde et s’arranger pour que les autres se battent pour lui, allusion évidente à la guerre des Américains en Irak (voir J.A.I. 2234). En Allemagne, le 3 octobre, Martin Hohmann, député de droite au Parlement de Hesse, a eu l’audace de prétendre que les Allemands ne devraient pas être les seuls à supporter le poids de la culpabilité. D’autres peuples ont commis des atrocités. Les Juifs, a-t-il dit, pourraient être considérés comme une race coupable – Tätervolk en allemand – en raison du rôle prééminent qu’ils ont joué dans la violence et la répression dont les civils ont été victimes lors de la Révolution russe de 1917.
Ses propos ont incité l’un des principaux chefs militaires allemands, le général Reinhardt Günzel, à lui écrire pour le féliciter de son « courage ». Le général a été immédiatement démis de ses fonctions, tandis que Hohmann était exclu du groupe parlementaire chrétien-démocrate.
Le 4 novembre, des remarques critiques à l’égard des Juifs ont été faites dans des circonstances inattendues : à l’occasion de la sortie, à Athènes, de l’autobiographie du compositeur grec Mikis Theodorakis, 78 ans, héros de la lutte contre les occupants allemands et le pouvoir des colonels (1967-1974). « Les Juifs et nous, a-t-il déclaré, sommes deux peuples différents des autres. Le fanatisme est de leur côté, cependant, ils s’arrangent pour s’imposer… Aujourd’hui, nous pouvons dire qu’Israël est à la racine du mal plutôt que du bien. » Devant le tollé soulevé par ses propos, Theodorakis a essayé de se défendre : « J’ai toujours été du côté des faibles, des peuples qui se battent pour leurs droits, y compris le peuple israélien. » Il « honore et admire » les Israéliens, mais ils ne doivent pas être confondus avec un « phénomène négatif qui noircit l’image d’Israël et qui, en vérité, est devenu un facteur d’antisémitisme ».
Les sentiments exprimés par Theodorakis font écho au sondage réalisé récemment auprès de 7 500 citoyens de l’Union européenne. À la grande alarme des dirigeants israéliens et de nombreux Juifs, 59 % des personnes interrogées ont estimé qu’Israël était une menace pour la paix mondiale, devant la Corée du Nord, l’Iran et les États-Unis (voir J.A.I. n° 2235).
Les dirigeants et l’opinion de plusieurs pays européens commencent à s’inquiéter de cette nouvelle tendance. Dans la banlieue parisienne, la semaine dernière, un établissement scolaire juif a été volontairement incendié. Le président Jacques Chirac s’est engagé à punir les coupables avec la plus grande sévérité et à renforcer la surveillance policière de tous les établissements juifs. « Une agression contre un Juif est une agression contre la France », a-t-il déclaré dans un comité ministériel spécialement réuni.

La plaie du racisme
Mais le pire était encore à venir. À Istanbul, le 15 novembre, deux camions chargés d’explosifs et conduits par deux kamikazes ont détruit deux synagogues, tuant 25 personnes – pour la plupart des passants turcs – et en blessant 300 autres. Le choc a été énorme, parce que la communauté juive de Turquie, aujourd’hui réduite à quelque 30 000 personnes, vit en paix avec la majorité turque, non seulement depuis la création de la République laïque de Kemal Atatürk, mais depuis cinq siècles !
Et pourtant, des causes d’inquiétude sont apparues ces derniers mois. En août, un dentiste juif a été trouvé mort à Istanbul, tué d’une balle dans la tête. Un mois plus tard, un commerçant juif a été assassiné de la même manière. Le 19 novembre, le correspondant du quotidien français Le Monde à Istanbul évoquait le cas d’une intellectuelle juive qui se plaignait d’être harcelée de coups de téléphone menaçants. « Tout est possible avec la politique catastrophique d’Ariel Sharon », disait-elle.
L’antisémitisme, comme toute forme de racisme, doit être totalement rejeté. Il ne peut y avoir le moindre compromis sur ce point. Traiter différemment un individu à cause de son appartenance ethnique, de ses croyances religieuses ou de la couleur de sa peau, c’est porter atteinte à la plus noble des idées, la fraternité humaine. Mais les Juifs sont-ils aujourd’hui vraiment menacés d’antisémitisme, autrement dit d’une haine des Juifs parce qu’ils sont juifs, ou bien s’agit-il d’autre chose ? N’est-ce pas plutôt une réaction – fortement critique de la part des Européens, furieuse et vengeresse de la part de beaucoup d’Arabes et de musulmans – à la violence quotidienne dont fait preuve Sharon à l’égard des Palestiniens ?
L’équation est simple : Sharon tue des Palestiniens, leur vole leur terre, détruit leurs maisons, les jette en prison ; dans l’impossibilité où ils sont de rendre coup pour coup à Israël, les musulmans s’en prennent aux Juifs.
On ne dit pas assez que critiquer la politique d’Israël et s’y opposer ne doit pas être assimilé à de l’antisémitisme. Ce n’est pas ce qu’Israël est qui est la source du problème, c’est ce qu’Israël fait. La distinction est admise par beaucoup de pacifistes israéliens, qui déplorent que Sharon utilise le prétexte de l’antisémitisme pour camoufler ses opérations antiarabes. Théo Klein, ancien président du CRIF, le Conseil représentatif des institutions juives de France, dénonce les accusations israéliennes de droite selon lesquelles la France serait un pays antisémite. Les actes d’antisémitisme sur le sol français sont une réaction, principalement de la part d’immigrants d’Afrique du Nord, à la répression brutale de l’Intifada par Israël.

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« Pourquoi nous haïssent-ils ? »
Lorsque des terroristes s’en sont pris aux États-Unis, le 11 septembre 2001, beaucoup d’Américains ont été stupéfaits. Pourquoi nous haïssent-ils ? se sont-ils demandé. Était-ce parce que les Arabes et les musulmans sont jaloux de l’American way of life ? Parce qu’ils veulent avoir, eux aussi, Madonna et McDonald’s ? Beaucoup d’Américains n’ont pas encore compris que c’est ce que l’Amérique fait plutôt que ce qu’elle est qui provoque cette hostilité : son étouffante présence militaire au Moyen-Orient, l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak et, par-dessus tout, le soutien sans réserve qu’elle apporte à Israël, même quand les excès de l’État hébreu – tels que les assassinats d’activistes palestiniens et l’arrachage d’oliviers séculaires par des colons criminels – soulèvent l’indignation du monde entier.
À la suite des attentats contre les synagogues d’Istanbul, Silvan Shalom, le ministre israélien des Affaires étrangères, a invité le monde à faire front contre le terrorisme. Mais le monde est davantage disposé à faire front contre la politique expansionniste du gouvernement d’extrême droite de Sharon et le dangereux combat qu’il mène pour un Grand Israël – qui sont la première cause du terrorisme.
Heureusement, un nombre croissant d’Israéliens commencent à comprendre qu’un changement de cap radical est nécessaire. Le 14 novembre, quatre anciens chefs du Shin Bet, le service de renseignements d’Israël – Yaakov Perry, Avraham Shalom, Ami Ayalon et Carmi Gilon – ont dénoncé l’escalade de la violence à l’égard des Palestiniens et proposé une solution politique au conflit, avec le démantèlement des colonies de Cisjordanie et la création d’un État palestinien. « Nous courons à la catastrophe », ont-ils affirmé. Le mois dernier, le chef d’état-major israélien, le général Moshe Yaalon, a déclaré que les mesures de répression imposées à la population palestinienne ne pouvaient qu’accroître la volonté de résistance. Des centaines de réservistes israéliens ont refusé d’être affectés dans les Territoires, et vingt-sept pilotes de réserve se sont publiquement déclarés hostiles aux frappes aériennes contre les objectifs civils palestiniens.
Espérons qu’à Londres, la semaine dernière, le Premier ministre britannique Tony Blair aura profité de la visite du président George W. Bush pour lui dire que si les États-Unis n’utilisent pas leur puissance pour régler définitivement le conflit israélo-arabe, le terrorisme a de beaux jours devant lui – de même que le fléau de l’antisémitisme.

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