RDC – Denis Mukwege : « Félix Tshisekedi pourra faire la différence s’il a le courage d’imposer une cohabitation »
Condamnation des violences sexuelles, réinsertion des victimes, élection du président Félix Tshisekedi, coalition gouvernementale avec Joseph Kabila… Le prix Nobel de la paix Denis Mukwege revient pour Jeune Afrique sur son combat et son pessimisme quant à la situation politique en RDC.
On ne présente plus Denis Mukwege, « l’homme qui répare les femmes ». Accueilli par une salve d’applaudissements en rejoignant la tribune du forum « Stand Speak Rise Up ! », organisé les 26 et 27 mars au Luxembourg, le prix Nobel de la paix et invité d’honneur de l’événement a, en quelques minutes, éclipsé les autres personnalités présentent dans la salle.
À la tribune, celui qui a fait des violences sexuelles le combat de sa vie a religieusement déroulé son discours, captivant toute l’attention. Opposé à une « masculinité toxique », il prône une « masculinité positive », favorable à une « éducation qui enseigne dès le berceau l’égalité entre l’homme et la femme ». Pour mettre fin aux « viols comme crimes de guerre », il égrène ses grandes propositions et condamne le silence de la communauté internationale face aux atrocités. « Faut-il que l’on tue jusqu’au dernier Congolais pour que la communauté internationale se réveille ? » confie-t-il aujourd’hui.
Un combat qui prend davantage d’écho depuis la réception de son prix Nobel, car si le médecin congolais est très sollicité, il l’est beaucoup moins au Congo. « Il est vrai que je n’ai pas été sur les chaînes de télévision congolaises, mais cela m’importe peu, la vérité finit toujours par triompher », promet l’humanitaire qui se dit aussi « très politisé », verbalement engagé pour que son pays aille vers une démocratie.
Véritable « citoyen qui veille sur la cité », Denis Mukwege revient pour Jeune Afrique sur son combat et sur l’élection de Félix Tshisekedi, dont il qualifie l’échéance de décembre de « mascarade » politique. Alors que le nouveau gouvernement n’a toujours pas été nommé, Denis Mukwege met en garde le nouveau président contre la « coalition gouvernementale » telle que prévue avec la plateforme de Joseph Kabila, synonyme selon le médecin d’une adhésion totale au camp de l’ex-président. Il préconise plutôt une cohabitation, mécanisme institutionnel qui conférerait au président une marge de manœuvre en cas de désaccord avec la majorité gouvernementale.
Jeune Afrique : Vous êtes présent aujourd’hui pour donner la parole aux victimes de viols. Comment expliquez-vous que les nombreuses « survivantes » qui ont fait le déplacement ici soient principalement africaines ?
Denis Mukwege : La présence de survivantes africaines est marquante dans ce forum parce que le viol est une arme de guerre. Et l’Afrique est malheureusement le foyer de nombreux conflits. Plus que l’Europe ou l’Amérique latine. Mais il ne faut pas faire d’amalgame, le viol n’est pas une question africaine, ethnique ou continentale. Il est global et se répand partout où il y a des luttes. Le conflit israélo-palestinien est le seul où ces actes de barbarie ne sont pas recensés.
>>> À LIRE : Violences sexuelles : au Luxembourg, une rencontre pour aider les « survivantes » africaines
Vous avez évoqué dans votre discours d’ouverture la notion de « ligne rouge », qui doit être tracée, selon vous, par toutes les nations qui condamnent les violences sexuelles. Que permettrait-elle ?
Dans de nombreux pays en situation de conflit, des femmes sont violées et complètement détruites. La communauté internationale ferme les yeux au nom de la « non-ingérence ». Ce silence, cette hypocrisie, je les condamne fermement. Si l’on prétend respecter la souveraineté d’un pays on doit assurer la souveraineté de son peuple et écouter celui-ci.
J’exhorte tous les États qui condamnent la maltraitance, le viol et la destruction de l’appareil génital de la femme à tracer une ligne rouge, synonyme de sanctions
J’exhorte tous les États qui condamnent la maltraitance, le viol et la destruction de l’appareil génital de la femme à tracer une ligne rouge, synonyme de sanctions. Quiconque la franchit doit être condamné. D’abord en passant par un embargo diplomatique, qui se traduirait par le refus de délivrer un visa aux auteurs et instigateurs de ces barbaries.
Ensuite, en gelant leurs avoirs. Ceux qui commettent des viols pour s’enrichir ou faire des enfants esclaves des mines, doivent subir ces sanctions économiques. Je suis également favorable à ce que chaque criminel sexuel soit jugé devant une juridiction internationale.
>>> À LIRE – RDC – Denis Mukwege : « Depuis deux ans, nos gouvernants défient le peuple »
Vous dîtes qu’il faut désormais définir le « viol » comme une « arme de destruction massive », capable d’attaquer une femme et toute sa communauté.
Absolument. J’ai appris récemment que le viol se fait parfois en public, comme au Kasaï, dans le centre du Congo. C’est une arme de destruction massive car toutes les personnes qui assistent à de telles scènes n’en sortent pas indemnes. La victime subit un traumatisme physique et psychique, et son entourage, lui, en sort atteint.
Cette arme mène une société à la vulnérabilité. Elle rompt la cohésion sociale et les enfants – qui en sont les premiers traumatisés – deviennent des bombes à retardement, capables d’exploser à tout moment.
Une fois que les victimes sont soignées, comment les réinsérez-vous dans la société ?
À l’hôpital de Panzi, que j’ai fondé, les femmes arrivent souvent dans un état de dissociation mentale entre leur corps et leur esprit. Nous commençons d’abord par les réparer physiquement puis nous apportons un suivi psychologique. La réinsertion économique se traite ensuite au cas par cas. Pour les plus jeunes, nous privilégions l’insertion par l’éducation, comme l’une des survivantes présentes au forum, soignée à Panzi et licenciée en psychologie et en gestion financière.
Pour les plus âgées, parfois avec des enfants, nous faisons en sorte qu’elles regagnent une autonomie financière car les risques pour une victime sont plus élevés lorsqu’elles n’ont pas la capacité de subvenir à leurs propres besoins.
Opter pour la coalition signifiera qu’il accepte définitivement de faire allégeance à Joseph Kabila
Pour vous, « la lutte contre l’impunité en RDC ne pourra pas s’arrêter de l’intérieur car ceux qui la portent sont au pouvoir ». Avec l’élection de Félix Tshisekedi, avez-vous de l’espoir pour ces victimes congolaises ?
Je pense que l’espoir dépendra de ce que fera Félix Tshisekedi de son mandat. L’élection présidentielle de décembre en RDC a été une parodie. Le président élu ne possède même pas 10% des députés. Si Félix Tshisekedi dirige le Congo avec une cohabitation politique, il pourra – comme le lui confère la Constitution – révoquer tous les actes posés par Joseph Kabila qui ne lui correspondront pas. En revanche, opter pour la coalition signifiera qu’il accepte définitivement de faire allégeance à Joseph Kabila. On ne pourra alors plus parler d’alternance politique.
In fine, s’il a la force et le courage d’imposer une cohabitation, Félix Tshisekedi pourra faire la différence.
>>> À LIRE : RDC : Félix Tshisekedi réussira-t-il à composer avec sa base, les kabilistes et les Occidentaux ?
Le président Tshisekedi en a-t-il le courage ?
Je constate que cela fait deux mois que le président élu a prêté serment et que la RDC est toujours sans gouvernement. Je souhaite juger par les actes mais, à ce jour, ils sont absents.
Si Félix Tshisekedi décide néanmoins de diriger par la cohabitation, il prendra la décision d’être maître de son destin. Il aura le peuple avec lui et probablement la communauté internationale. Le contraire serait un suicide politique pour lui et pour son parti, l’UDPS [Union pour la démocratie et le progrès social, ndlr]. Il subira le même sort que Bruno Tshibala [dernier Premier ministre de Kabila, ndlr] et Samy Badibanga, [l’ancien Premier ministre, ndlr].
L’ombre de Kabila plane-t-elle toujours sur Kinshasa ?
Pour perdurer, Kabila a bricolé en RDC quelque chose « d’inédit », qu’il a appelé « élections ». Six mois avant le scrutin, j’avais prévenu les Congolais que cette échéance ne serait pas une élection mais une nomination. À ce moment précis, j’aurais souhaité que le peuple se lève comme un seul homme et dise : « Votre mandat est terminé, vous ne pouvez ni briguer un troisième mandat ni organiser des élections ».
En restant dans l’opacité, nous avons laissé Kabila mener sa barque. Si Félix Tshisekedi n’entre pas dans son jeu, les meubles seront sauvés mais nous partirons pour des années de souffrance et je pense qu’il est trop tard.
Pour arriver à une alternance politique claire, il faut absolument faire respecter la Constitution
Alors que Martin Fayulu ne cesse de contester les résultats, appelant à la « vérité des urnes », les leaders de la coalition Lamuka se sont récemment distingués de cette lutte. Quel rôle doit avoir l’opposition en RDC ?
Avec le bricolage que l’ancien président a fait avec la Ceni, ma position est aujourd’hui claire : il faut faire obstacle au plan machiavélique de Kabila. Le président est le seul garant de la Constitution et les Congolais doivent pousser Félix Tshisekedi à aller dans la bonne direction en la respectant.
>>> À LIRE : RDC : pourquoi Lamuka n’a pas condamné l’« accord secret de partage de pouvoir » entre Tshisekedi et Kabila
J’ai beaucoup de respect pour Martin Fayulu. Un homme de principes est une chose rare au sein de la classe politique congolaise. C’est le seul que j’ai vu constant dans ses idées ces derniers temps et je l’encourage à continuer son combat. La vérité des urnes doit être un combat pour la mémoire. Si Martin Fayulu l’arrête, ce qui s’est passé aux dernières élections se répétera dans le futur.
Pour arriver à une alternance politique claire, il faut absolument faire respecter la Constitution et pousser le président de la République à jouer son rôle, et non celui d’un président protocolaire. Ce combat doit être celui de tous les Congolais.
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