BCEAO : les dessous d’un hold-up
Qui est derrière le casse de l’agence de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest à Bouaké ? Quel est le montant du butin ? Que fait-on pour retrouver les auteurs et les sommes dérobées ?
Il est midi passé, ce mercredi 24 septembre, lorsque, soudain, des rafales d’armes automatiques retentissent dans Bouaké, deuxième ville de Côte d’Ivoire et fief des Forces nouvelles (rébellion). Rixe entre bandes rivales après une beuverie ? Attaque surprise des FANCI, les forces armées nationales de Côte d’Ivoire, fidèles au président Laurent Gbagbo ? Les tirs semblent provenir du quartier résidentiel et commercial, à l’entrée sud d’une agglomération qui comptait, avant le déclenchement de la guerre civile, en septembre 2002, quelque 760 000 habitants. Autour de l’agence locale de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), située dans ce périmètre, règne une grande confusion. Des hommes puissamment armés affrontent des individus repliés à l’intérieur de l’établissement. Pour se dégager, ces derniers n’hésitent pas à balancer en l’air plusieurs liasses de billets, des coupures neuves de 10 000 F CFA, qu’ils viennent juste de dérober. Alléchés par cette manne inespérée, badauds, combattants et même quelques icônes de la rébellion (plusieurs témoins affirment ainsi avoir aperçu sur les lieux le chef de guerre Issiaka Ouattara, alias « Wattao ») s’en donnent à coeur joie.
Les échanges de tirs, d’abord nourris, puis sporadiques, dureront trois jours. « Débordé », le chef d’état-major des « forces armées » des Forces nouvelles, le colonel Soumaïla Bakayoko, appelle à la rescousse les troupes ouest-africaines d’interposition et les soldats français de l’opération Licorne, « des forces neutres, que tout le monde respecte et que l’on peut facilement identifier ». Ces derniers réussissent rapidement à sécuriser la zone et à ramener le calme. Les mystérieux braqueurs, eux, s’évanouissent dans la nature avec un joli pactole estimé, selon les sources, entre 16 et 20 milliards de F CFA (entre 24 et 30 millions d’euros), pendant que Bouaké compte ses victimes et panse ses plaies : vingt-trois morts et une trentaine de blessés.
Lorsqu’ils pénètrent, quelques jours plus tard, dans l’immeuble de la BCEAO, les militaires français, sénégalais, béninois, nigériens, togolais et ghanéens, ainsi que leurs accompagnateurs des Forces nouvelles, n’en croient pas leurs yeux. L’agence a été carrément mise à sac, les murs éventrés, les meubles brisés, les archives brûlées ou répandues par terre. La porte blindée d’accès aux caveaux est grande ouverte, tout comme certains coffres, défoncés au chalumeau ou à la dynamite. « Sur place, on a retrouvé des morceaux de pain moisi, des boîtes de sardines vides, des assiettes avec des restes de repas, des bouteilles de Coca-Cola et de Fanta, raconte, au téléphone, le porte-parole des Forces nouvelles, Sidiki Konaté. Il y avait même des lits de camp. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les malfaiteurs ont pris tout leur temps avant d’agir. Ils bénéficiaient sans doute de solides complicités. Un vrai travail de professionnels ! » Voilà pour les faits. Restent les questions.
La première s’impose d’elle-même : Qui ? Au moment des faits, fin septembre, le même Sidiki Konaté indiquait, avec un accent de sincérité, que le casse était l’oeuvre « d’hommes armés venus de Korhogo », autre ville rebelle, située plus au nord. Accusations aussitôt balayées du revers de la main par son camarade Messemba Koné, chef militaire de la zone incriminée et ministre des Victimes de guerre dans le gouvernement de réconciliation nationale : « Dès que j’ai été informé des événements qui se déroulaient à Bouaké, j’ai fait boucler ma zone, assure ce dernier. Personne n’est donc parti de chez nous pour Bouaké. Et nous ne sommes impliqués ni de près ni de loin dans l’attaque. »
Alors, si ce ne sont pas ceux de Korhogo, qui donc a fait le coup ? « Vos collègues de l’Agence France Presse ont mal interprété mes propos, se défend aujourd’hui, sans convaincre, Sidiki Konaté. Compte tenu de la situation d’insécurité qui prévalait autour de la Banque, nous avions demandé l’appui de nos camarades de Korhogo, qui ne sont d’ailleurs pas venus. Nous étions en présence d’une situation inédite. Nos hommes, après tout, n’ont pas été formés pour protéger des banques, mais pour faire la guerre. »
« Le cambriolage a été commis par des gangsters, affirme pour sa part, de façon sibylline, le chef d’état-major des Forces nouvelles, le colonel Soumaïla Bakayoko. Je ne connais pas leur identité parce que cette affaire est confuse, mais je me refuse à dire que ce sont mes éléments. Cela dit, notre organisation n’est pas parfaite. Il y a des difficultés, d’autant plus que certains d’entre nous sont très jeunes et peuvent être tentés d’ignorer les ordres. Mais ils sont globalement disciplinés, sinon c’est tout Bouaké qu’on aurait retrouvé à l’intérieur ou aux alentours de la BCEAO. […] La présence de l’argent a pu attiser les convoitises de nos populations et de certains de nos éléments. C’est compliqué, parce que cela se passe entre nous… » Une déclaration prudente, certes, mais qui sonne comme un aveu.
Qui donc, dans une zone tenue depuis plus d’un an par une rébellion armée, a pu organiser et réussir le cambriolage d’une succursale de la « Banque des banques », la deuxième opération du genre en Côte d’Ivoire en un an, après le spectaculaire hold-up de l’agence nationale de la BCEAO, le 27 août 2002, à Abidjan ? Qui, sinon un de ceux qui affirment contrôler la région ? De fait, même si l’enquête, ouverte sur plainte de la BCEAO et de l’État ivoirien, n’en est encore qu’à ses débuts, beaucoup d’observateurs pointent déjà du doigt le secrétaire général du Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI), Guillaume Soro, fortement soupçonné d’être le cerveau de ce fric-frac. C’est, du moins, la conviction de certains responsables de la BCEAO proches du dossier. Celle des milieux de renseignement occidentaux, mais aussi, mezza voce, de la France officielle, qui maintient actuellement en Côte d’Ivoire quelque quatre mille soldats. « Tout laisse croire que cette opération a été montée de toutes pièces par Soro, indique-t-on ainsi de bonne source à Paris. On peut comprendre, dans ce cas, sa réticence, depuis plusieurs semaines, à aller à Abidjan. S’il se fait épingler dans le cadre de cette affaire, nous ne lèverons pas le petit doigt pour lui venir en aide. »
L’affaire de Bouaké intervient, il est vrai, alors qu’on note une criminalisation croissante de la rébellion ivoirienne et une recrudescence de l’insécurité dans le Nord, désormais qualifié par certains de « Far North ». Le monde entier est informé des exactions et autres violations des droits de l’homme commises dans le « Gbagboland ». Un voile opaque semble recouvrir celles qui le sont dans le « Soroland ». Rackets, intimidations, braquages se multiplient dans une zone de non-droit où toute manifestation de dissidence, même pacifique – le fait est insuffisamment signalé – est proscrite. Tout comme les agences de la BCEAO de Bouaké et de Korhogo, plusieurs établissements financiers et administrations de la deuxième ville de Côte d’Ivoire – la Caisse autonome d’amortissement et la Trésorerie publique, notamment – ont été attaqués ces dernières semaines. Idem pour la succursale de la BIAO, à Ferkessédougou, plus au nord. Des pillages, bien souvent, accompagnés de rixes entre les miliciens des Forces nouvelles, qui réclament chacun leur part du gâteau.
Il arrive même parfois à ces derniers de s’en prendre aux observateurs de l’ONU. Ainsi, le 24 octobre dernier, certains d’entre eux ont poursuivi en voiture un avion des Nations unies qui s’apprêtait à prendre son envol sur la piste de l’aéroport de Bouaké, et l’ont contraint à s’arrêter. L’un des soldats a alors tiré un coup de feu sur le tarmac, près de l’appareil. Dans le cadre d’un autre incident très grave, le 25 octobre, des éléments des Forces nouvelles ont détenu et menacé de tuer sept officiers de liaison de la Mission des Nations unies en Côte d’Ivoire (Minuci) qui étaient en mission de reconnaissance à Man. L’équipe a heureusement été délivrée par un autre groupe de miliciens, qui l’a escortée en dehors de la ville…
Une partie du butin du casse de Bouaké aurait ainsi servi pour la solde des combattants de plus en plus indisciplinés et furieux de ne pas être payés en retour des sacrifices qu’ils affirment avoir consentis dans la lutte contre le pouvoir d’Abidjan, alors même que certains de leurs chefs roulent désormais carrosse, fréquentent les palaces et sont reçus avec les honneurs par les chefs d’État africains. Le reste de l’argent dérobé aurait été placé en lieu sûr, notamment au Mali voisin. Une accusation rejetée avec force à Bamako : « Les gens ne savent pas de quoi ils parlent, s’insurge Ousmane Thiam, le ministre malien de la Promotion des investissements et du Secteur privé, lui-même banquier de profession. Il est impossible de recycler du franc CFA sale dans le circuit bancaire de l’un des pays membres de l’Union monétaire ouest-africaine, pour la simple raison que ce type d’opération n’échappera pas au contrôle des fins limiers de la BCEAO. »
« Le secrétaire général a autre chose à faire que d’organiser des hold-up, souligne, pour sa part, Sidiki Konaté, en prenant la défense de Guillaume Soro. Dans cette affaire, on nous fait un mauvais procès. Il ne faut pas oublier que nous avons perdu plusieurs de nos hommes, une vingtaine, alors qu’ils cherchaient à protéger de l’argent qui n’est pas à nous ! Nous avons dû tirer sur nos propres hommes et sur la population parce que nous étions débordés. Même à Paris, si vous braquez une banque et que vous jetez une partie de l’argent dans la rue, les gens accourront pour se servir. Je vous le rappelle, nous n’avons pas pris les armes pour surveiller des banques, qui ne sont, après tout, qu’un détail dans notre combat pour la justice en Côte d’Ivoire. » La rébellion, dont les supposés parrains libyen et burkinabè sont devenus parcimonieux, a-t-elle braqué l’agence de la BCEAO à Bouaké pour payer ses troupes ? « Nos combattants ne sont pas payés, poursuit Konaté. Ils se débrouillent comme ils peuvent. Et nous n’avons pas de nouvelles recrues. Cet argument ne tient donc pas. Par ailleurs, nous avons nos fonds propres. Nous levons des taxes auprès des sociétés opérant dans les zones sous notre contrôle… »
Deuxième question d’importance : Le montant du casse. Seize milliards de F CFA ? Vingt ? Un peu plus ? Un peu moins ? Motus et bouche cousue, comme de tradition, au siège régional de la BCEAO, à Dakar. Joint au téléphone à Bissau, où il était en mission, le gouverneur (ivoirien) Charles Konan Banny fait dans l’esquive : « Quand bien même on n’aurait volé qu’un centime, je ne puis l’accepter. Cet argent appartient aux huit pays membres de l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA). Je ferai tout mon possible pour faire arrêter les responsables et les envoyer devant les tribunaux. » Mais quel est donc le montant de la somme que les malfaiteurs ont subtilisée ? « Tout ce qui touche à une Banque centrale est extrêmement sensible. Je ne suis tenu de rendre compte qu’aux seuls chefs d’État membres, et, sauf erreur de ma part, vous n’en êtes pas un. »
Et pourquoi la BCEAO a-t-elle laissé, depuis un an, des fonds aussi importants dans des agences installées dans une zone tombée aux mains d’une rébellion armée ? « Dès septembre 2002, nous avons entrepris des démarches aussi bien auprès des autorités de l’UMOA que du gouvernement ivoirien pour sécuriser nos agences dans une région devenue inaccessible aux forces de défense et de sécurité de la République de Côte d’Ivoire. » On n’en saura pas davantage. « Depuis novembre 2002, nous avons écrit à plusieurs reprises à la BCEAO pour qu’elle renvoie dans notre zone ceux de ses agents qui ont abandonné leurs postes depuis un an et pour lui demander de rouvrir les agences, affirme Sidiki Konaté. On ne nous a pas répondu. Faut-il, dans ces conditions, s’étonner de ce qui s’est passé ? Après tout, il n’y a pas de statut particulier pour une banque en zone de guerre. »
Il n’empêche ! Aussitôt informé du braquage de l’agence « auxiliaire » de Bouaké, Charles Konan Banny prend une série de décisions. Le 27 septembre 2003, il envoie sur place, grâce à l’appui des forces d’interposition françaises et ouest-africaines, une « mission exploratoire ». Trois jours plus tard, c’est au tour d’une « mission pluridisciplinaire » composée d’experts de faire le déplacement. Leur rapport est transmis, le 8 octobre, au président Laurent Gbagbo. Qui, tout comme la Banque, dépose une plainte contre X devant les tribunaux ivoiriens.
Dans une lettre adressée, le 14 octobre, aux huit chefs d’État membres de l’UMOA, et dont Jeune Afrique/l’intelligent a obtenu copie (voir fac-similé), le gouverneur affirme par ailleurs avoir « pris les mesures requises pour prévenir le risque de recyclage des fonds dérobés dans les circuits économiques et financiers normaux ». « J’ai en outre sollicité et obtenu des autorités ivoiriennes la mise à contribution, dans ce cadre, des polices économiques et des frontières, des services des douanes ainsi que des importantes sociétés commerciales et de commercialisation des produits agricoles. […] J’ai également invité les ministres des Finances des autres États membres à prendre des dispositions similaires… »
Cela suffira-t-il pour recouvrer les fonds dévalisés ? Plusieurs personnes ont été arrêtées, ces dernières semaines, du côté de Korhogo et de Ferkessédougou en possession de billets provenant du pillage. À la mi-novembre, un ressortissant béninois installé de longue date en Côte d’Ivoire a même été interpellé au Mali pour « recel de billets de banque frauduleusement soustraits », alors qu’il venait déposer dans une banque de Sikasso quelques millions de francs CFA, fruit de la vente de sa maison de Bouaké à un quidam qui l’a payé avec de l’argent volé. Maigre consolation pour l’UMOA, dont la BCEAO est l’institut d’émission ! Pour l’instant, le joli « matelas » de plusieurs milliards de F CFA reste introuvable.
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