Avis de coup de vent sur la laïcité

Des doctrinaires de l’islam exigent une réforme du Code de la famille de 1972, pas assez respectueux à leur goût des préceptes musulmans.

Publié le 20 novembre 2003 Lecture : 8 minutes.

Retour de la répudiation, affirmation du devoir d’obéissance de la femme au mari, reconnaissance de l’excision, prohibition de l’adoption, restauration des tribunaux musulmans… c’est en substance la « réforme » de la famille que proposent certains religieux sénégalais « intégristes ». Comme pour mieux faire pression sur le pouvoir et mettre l’opinion sous influence, ils ont créé en mai 2002 une instance de lobbying baptisée Comité islamique pour la réforme du Code de la famille au Sénégal (CIRCOF), et rédigé 278 articles d’un très rigide « Projet de code du statut personnel ». Rigide car ses auteurs, tout en regrettant la baisse de la pratique religieuse en général, critiquent point par point le Code de la famille en vigueur, lui reprochant globalement de ne pas respecter les fondamentaux de la religion musulmane.
Quels sont leurs principaux griefs ? Le Code adopté en 1972 a d’abord fait disparaître la répudiation, à savoir le droit pour le mari de renier du jour au lendemain son épouse, la jurisprudence sénégalaise en ayant fait une cause de divorce aux torts du mari pour injure grave à la femme. C’est un texte qui renonce à la conception autoritaire du mariage et exige le consentement personnel des futurs époux, même mineurs (suppression de la tutelle matrimoniale sur les femmes et des mariages forcés). Enfin, le Code permet aux femmes musulmanes, sur la base du principe de l’égalité, de se marier avec l’homme de leur choix, même s’il n’est pas musulman. Ajoutez à cette liste l’acceptation du principe de l’adoption, et vous aurez pour résultat ce que les « puristes » considèrent comme une déclaration de guerre. À la tête de ce mouvement, se fondant sur la distinction entre droit profane et droit religieux, Babacar Niang, le président du CIRCOF, s’insurge : « Le droit religieux n’est pas à la disposition des individus, c’est un droit impératif parce que sa source est divine. » Conclusion : il faut supprimer le code moderne et lui substituer un code de droit strictement musulman.
En mai dernier, le président Wade a pris position, affirmant ne pas vouloir toucher au code actuel. Mais dans un pays où il n’est pas rare que l’État fasse des concessions aux différentes familles religieuses pour capter l’électorat, tout est possible. Même si le fondamentalisme reste très minoritaire au Sénégal, ces doctrinaires de l’islam surfent sur une vague de retour au religieux, y compris au sein d’une partie de la jeunesse déscolarisée. Ils justifient leur action en mettant en avant la désaffection des populations vis-à-vis de l’actuel Code de la famille. Mais ce nouveau « code de statut personnel » qu’ils appellent de leurs voeux ne risque-t-il pas d’entraîner un traitement discriminatoire des citoyens comme ce fut le cas, par exemple, avec le système juridique colonial ou celui de l’apartheid ? On n’ose imaginer dans le Sénégal de 2003 que l’instauration – envisagée – de tribunaux musulmans s’accompagne de politiques destinées à établir le degré « d’islamité » d’un individu. On assisterait alors à la naissance d’un droit à deux vitesses : un, favorable aux musulmans ; un autre, de seconde zone, pour les catholiques, animistes et sans religion. L’archevêque de Dakar, monseigneur Adrien Sarr, met en garde contre les dangers de divisions sociales : « L’entente entre catholiques et musulmans dans notre pays est un véritable don de Dieu. Il nous faut donc tout faire pour préserver cette richesse, et au-delà, l’ériger en modèle pour certains de nos voisins sous-régionaux. » Mais les intégristes, eux, préparent plutôt un Sénégal pouvant à terme plonger tête baissée dans un État théocratique ! « À condition de prévoir au préalable des campagnes d’éducation religieuse auprès de populations souvent ignorantes, un État islamique appliquant la charia sur le plan civil et pénal me paraît possible », précise ainsi Babacar Niang.
Mais voilà, il se trouve que depuis son indépendance, en 1960, le Sénégal demeure un État laïc. Autrement dit, qui respecte la liberté de conscience de chacun et ne légitime aucune religion plus qu’une autre. Le Code de la famille de 1972 est le fruit d’un travail d’élaboration consensuel de plus de dix ans. Consensuel parce qu’essayant de faire une subtile synthèse entre le droit moderne inspiré de l’école juridique française, le droit traditionnel issu des coutumes locales, et le droit religieux extrait du Coran. Un texte copieux de 854 articles qui a su trouver un relatif équilibre entre autorité et égalité dans la cellule familiale. Un texte ayant sûrement contribué à une certaine pacification des relations sociales dans le pays. On ne pouvait en effet pas faire plus ouvert : à chaque fois que le législateur n’a pu trouver de solution uniforme pour l’ensemble de la population sénégalaise, il a introduit une option. On trouve ainsi, dans le même corpus, des articles valables pour tout le monde et d’autres correspondant aux convictions personnelles de chacun. Une sorte de droit à la carte. La manière d’aborder la polygamie en est un exemple frappant : non seulement cette option est laissée au seul mari, mais lorsque celui-ci refuse, au moment du consentement, de se déclarer pour un statut plutôt que pour un autre (monogamie ou polygamie), il est automatiquement considéré comme ayant fait le choix de la polygamie à quatre épouses (le maximum permis par la loi islamique). Que demander de plus en matière de respect des prescriptions musulmanes ?
Au point que les associations de femmes demandent depuis longtemps la refonte d’un code qu’elles considèrent comme déjà dépassé au regard de l’émancipation féminine. Elles souhaitent notamment remplacer le concept de « puissance maritale » (article 152) par celui « d’autorité parentale », laisser aux deux conjoints le choix de la résidence commune plutôt qu’au seul mari (article 153), et éviter que la femme ne soit plus imposée que l’homme, comme les dispositions de l’article 152 l’impliquent(*). De plus : selon les articles 572 et suivants du Code de la famille, la femme obtient, en cas de succession, la moitié de la part de l’homme à degré de parenté égal. Ce « privilège de masculinité », d’ailleurs directement issu du droit musulman, concerne environ 90 % des successions sénégalaises. C’est pourquoi certains juristes d’avant-garde, comme le professeur Amsatou Sow Sidibé, titulaire de la chaire de droit privé à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, proposent que les femmes puissent, devant l’officier d’état civil, participer à l’option du mariage à égalité avec le mari (voir « Trois questions à… »).
La société sénégalaise a changé depuis trente ans. Les femmes ont fait leur apparition dans tous les domaines de l’économie ainsi que dans le débat public (14 % de femmes députées) et sont de moins en moins prêtes à accepter les différentes formes de discrimination. Les habitantes de Casamance ont réussi à se lever contre la pratique de l’excision, qui est désormais passible de sanctions pénales au Sénégal. Celles de la région du bassin arachidier, dont le mari est très souvent parti chercher meilleure fortune à l’étranger ou a abandonné le foyer, sont nombreuses à se retrouver chef de famille, devant élever seules leurs enfants. Il a fallu attendre 1989 pour qu’une loi leur donne la possibilité de gérer les biens de ce mari absent. Les Dakaroises commencent à faire tomber l’omerta qui régnait sur des cas de viol ou d’inceste dans le cadre de certains mariages forcés, en ayant de plus en plus recours au divorce. Au-delà, les femmes sénégalaises exigent de l’État qu’il respecte ses engagements internationaux, avec la mise aux normes à l’échelle locale de la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (ratifiée en 1985). « On ne peut donc pas admettre des textes comme celui du CIRCOF, qui représentent la porte ouverte à toutes les dérives, confie Seynabou Gueye Tall, chargée de programmes au Fonds de développement des Nations unies pour la femme (UNIFEM). Par leur lecture intégriste de l’islam, ces mouvements viennent saper le travail que nous effectuons dans les quartiers et les villages depuis des années. »
Les tenants de cette vision archaïque de la religion ne reste en effet pas les bras croisés. Parmi les mouvements fondamentalistes, jeunes chefs religieux de familles confrériques, prédicateurs de l’islam à la radio, imams de mosquées populaires, instituteurs d’écoles coraniques, animateurs de colonies de vacances, responsables de complexes islamiques ou même de petits dispensaires de santé, certains connaissent bien les failles de la pauvreté et pénètrent les couches les plus défavorisées pour distiller leur propagande. Un ensemble atomisé, composé de petits effectifs, mais qui fait progresser le travail de sape de la laïcité. Et si le terrain d’affrontement reste idéologique, la question a aussi son versant sociologique. Il faut s’imaginer le système de formation sénégalais comme une hydre à deux têtes, avec d’un côté l’univers francophone et de l’autre l’arabophone. La plupart de ces hommes de religion arabophones ont été formés d’abord par l’école coranique puis, pour les plus érudits d’entre eux, par des structures d’enseignement supérieur en arabe, localement ou à l’étranger. Seule lacune dans leur cursus : les débouchés. « Cette élite formée dans le monde musulman aspirait à des postes de responsabilité au Sénégal, y compris au niveau politique, confirme l’historienne et ancienne ministre de la Culture Penda Mbow. Mais elle n’a pas été « prévue » par le système, et n’a donc pu s’insérer dans le monde moderne. »
Cette génération a donc tendance à se rabattre, amère, sur les quartiers, pour y faire l’apologie d’une vision étriquée de l’islam. Faisant dire à la charia ce qu’on veut bien lui faire dire. « Le phénomène de sacralisation des interprétations des textes juridiques auquel nous assistons ici est bien connu, explique le professeur Abdoullah Cissé, doyen de la faculté de droit Gaston-Berger de Saint-Louis. En d’autres termes, on assimile aux textes sacrés [Coran et Sunna] les interprétations doctrinales sur les textes sacrés ou les coutumes dont s’accommodent les textes sacrés. Au Sénégal comme dans beaucoup de pays musulmans, on fait donc une confusion entre l’islam ou la charia d’une part, et de l’autre l’opinion de jurisconsultes appartenant exclusivement à une tendance de l’école malékite. » C’est vrai, plusieurs écoles ont développé des solutions jurisprudentielles depuis la naissance de l’islam. Chacune de ces écoles conserve autant de légitimité qu’une autre. La religion ne peut donc se voir réduite à une seule de ces expressions. Les intégristes sénégalais n’ont donc ni la science infuse ni le monopole de la « raison » en matière de dogme. Et le professeur Cissé, par ailleurs grand érudit de l’islam, de rappeler un des enseignements du Prophète : « Les divergences entre oulémas sont une miséricorde » (ikhtilaafoul ulema rahma, en arabe). Autrement dit, on serait dans son bon droit de se référer à la position de son choix lors d’une controverse. Il y aurait donc un formidable potentiel de débat démocratique au sein de l’islam.

* Nouveau Code de la famille du Sénégal annoté, EDJA, Dakar, 2000.

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