Après la tristesse, la colère

Un an s’est écoulé depuis le naufrage du ferry, et les familles des victimes sont encore sous le choc. La plupart attendent toujours les indemnisations promises.

Publié le 20 novembre 2003 Lecture : 5 minutes.

D’abord la tristesse. Le 26 septembre dernier, le pays commémorait le premier anniversaire de la pire tragédie de l’histoire de la navigation civile, le naufrage du Joola. Pris dans l’étau d’une tempête cette nuit du 26 septembre 2002, le ferry assurant la liaison Ziguinchor-Dakar sombre au large des côtes de la Gambie. Le drame coûte officiellement la vie à 1 863 passagers, sans doute plus si l’on considère qu’il portait à son bord quelques clandestins. Les secours, arrivés trop tard sur les lieux, repêcheront environ 600 cadavres. Plus d’un millier de corps restent prisonniers du Joola. Seules 64 personnes seront ramenées à terre.
Et puis la colère, devant la lenteur des procédures d’indemnisation. Quelques heures à peine après la catastrophe, pourtant, le président Abdoulaye Wade promet de prendre des sanctions à l’encontre des responsables et s’engage à dédommager au plus vite les familles des victimes. Trois mois après le drame, il fait un premier versement symbolique : 100 000 F CFA (152 euros) et quatre sacs de riz par famille pour près de 1 500 d’entre elles. Des fédérations représentant leurs intérêts commencent à voir le jour ; parmi elles, le Collectif de coordination des familles des victimes (CCFV). L’association, créée au lendemain du sinistre, recense les disparus, informe les familles sur les démarches à accomplir pour monter leurs dossiers d’indemnisation. Très vite, elle n’est plus en odeur de sainteté, surtout après la grande marche qu’elle organise le 14 décembre 2002 pour protester contre la banalisation du drame du Joola par l’État.
Jugé trop dissident, le CCFV se voit rapidement écarté des négociations par le gouvernement. « Nous avons été tenus à l’écart parce que nous étions indépendants, déplore Idrissa Diallo, porte-parole du CCFV. Mais cela ne nous empêche pas de rester solidaires des personnes qui se tournent vers nous, en les dirigeant vers les services responsables. Il y a quelques semaines, on nous a coupé le courant et on nous a priés de quitter nos bureaux. Devant la pression de l’opinion publique, les menaces ont cessé. Aujourd’hui, l’État redoute le lancement de notre site Internet, www.lejoola.com. »
Les autorités ont maintenant pour unique interlocuteur l’Association nationale des familles des victimes (ANFV), créée en mars 2003 par le gouvernement. Celle-ci a commencé par rejeter la proposition des autorités, faite le 16 mai, de dédommager les familles en leur attribuant 5 millions de F CFA par victime. L’organisation, estimant le montant trop faible, réclamait 50 millions de F CFA pour chaque mort. À l’issue de plusieurs bras de fer, Wade décidait finalement d’accorder 20 milliards de F CFA à l’ensemble des familles. Le 30 juillet dernier était arrêtée la somme de 10 millions de F CFA par victime. « On peut tout reprocher à l’État, sauf son absence de liquidités. Sinon, le président Wade n’aurait pas doublé la somme initialement prévue par victime », remarque une source proche du ministère de l’Économie et des Finances.
Mais la procédure d’indemnisation lancée le 29 septembre dernier peine à démarrer. Seules 48 familles de sinistrés ont aujourd’hui touché une partie des indemnités promises. Sur 900 dossiers complets à ce jour, selon Boubacar Bâ, porte-parole de l’ANFV. Et encore, elles n’ont pour l’heure reçu que la moitié des 10 millions de F CFA prévus. Le reste leur sera versé fin janvier 2004. « Nous avons opté pour ce paiement en deux temps afin de sécuriser la procédure d’indemnisation et pour éviter un probable rush, affirme-t-on dans l’entourage de Youssoupha N’Diaye, ministre d’État chargé des Sports, à qui a été confié le dossier. Pour donner une force incontestable à cette transaction, nous tenons aussi à ce qu’elle soit validée par un procès-verbal. »
Boubacar Bâ, de l’ANFV, confirme : « Ce ralentissement est dû à la procédure d’homologation adoptée. » Avant de pouvoir toucher la première moitié des 10 millions de F CFA, les familles doivent en effet signer un document intitulé « Protocole d’accord de transaction », qui les engage à renoncer à toute action judiciaire contre l’État. Et ce document censé clore la procédure, doit faire l’objet d’une homologation devant le tribunal de Dakar. Selon maître Ousmane Sèye, l’avocat du CCFV, cette procédure n’est qu’un prétexte pour faire traîner les choses : « Le gouvernement allonge la procédure d’indemnisation par d’inutiles démarches. Cela peut durer des mois et des mois, jusqu’à un an, sans oublier un probable engorgement de l’instruction dans le cas où toutes les familles des victimes se présenteraient en même temps. »
Lesdites familles, excédées de devoir prendre leur mal en patience, soupçonnent l’État d’avoir nommé un membre de son gouvernement à la tête du dossier pour éviter que les sinistrés ne se retournent pénalement contre lui. Son passé de magistrat donne certes à Youssoupha N’Diaye les compétences requises pour se charger de l’affaire, mais, ce faisant, ne marche-t-il pas sur les plates-bandes de Birame Dieng, l’agent judiciaire de l’État dont le rôle consiste à représenter la justice ? Dieng introduit les dossiers, prend au besoin un avocat s’il juge ceux-ci trop complexes, et les suit jusqu’au bout. C’est à lui que revient de payer la famille une fois la procédure d’homologation terminée. Une source proche du pouvoir affirme que 200 chèques signés attendraient d’être validés par l’agent judiciaire. Alors pourquoi ne met-on pas moins de temps à les délivrer ? Dans l’entourage du gouvernement, on murmure que l’État ne disposerait que de 10 milliards de F CFA dans le cadre de son budget. Pour expliquer les retards de paiements, les autorités arguent que les familles refusaient de toucher de l’argent tant que le premier anniversaire du drame n’avait pas été célébré. Ce qui peut paraître surprenant au vu de la situation financière alarmante dans laquelle de nombreux ayants droit se sont retrouvés après avoir perdu un ou plusieurs soutiens de famille.
Il faut en même temps reconnaître que certains aspects épineux de l’affaire ne facilitent pas la tâche des autorités. Parmi les victimes se trouvaient de nombreux clandestins. Leurs familles seront malgré tout indemnisées. Sans compter les escrocs, qui, en quête d’argent facile, se font passer pour des parents de disparus. La Commission d’identification estimait à 400 le nombre de fausses déclarations en ce sens. De plus, en marge des soucis causés par la procédure d’indemnisation, le gouvernement doit aussi faire face à la plainte déposée par 300 familles de victimes sénégalaises qui contestent la décision du procureur de la République de mettre fin aux poursuites pénales, sous prétexte que le commandant du navire, considéré comme seul responsable, était mort. Elles s’apprêtent à s’associer avec les victimes françaises pour déposer une seconde plainte avec constitution de partie civile. « Nous estimons que toute victime a le droit de demander l’arbitrage de la justice, et nous attendons d’elle réparation du préjudice », affirme El Hadj Diouf, l’avocat de ces 300 familles, qui a l’intention de porter plainte très prochainement contre l’État pour homicide involontaire, blessures involontaires et non-assistance à personne en danger. « Il faut châtier les coupables, et l’État est civilement responsable car le ferry n’était pas assuré et n’avait pas de certificat de navigabilité en prenant la mer », poursuit-il, avant de reprendre avec véhémence : « Nous allons continuer notre combat, même si le gouvernement ne veut pas en entendre parler. »
L’affaire n’est pas gagnée, car pour pouvoir porter plainte avec constitution de partie civile, les familles auront préalablement à payer une caution dont le montant sera fixé par le Trésor. Et la prescription en matière civile n’est que de dix ans.

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