Un ramadan algérien

Mosquées pleines à craquer, cafés et magasins pris d’assaut… Après la rupture du jeûne, les noctambules sont partout. Ce n’est plus le terrorisme, mais les prix et les salaires qui alimentent les conversations.

Publié le 24 octobre 2005 Lecture : 7 minutes.

Dieu que les Algériens sont nombreux ! Quelques minutes à peine après la rupture du jeûne, les rues sont submergées par une marée humaine. Il semble loin le temps où le ramadan voyait une multiplication des massacres contre les villageois et des attentats à la voiture piégée. Les Groupes islamiques armés (GIA) avaient fait du mois d’abstinence et de piété celui de toutes les barbaries, et le djihad devait redoubler de férocité. En ce temps-là, les gens ne quittaient plus leur maison dès la nuit tombée.
La situation s’est nettement améliorée ces dernières années. À la veille du mois de jeûne qui s’achève dans quelques jours a été adoptée la Charte sur la paix et la réconciliation nationale (voir J.A.I. n° 2334). Les Algériens se sont-ils réconciliés ? « Le ramadan n’est pas la meilleure période pour le constater, affirme Badia, une sociologue de Boumerdès, ville proche d’Alger. Les jeûneurs sont prédisposés à la dispute et à la bagarre. Tout est prétexte pour s’échanger des insultes ou des coups. Même si, le soir venu, les gens se retrouvent pour se répandre en excuses. »
Mais Dieu que les Algériens sont nombreux ! Qu’il s’agisse des grands centres urbains ou des petits villages, les noctambules sont partout. Les mosquées débordent de fidèles pour la tarawih, une prière du soir constituée d’une dizaine de prosternations, spécifique au ramadan. Au même moment, les cafés, salons de thé et autres lieux publics sont pris d’assaut. Pas facile de trouver un ordinateur libre dans les cybercafés qui, pourtant, pullulent. Autour des tables de billard, des dizaines de jeunes attendent que la moindre queue se libère. Pour ce qui est des jeux vidéo, les retardataires souhaitent secrètement que la bourse de ceux qui les précèdent ne soit pas trop remplie, sinon leur attente est appelée à s’éterniser.
Les endroits ici évoqués sont exclusivement, ou presque, masculins. Les femmes, elles, choisissent le shopping nocturne, avec une nette préférence pour les magasins de prêt-à-porter et les parfumeries. Dans la première catégorie, on privilégie désormais les chaînes européennes, Kiabi, Celio, Complices ou Jennifer. Avec une trentaine de boutiques ouvertes en Algérie, la première est sans doute la plus prisée. De Sétif à Oran, de Béjaïa à Blida, ses magasins ne baissent rideau qu’au-delà de minuit. Les prix sont abordables, et une technique utilisée par les revendeurs semble infaillible. Le vêtement exposé est pourvu d’une double étiquette, l’une affichant le prix en euros et l’autre en dinars. Pas question que la transaction se fasse en devises, l’information est donnée à titre indicatif. La conversion en monnaie locale étant toujours avantageuse, le client est vite convaincu qu’il fait une bonne affaire. Exemple : un père de famille désirant acheter un blouson pour un enfant de 10 ans trouve un produit de moyenne gamme vendu 14 euros en France et proposé ici à 1 000 dinars. Le cours officiel de la monnaie européenne tourne autour de 100 dinars. Le chaland se dit qu’en achetant ce vêtement il fait une économie de 400 dinars. Cela dit, rien n’indique que le prix affiché en euros est conforme à celui du marché européen.
Les moins nantis évitent les boutiques et leurs produits labellisés. Dans la capitale, pour vêtir sa nombreuse progéniture, un cadre moyen ne peut s’offrir du Kiabi. Il se rend alors au D15, un marché à ciel ouvert situé à El-Harrach, grosse banlieue populeuse à l’est d’Alger. Pourquoi D15 ? Ce numéro de code est celui d’un document de la douane algérienne censé accompagner les conteneurs en simple transit, donc des marchandises non destinées à la consommation locale. Mais les trabendistes, nom donné aux trafiquants en tout genre, parviennent à détourner les conteneurs et écoulent les produits venus de Chine à des prix défiant toute concurrence. « Aujourd’hui, le collégien et le dealer de kif s’habillent de manière presque identique, raconte Nadia, professeur d’enseignement moyen. Mais le premier porte des Nike contrefaits achetés à 600 dinars et le second un jean 501 authentique payé 6 000 dinars. »
Les prix, l’argent. Des mots qui encombrent toutes les conversations. Peu de gens relèvent que, contrairement aux années précédentes, les cours des fruits et légumes n’ont connu aucune envolée. Les performances de l’agriculture, une meilleure maîtrise des circuits de distribution et des coûts de transport ont contribué à enrayer l’inflation. La question des salaires figure toujours parmi les principales préoccupations. Deux nouvelles ont exacerbé les passions autour de ce dossier. La commission des affaires financières de l’Assemblée nationale a auditionné, à l’occasion du débat sur le projet de loi de finances 2006, Mohamed Leksaci, gouverneur de la Banque d’Algérie. C’est ainsi que l’opinion a appris que les réserves de change du pays ont atteint 51 milliards de dollars au 30 septembre. Mais à peine a-t-elle eu le temps de se réjouir de cette « bonne nouvelle » qu’un émissaire du Fonds monétaire international a « fortement » recommandé au gouvernement d’Ahmed Ouyahia de ne pas augmenter les salaires. Volée de bois vert de la part des syndicats, qui dénoncent l’atteinte à la souveraineté nationale. L’homme de la rue, lui, ne comprend pas pourquoi ses revenus stagnent alors que son pays est si riche et qu’il le clame si haut.
Les uns et les autres ont leurs arguments, mais il est vrai que la grille des salaires en vigueur en Algérie n’est pas à une aberration près. Le salaire minimum interprofessionnel garanti (Smig) est d’environ 10 000 dinars, soit 100 euros. C’est le revenu d’un jeune ouvrier non qualifié. Un enseignant du secondaire (bac + 4) gagne l’équivalent d’un Smig et demi (15 000 dinars). Pis : un chirurgien (bac + 8) débutant ne touche que 22 000 dinars. Sans grossir le trait, en Algérie, il vaut mieux tenir une table de fruits et légumes dans un marché couvert qu’être bardé de diplômes universitaires.
La question du pouvoir d’achat occupe tous les esprits. Pourtant, tout se vend et s’achète. Il n’y a guère de marchandises qui ne trouvent preneur. Le marché de l’automobile explose (près de 200 000 nouveaux véhicules en 2004), celui de la téléphonie mobile atteint en 2005 les objectifs des opérateurs attendus pour… 2010.
Le chômage persiste, mais la réalité du marché de l’emploi n’est pas simple. Aujourd’hui, il est difficile de trouver de la main-d’oeuvre disponible pour tous les chantiers en cours. Les 30 000 Chinois qui travaillent en Algérie ne sont pas tous venus dans les bagages des groupes industriels de l’empire du Milieu ayant décroché des marchés dans le cadre du plan de soutien à la croissance (55 milliards de dollars d’investissements publics). On ignore encore le nombre exact de Chinois venus travailler, en indépendants, dans le BTP. Beaucoup d’autres se mêlent désormais à la population, vendeurs à la sauvette en ville ou dans les marchés ruraux hebdomadaires, en Kabylie ou ailleurs.
Les Algériens apprennent donc à cohabiter avec leurs immigrés. Cependant, les étrangers qui attirent le plus l’attention en ce moment, ce sont les Subsahariens et la triste actualité de leurs assauts vains contre les citadelles de Melilla et de Ceuta, puis de leur relégation dans les confins du désert par la police marocaine. Désormais, les Algériens semblent avoir conscience qu’ils côtoient plus mal lotis qu’eux.
Les Subsahariens, de leur côté, se font plus discrets. Au moment de la rupture du jeûne, ils rasent les murs pour se rendre dans les multiples « Restos du coeur » ouverts pour l’occasion. La population les protège comme elle peut des descentes de la police. Le gouvernement, échaudé par ce qui s’est passé au Maroc, a multiplié les reconduites aux frontières. Au 30 septembre, plus de 4 600 personnes avaient été expulsées par avion vers Bamako, Dakar et Abidjan.
Les accusations proférées par les officiels marocains sur la passivité des autorités algériennes et la porosité des frontières semblent avoir plus irrité l’opinion et les médias indépendants que le gouvernement Ouyahia. La réaction du département de Mohamed Bedjaoui, chef de la diplomatie, a certes été jugée ferme, mais trop tardive. « Rendez-vous compte, s’exclame Samih, étudiant à Béjaïa ! Driss Basri (ancien ministre de l’Intérieur de feu Hassan II) a été plus prompt à réagir que nos gouvernants. »
Le ramadan garde cependant tous ses droits. Chaque région a ses habitudes culinaires, sa manière de passer les soirées. Il y a cependant des moments que beaucoup d’Algériens vivent de la même façon. Ils sont nombreux à se mettre devant leur téléviseur pour regarder Nass M’lah City, que l’on pourrait traduire par « La cité des gens bien ». Cette série parodie à l’excès l’Algérie d’en haut et celle d’en bas. Autour de Biyouna, comédienne au physique fellinien, s’agitent des personnages plus loufoques les uns que les autres. Les acteurs étant dirigés correctement dans des conditions techniques acceptables, le résultat est sans appel. Nass M’lah City, dont c’est la troisième saison, est devenu un phénomène de société.
Le téléspectateur algérien n’est pas à une contradiction près. Celui qui est accro à la Star Academy 4 sur TF1 regarde aussi le prêche d’Amr Khaled. Ce télécoraniste égyptien en costume cravate séduit par un discours tolérant et mise sur une volonté de réhabiliter la valeur du travail et de l’effort en citant comme modèle de réussite la Malaisie plutôt que l’Arabie saoudite qui, pourtant, diffuse ses prêches. Les concerts se multiplient, mais n’attirent pas la foule. La chose politique n’intéresse pas grand-monde, et les élections partielles prévues le 24 novembre, notamment en Kabylie, ne passionnent que les candidats, leurs cousins et leurs amis. En revanche, le derby opposant le Mouloudia et l’USMA, les deux clubs de foot les plus prestigieux d’Alger, alimente toutes les conversations. Jeûne et pronostics ne semblent pas antinomiques…

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