Pourquoi Wade ne fait plus rêver

Affaire Idrissa Seck, démêlés avec la presse, impatience des populations… Après l’état de grâce des débuts, la politique du chef de l’État est de plus en plus contestée.

Publié le 24 octobre 2005 Lecture : 8 minutes.

« Le pays va mal. On a eu le naufrage du Joola, les criquets, maintenant il y a les inondations. Et comme si cela ne suffisait pas à nos malheurs, voilà que la situation politique s’envenime de jour en jour, que les affaires plombent le climat. On se demande où tout cela va s’arrêter. » Chérif, qui tient une dibiterie (« épicerie populaire ») dans le quartier du Plateau, à Dakar, vit avec la radio branchée en permanence. Il est inquiet. À la présidentielle de 2000, il avait voté avec enthousiasme pour Abdoulaye Wade, l’homme qui incarnait le sopi (le « changement », en wolof). Aujourd’hui, il ne sait plus quoi penser. L’incarcération d’Idrissa Seck, l’ancien Premier ministre et maire de Thiès, accusé d’atteinte à la sûreté de l’État et de détournements de fonds, l’a profondément troublé. Chérif redoute que les choses ne dérapent. Palpable, son inquiétude, peut-être alimentée par un incessant battage médiatique et par les multiples rebondissements du feuilleton, est partagée par bon nombre de ses compatriotes. Pourtant, hormis les manchettes des journaux et les émissions de radio, rien n’indique que le Sénégal se trouve au bord de la guerre civile. La rue est calme. Heureusement.
Idrissa Seck, auréolé de son statut de victime de l’arbitraire étatique, suscite une sympathie réelle, mais peut-être circonstancielle. « Les Sénégalais sont de grands sentimentaux, note un avocat proche de l’Alliance des forces de progrès [AFP, opposition], de Moustapha Niasse. Ils n’aiment pas savoir les gens en prison. Je ne suis pas certain que s’il venait à être libéré il conserve la même cote de popularité. » Pour l’instant, on n’en prend pas le chemin. L’ancien Premier ministre a en effet été convoqué le 17 octobre par la juge Seynabou Ndiaye Diakhaté et s’est entendu signifier une nouvelle inculpation, pour « sortie irrégulière de correspondance ». Le même jour, Ousmane Ngom, le ministre de l’Intérieur, faisait interrompre temporairement les programmes de la station radio Sud FM, après la diffusion d’une interview de Salif Sadio, un chef rebelle casamançais. Et donnait du grain à moudre à tous ceux qui s’inquiètent de la dérive autoritaire du régime issu de la première alternance qu’ait connue le Sénégal. Un comble quand on se souvient du rôle de « vigies de la démocratie » joué par les radios dans le déroulement exemplaire du dépouillement des élections de mars 2000, un rôle salué à l’époque par Abdoulaye Wade en personne. L’association Reporters sans frontières s’est dite « sidérée » par l’opération de police « arbitraire, brutale et inadmissible » menée contre Sud FM.
Le chef de l’État sénégalais, bien décidé à rempiler en 2007 – ou, au besoin, en 2006, s’il provoque, comme on lui en prête l’intention, des élections anticipées, pour coupler la présidentielle avec les législatives -, souffre aujourd’hui d’une image brouillée. Ses premières années de pouvoir ont été émaillées de fortes turbulences politiques et de ruptures spectaculaires : avec Moustapha Niasse, puis avec Idrissa Seck… L’omniprésence de sa famille alimente malaise et suspicions. « Contrairement à Wade, Léopold Sédar Senghor et Abdou Diouf n’ont jamais mélangé famille et politique, relève Ibrahima, ingénieur dans une société de construction. C’était impensable. Et c’était sans doute beaucoup plus prudent de leur part. » Un nom revient dans toutes les bouches, celui de Karim Wade, le fils aîné du président, devenu un de ses plus proches collaborateurs, à qui l’on prête une influence sans doute exagérée. « C’est vrai, Karim est la cible d’attaques répétées, nuance un journaliste sénégalais. Mais au lieu de faire le dos rond, il polémique et intente des procès en diffamation. C’est son droit de citoyen, mais cela crée un bruit de fond permanent, préjudiciable à l’image de son père. » Les récents démêlés de Karim avec le chanteur et homme d’affaires Youssou Ndour ont ainsi fait les choux gras de la presse quotidienne.
Tribun hors pair, Abdoulaye Wade avait réussi à cristalliser autour de son nom les aspirations diffuses au changement et les impatiences de millions de Sénégalais. L’immense espoir qu’il avait fait naître est en grande partie retombé. Aujourd’hui, le verbe présidentiel, qui agissait comme un envoûtant sortilège, s’est banalisé. Les Dakarois ne suivent plus que d’une oreille distraite les interventions du chef de l’État à la radio et à la télévision. Pour l’opposant Ousmane Tanor Dieng, le premier secrétaire du Parti socialiste (PS), la cause est entendue : le « libéralisme tropical », ce « mélange d’informel et de laisser-aller » qui caractériserait la méthode Wade ne fait plus recette : « Le président a promis à tour de bras, a versé dans la démagogie et le populisme. Nous sommes bien décidés, si nous retournons aux affaires, à faire de la politique autrement. En disant aux citoyens ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. » C’est bien sûr – et surtout – dans le domaine de l’emploi et de l’accès aux services sociaux que le bilan est le plus décevant. Le chômage et son corollaire, le sous-emploi, n’ont pas régressé, et le pays est resté scotché à une indigne 157e place (sur 177) au classement du développement humain, réalisé par le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). Les campagnes, elles, sont encore traumatisées par l’effondrement des cours de l’arachide, qui a longtemps été une des principales richesses de l’agriculture. Et par la réorganisation de la filière, décidée sous la pression des bailleurs de fonds internationaux.
« L’effet Wade » tarde à se faire sentir. Mais le régime peut cependant se prévaloir de quelques solides réalisations. Il a simplifié les procédures administratives. Un passeport se renouvelle maintenant en moins de sept jours, alors que cette banale démarche pouvait prendre des semaines, et nécessiter des cascades d’interventions et de bakchichs. Le Sénégal s’est converti aux nouvelles technologies, et son territoire s’est couvert de télécentres et de cybercentres. Le prix d’une heure de navigation sur Internet est parmi les plus modiques du continent : 500 F CFA (0,76 euro). Les grands travaux d’infrastructures ont enfin démarré. Le nouvel aéroport reste encore au stade de projet, mais la ville de Dakar est en chantier. L’État est aux petits soins avec les lycéens et les étudiants, qui bénéficient de bourses servies à temps. Sur le plan macroéconomique, tous les clignotants sont au vert. Avec une croissance de 6 % ces deux dernières années, le Sénégal a réalisé une des meilleures performances de la zone Uemoa. Il va bénéficier de l’annulation de 2,750 milliards de dollars de dette multilatérale. Et les recettes budgétaires de l’État ont doublé depuis l’alternance, alors que la pression fiscale n’a pas augmenté. Mieux, l’impôt sur les sociétés devrait être ramené de 30 % à 25 % en 2006. Problème : comme souvent en Afrique subsaharienne, « la croissance ne se mange pas », et reste peu créatrice d’emplois. « 6 %, c’est bien mais insuffisant, surtout si l’on tient compte de l’accroissement démographique [2,7 % par an], explique un économiste étranger en poste à Dakar. Pour que la croissance devienne redistributive et se traduise par une amélioration du niveau de vie, elle doit atteindre deux chiffres. Le Sénégal est un des pays les plus aidés au monde, grâce aux donateurs étrangers, et aussi aux transferts de la diaspora. Mais les agents préfèrent investir dans l’immobilier au lieu de prendre des risques et de créer des entreprises. Peut-être parce que l’environnement des affaires n’offre pas assez de garanties. Des réformes sont en cours, le Premier ministre Macky Sall a présenté en mars sa Stratégie de croissance accélérée, la SCA, une stratégie unifiée et coordonnée qui faisait défaut jusque-là, et qui devrait aider le pays à atteindre une croissance à deux chiffres et à résorber enfin la pauvreté. » D’autres chantiers ont été ouverts. Par exemple celui de la déconcentration administrative. La fonction publique, elle, se modernise, et a recruté 10 000 jeunes diplômés, pour pallier les départs en retraite.
« Il y a eu retard à l’allumage. Nous avons perdu deux ans, le temps de former nos équipes, de prendre la mesure du travail gouvernemental, concède un conseiller du président Wade. Il faut se souvenir que nous avons hérité d’un appareil d’État entièrement acquis à l’ancien régime. Il y a eu des erreurs, il a fallu, aussi, imposer une nouvelle mentalité, de nouvelles méthodes de travail. Mais aujourd’hui, nous sommes entrés dans un nouveau cycle, et posons les bases d’un Sénégal émergent. Réformer est une oeuvre de longue haleine, et c’est l’équipe qui arrivera au pouvoir en 2007 qui récoltera les fruits de ce que nous avons semé. » Des échecs, peut-être provisoires (l’emploi, l’accès aux services sociaux), des réalisations indiscutables (la consolidation des acquis, le maintien d’une croissance forte), de nombreux chantiers ouverts, mais un climat parasité par les affaires et les combinaisons politiciennes : Abdoulaye Wade et son équipe présentent un bilan en demi-teinte, mais qui n’a objectivement rien de catastrophique. Pourtant, dans les cercles intellectuels dakarois, le président a mauvaise presse. Les élites seraient-elles culturellement réfractaires au style Wade ? Un style aux antipodes de celui de Senghor ou de Diouf. « Pour caricaturer, Diouf, discret, voire pudique, toujours maître de lui en public, pouvait tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler, explique un observateur. Wade, volubile, emporté, parfois colérique, est plus fonceur et brouillon. Il a un mode de gouvernement qu’il définit comme managérial, mais qui est en réalité très informel. Il bouscule et heurte les habitudes. Wade a un tropisme américain très marqué, très business. Alors que Diouf et avant lui Senghor étaient de purs produits de l’administration française, qui cultivaient une révérence peut-être excessive pour l’écrit, la loi, le décret. »
Le malentendu entre Wade et les élites s’est installé dès le début de son mandat. « L’establishment a toujours tenu un discours très négatif sur le président, analyse un de ses très proches collaborateurs. Et véhiculé des clichés sur son incompétence et sa versatilité supposée, sur son absence de culture de l’État, sur le fait qu’il allait mener le pays à la ruine. Durant les premières années, c’était l’état de grâce, et ces critiques avaient peu d’impact. Mais aujourd’hui, à force d’être répété, ce discours s’est enraciné dans la tête de beaucoup de fonctionnaires, d’universitaires, de journalistes. Le président se sait coupé de ces gens-là, il en conçoit une certaine amertume, il peut se braquer. Alors, parfois, oui, influencé par des faucons de son entourage qui ont eux aussi des comptes à régler, il peut verser dans le populisme, en se disant que, de toute façon, les élites sont perdues. C’est un dialogue de sourds, et le fossé, au lieu de se résorber, n’en finit pas de se creuser. » Ce divorce entre le pouvoir et l’intelligentsia est réel. Mais Wade est-il aussi isolé et rejeté que l’on veut bien le laisser entendre dans les cercles et les salons ?

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