Palmarès du déshonneur

Transparency International publie comme chaque année son classement des pays les plus contaminés.

Publié le 24 octobre 2005 Lecture : 6 minutes.

Après onze années d’existence, Transparency International (TI) est loin de crier victoire dans sa lutte contre la corruption. Mais elle se félicite quand même de l’arsenal juridique qui, grâce à elle, a été mis en place ici et là dans le monde pour combattre ce fléau. Deux fois par an, la sortie de ses rapports, l’un consacré à la corruption en général (en mars), l’autre au classement des pays les plus corrompus (en octobre) constitue en effet un petit événement médiatique. Mieux, la création de l’organisation, en 1994 à Berlin, a eu un effet boule de neige : il existe aujourd’hui des antennes de TI dans quatre-vingt-cinq pays…
Juriste de formation, l’Allemand Peter Eigen, 67 ans, son président-fondateur (il dirigea dans le passé divers projets de développement à la Banque mondiale), a fait preuve d’une formidable ténacité. Il dispose désormais d’un budget de 6,5 millions d’euros, alimenté par des dons en provenance du monde entier, et son organisation, crainte par beaucoup, portée aux nues par d’autres, est parvenue à asseoir sa crédibilité. L’indice de perception de la corruption (IPC) qu’elle a mis au point est repris par d’innombrables journaux dès sa parution, puis examiné à la loupe par les chancelleries, les institutions financières et, naturellement, les autres ONG.
Le 18 octobre, la publication de son IPC 2005 a fait encore plus de bruit que d’habitude. Des conférences de presse ont été simultanément organisées par les « filiales » de TI dans vingt-cinq pays, notamment l’Afrique du Sud, l’Algérie, Bahreïn, le Cameroun, le Ghana, la Jordanie, le Maroc, la Turquie et la Zambie. Partout ailleurs, le document a été immédiatement diffusé sur Internet, en sept langues : arabe, chinois, allemand, anglais, espagnol, français et russe (ww1.transparency. org).
Comment cet indice est-il calculé ? Quelles sont les nouveautés du classement 2005 ? Une dizaine d’institutions internationales ont collaboré cette année à la mise au point de l’IPC. Parmi elles, l’Institute for Management Development de Lausanne (IMD), le Forum économique de Davos, le Centre de recherches politique et économique de Hong Kong (PERC), le Centre international d’informations de Beyrouth, la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique, etc. Croisées avec celles de TI, leurs données permettent d’attribuer une note à chaque pays. Pour être noté, il faut qu’un pays ait fait l’objet d’au moins trois études indépendantes.
L’IPC 2005 recense 159 pays sur les 191 membres que compte l’ONU, contre 145 l’an dernier et 41 en 1995. Parmi les pays en stand-by qui devraient être notés en 2006 figurent la Mauritanie, le Togo, la Centrafrique, la Guinée, le Cap-Vert, Djibouti et São Tomé e Príncipe, pour ne citer que les africains.
Comme son nom l’indique, l’IPC est la synthèse mathématique de la perception qu’une série d’hommes d’affaires et d’experts sélectionnés par TI et les organisations impliquées ont du degré de corruption d’un pays. Sa valeur varie entre 10 (absence de corruption) et 0 (corruption très répandue). TI augmente la fiabilité de son indice en éliminant les opinions excessives, dans un sens ou dans un autre. Et en prenant pour base de son étude une période de trois ans (2003-2005, en l’occurrence).
TI est la première à reconnaître les limites de son enquête. Par exemple, les progrès réalisés très récemment par certains pays n’apparaissent pas dans l’indice de 2005. Les apparences peuvent donc être trompeuses… D’autant que la corruption peut être perçue très différemment par un observateur extérieur et par les citoyens ou les hommes d’affaires locaux. Reste qu’en dépit de ces quelques insuffisances, l’indice de TI a l’immense mérite d’exister. C’est le seul instrument de mesure comparative entre pays. Sa longévité (1995-2005) témoigne de sa fiabilité, sinon de son utilité. À chacun de le compléter ou de le corriger par son expérience personnelle.
Pourtant, trois constats d’ordre général s’imposent.
1. La corruption est universelle et n’est nullement le monopole des pays pauvres. La preuve : aucun pays n’a reçu la note maximale de 10 sur 10. Pis, aucun membre du G8 – les sept pays les plus industrialisés (plus la Russie), qui, lors de leurs sommets, s’arrogent le droit de donner des leçons au monde entier – ne figure parmi les dix meilleurs. Le Top 10 est composé de pays sans doute moins arrogants, mais autrement plus efficaces dans la lutte contre la corruption : Islande (9,7 sur 10), Finlande (9,6), Nouvelle-Zélande (9,6), Danemark (9,5), Singapour (9,4), Suède (9,2), Suisse (9,1), Norvège (8,9), Australie (8,8) et Autriche (8,7). Première puissance économique et militaire mondiale, les États-Unis n’arrivent qu’en 17e position. Deuxième puissance économique, le Japon est 21e, l’Italie 40e et la Russie 126e. Seuls le Royaume-Uni (11e) et le Canada (14e) sauvent quelque peu l’honneur du G8. L’Allemagne stagne à la 16e place tandis que la France améliore son score (7,5 en 2005, 7,1 en 2004) et passe de la 22e à la 18e place.
2. Alors que l’argent sale transite souvent par les centres financiers offshore des pays riches, la corruption frappe de plein fouet les pays les plus pauvres. Manquant de tout (institutions de contrôle, ressources humaines), ils sont plus faciles à corrompre. Fréquemment, les grandes compagnies occidentales parviennent à obtenir, voire à susciter ex nihilo, des projets pharaoniques – barrages, raffineries ou autres – en versant des commissions occultes représentant entre 5 % et 10 % du montant total des contrats (voir encadré). Selon la Banque mondiale, le surcoût est estimé en moyenne à 20 %.
Les « lanternes rouges » du classement, du Tchad au Bangladesh et du Myanmar (Birmanie) à Haïti et au Nigeria, disposent d’un revenu annuel par habitant inférieur à 500 dollars. Mais cela ne signifie pas que tous les pauvres soient forcément corrompus ou corruptibles : certains, comme le Burkina, le Rwanda ou la Tanzanie, améliorent même leur classement. Mais d’autres, il est vrai, reculent, comme la Côte d’Ivoire, le Zimbabwe, le Malawi, le Mozambique ou le Népal. La Russie est également dans ce cas : 2,8 en 2004, 2,4 cette année, ce qui la place au niveau de la Sierra Leone, du Niger et de l’Albanie !
3. Le bakchich ignore les clivages religieux. Au palmarès du déshonneur, l’Inde côtoie l’Iran (2,9) ; l’Arabie saoudite, la Pologne (3,4) ; la Turquie, le Pérou (3,5) ; l’Ukraine, la Palestine et le Vietnam (2,6). Dans le camp des vertueux, la Malaisie est à égalité avec la Corée du Sud et la Hongrie (5), le Qatar avec Taiwan (5,9), Oman avec Israël (6,3) et Hong Kong avec le Canada (8,4).
Dans l’ensemble, la corruption est endémique (moins de 4 sur 10) dans une bonne centaine de pays, dont une quarantaine d’africains. Elle se maintient à un niveau moyen (entre 4 et 5) dans une vingtaine d’autres, parmi lesquels cinq africains : Tunisie, Afrique du Sud, Namibie, Maurice et Seychelles. Elle est marginale dans une trentaine de pays, dont un seul africain, le Botswana, et quasi inexistante dans une dizaine d’autres.
Les actes de corruption sont très divers. Tout s’achète, tout se vend, tout se monnaie, tout est permis pour arrondir ses fins de mois, s’offrir une croisière ou se construire une villa. Qu’il s’agisse de l’obtention d’un permis de conduire ou d’un diplôme universitaire, d’un contrat industriel ou d’une licence de commercialisation, d’une décision de justice ou d’un contrôle fiscal, il se trouve toujours des gens ou des entreprises pour verser un bakchich. Et d’autres pour le recevoir. Le montant de ces transactions illicites est évidemment très variable. Disons : de 1 dollar à 1 million de dollars ou davantage. À chacun selon ses moyens !
Selon une estimation, assez sommaire, de la Banque mondiale, le montant de la corruption planétaire atteindrait plus de 1 000 milliards de dollars par an, soit 2 % du Produit intérieur brut mondial et vingt fois le montant de l’aide au développement. Vivement donc, la conclusion d’un traité international anticorruption. L’idée d’un tel traité a été lancée en décembre 2000. Le projet a été élaboré en 2002, approuvé à l’unanimité par les 191 membres de l’ONU le 31 octobre 2003, ouvert à la signature le 9 décembre 2003 et ratifié le 15 septembre dernier. Soixante ans après sa création, l’ONU disposera donc le 24 décembre 2005 d’un arsenal préventif et punitif efficace. Le traité instaure ainsi une coopération internationale dans divers domaines (entraide judiciaire, etc.), énumère des mesures de prévention, définit des sanctions disciplinaires et pénales ainsi que des mesures de suivi. Le plus important est sans doute que les pays et institutions qui accueillent l’argent de la corruption seront désormais contraints de le restituer. À bon entendeur…

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